André Gounelle
Comment comprendre la parole "Ceci est mon corps",
que, d'après le Nouveau testament, Jésus prononce
le soir du jeudi saint, en rompant le pain et en le distribuant
à ses disciples ? On sait que les chrétiens ne sont
absolument pas d'accord sur la réponse à donner à
cette question, et par conséquent sur la signification de
la Cène.
Dans un livre Mon frère Jésus (Paris, Seuil),
que m'a signalé mon collègue
et ami Alain Houziaux, le penseur juif Schalom Ben Chorin en propose
une interprétation originale.
Comme de nombreux spécialistes, il estime que,
très probablement, le repas du jeudi saint a été
un repas pascal, c'est-à-dire non pas un repas ordinaire,
mais le repas rituel qui, chaque année, rappelait et célébrait
l'exode (la sortie d'Egypte du peuple hébreu).
Ce repas se déroulait selon une liturgie assez
précise. Elle prévoyait le partage d'une ou plusieurs
galettes (des pains azymes) qui symbolisaient le judaïsme,
qui en représentaient ou en incarnaient la "substance".
Quand Jésus déclare "Ceci est mon corps",
cela signifierait donc dans ce cadre : "J'incarne le judaïsme;
ma personne est la vérité, la substance du judaïsme".
Cette interprétation
appelle trois remarques:
1. Nous ne connaissons la liturgie
du repas pascal juif que par des documents très postérieurs au premier
siècle. Nous ne pouvons pas avoir la certitude que cette
liturgie avait cours au temps de Jésus. Il y a, certes, de
fortes chances que ces documents rapportent des traditions très
anciennes. Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'une hypothèse
dont il appartient aux spécialistes d'évaluer la
vraisemblance.
2. L'évangile de Matthieu présente volontiers
Jésus comme un nouveau Moïse (il le fait avec le récit
de Noël et le Sermon sur la montagne qui suggèrent un
parallèle entre Moïse et Jésus).
- Moïse a fondé le judaïsme et le judaïsme
se réfère sans cesse à ses paroles (la loi)
et à ses actes (il a libéré le peuple).
- Jésus refonde le judaïsme (il n'a jamais pensé fonder
une autre religion).
L'interprétation de ben Chorin est en harmonie avec cette
ligne. Jésus en disant "Ceci est mon corps", déclarerait
que c'est sa personne, et
non plus celle de Moïse (sans pour cela la disqualifier ou
l'éliminer), qui définit le véritable judaïsme.
3. Si cette interprétation est exacte, les
chrétiens se sont lourdement égarés dans leurs
discussions sur le "Ceci est mon corps". Ils sont tombés
dans ce qu'à proprement parlé on peut appeler un contresens,
c'est-à-dire un renversement ou un retournement de cette
parole. En la prononçant, Jésus s'identifie au pain,
c'est-à-dire la vérité du judaïsme. Tandis
que le christianisme postérieur s'interroge sur la manière
dont le pain peu s'identifier au corps de Jésus.
- Est-ce matériellement et substanciellement (thèse
catholique) ?
- Ou est-ce représentativement et significativement (thèse
réformée) ?
Or, la parole de Jésus n'entend pas dire ce
que représente la galette (tout les juifs le savait), mais
ce que représente sa personne.
Il ne met pas l'accent sur le pain, ou à quoi il
sert. Mais à l'aide d'un pain qui a une signification précise
et connue, il explique ce qu'il est et ce qu'il fait.
Parce qu'on se trouve dans un
autre contexte culturel et cultuel que celui du judaïsme du premier siècle,
on a inversé le mouvement, l'intention et la portée
de la parole de Jésus. Non seulement on se trompe sur son
sens, mais, de plus, on la rend incompréhensible.
Répétons-le, il s'agit seulement d'une
hypothèse, discutable, peut-être vérifiable.
Il n'en demeure pas moins que, sauf si l'on arrive à démontrer
qu'elle est insoutenable, elle ouvre une perspective intéressante.
André Gounelle, Le protestant n° 1, janvier 2002
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