Mère
Thérésa, une sainteté médiatique Censeur des pauvres, amie des riches
"Les saints, écrivait Georges Orwell
en 1949, devraient toujours être jugés coupables, jusqu'à
ce qu'on ait prouvé leur innocence". La carrière
de Mère Térésa suggère l'inverse. Alors
que la plupart des personnalités publiques voient leur réputation
jugée à la lumière de leurs actes, Mère
Térésa, elle, voit ses actions évaluées
a l'aune de sa réputation. Une réputation de sainte,
généreuse, dévouée a la cause des pauvres
et des damnés.
Deux exemples. En novembre 1995, la population
irlandaise dut décider, par référendum, d'abroger
l'interdiction du divorce. L'Irlande était le seul État
européen à maintenir cette interdiction. Or le pays
négociait alors avec les protestants d'Ulster, lesquels redoutaient
qu'un accord avec Dublin ne débouche sur un plus grand contrôle
de leurs vies par le clergé catholique. En partie pour les
rassurer, la plupart des partis irlandais appelèrent à
voter "oui” au référendum. Le scrutin promettait
d'être très serré (en définitive, le
“oui” l'emporta par 50,3 % des suffrages). Mère
Térésa, qui n'est pas irlandaise, appela à
voter "non".
Quelques mois plus tard, elle accordait un entretien
à un magazine américain, Ladies Home Journal (*) lu
par des millions de femmes au foyer. Interrogée sur son amitié
pour Lady Diana, princesse de Galles, et sur le divorce imminent
dans la famille royale britannique, Mère Térésa
n'hésita pas à expliquer, parlant du mariage : «C'est
bien que ce soit fini. Personne n'était vraiment heureux.»
On le voit, avec Mère Térésa, les pauvresses
ont droit à des sermons sur la morale et sur l'obéissance,
les princesses bénéficient de tous les pardons et
de toutes les indulgences. Aucun journal ne releva ces déclarations
contradictoires. Le faire eût terni l'image flatteuse de la
Sainte médiatiques. Pourtant, le contraste entre théorie
et pratique en dit long sur Mère Térésa.
Voici quelques autres faits, complaisamment passés
sous silence. En 1981, Mère Térésa se rendit
à Haïti pour y accepter la Légion d'honneur,
la plus haute distinction du pays. Elle la reçut des mains
de la famille Duvalier, qu'elle remercia par un discours enthousiaste,
expliquant que le dictateur Jean-Claude Duvalier “Bébé
Doc” et sa femme Michèle non seulement «aimaient
les pauvres», mais étaient «adorés d'eux»...
Quelques années plus tard, en 1990, Mère
Térésa se rendit en Albanie, pays dont ses parents
étaient originaires (elle est née à Skopje,
capitale de la Macédoine). Elle n'eut aucun scrupule à
déposer une couronne de fleurs sur la tombe de l'ancien dirigeant
stalinien, Enver Hodja, fondateur de l'un des régimes les
plus répressifs des Balkans. Elle en déposa même
une autre, à Tirana, au pied d'un monument "a la gloire
de la Grande Albanie”, qui comprend, aussi, le Kosovo (région
se Serbie), l'Epire du Sud (situé au nord de la Grèce)
et la zone ouest de la Macédoine (État indépendant).
De nombreux Albanais se déclarèrent choqués
de la voir s'afficher aux côtés de la veuve de l'ancien
dictateur et ne rien dire sur les violations des droits de l'homme.
En 1992, Mère Térésa intervint
lors du procès de M. Charles Keating, l'un des plus grands
fraudeurs de l'histoire financière des États-Unis.
Son escroquerie aux caisses d'épargne lui avait permis de
mettre la main sur 252 millions de dollars, volés principalement
à de petits épargnants. M. Keating, qui avait auparavant
mené campagne contre la pornographie, avait offert à
Mère Térésa 1.250.000 dollars ainsi que l'usage
de son avion privé. En échange de quoi, la “Sainte
médiatique” n'avait pas hésité à
user de son prestige pour aider M. Reating. A tel point que lorsque
Mère Térésa envoya une lettre réclamant
la clémence du tribunal pour un homme qui «a beaucoup
fait pour aider les pauvres», l'un des procureurs répondit
en lui demandant de restituer l'argent qui lui avait été
versé (et qui provenait du vol). Toujours trop innocente
pour pouvoir détecter la malhonnêteté des autres,
elle refusa.
Une multinationale missionnaire
S'il est évident que Mère Térésa
a du temps à consacrer aux riches et aux puissants, qu'en
est-il de son souci proclamé pour les pauvres et pour les
faibles ? Le bilan n'est pas aussi clair qu'on l'imagine. Des médecins
britanniques et américains ont, par exemple, relevé
le niveau très aléatoire des pratiques médicales
dans les petites cliniques de Calcutta de Mère Térésa
: pas d'antalgiques, des seringues lavées à l'eau
froide, un régime alimentaire redoutable pour les patients
et une attitude très fataliste à l'égard de
la mort. Cela ne s'explique pas par le manque d’argent. Les
comptes de son ordre religieux (catholique), les Missionnaires de
la charité, ne sont pas publics, mais chacun sait que d'énormes
sommes ont été recueillies, qui suffiraient largement
à assurer le fonctionnement d'une clinique convenable de
Calcutta. En revanche, Mère Térésa a évoqué
sa fierté d'avoir ouvert 500 couvents dans 101 pays, "sans
compter l’Inde”. L'argent offert par les donateurs pour
soulager la souffrance des pauvres aurait-il été utilisé
par la "multinationale missionnaire" pour faire du prosélytisme
religieux ?
Et en faveur de quelle théologie ? Mère
Térésa défend une version très intense
et très simplifiée du fondamentalisme chrétien.
Adoptant une approche traditionnelle du stoïcisme et de la
résignation, elle assimile la souffrance des pauvres à
un don de Dieu. Sur les murs de la morgue dont elle s'occupe à
Calcutta, on peut d'ailleurs lire l'inscription : «Aujourd'hui,
je vais au Ciel.» Assez logiquement, Mère Térésa
critique avec fermeté tout projet politique qui lutte contre
l'injustice et les inégalités, et a exprimé
sa sympathie à l'égard des catholiques conservateurs
d'Amérique latine et d'Europe. Non seulement elle condamne
fermement l'usage de contraceptifs, mais elle a proclamé
qu'elle n'accepterait jamais de «confier un enfant à
un parent adoptif ayant auparavant consenti à un avortement».
D'ailleurs, dans le discours qu'elle a prononcé en 1979,
au moment de recevoir le prix Nobel, elle a présenté
l'interruption volontaire de grossesse comme le «principal
danger menaçant la paix mondiale»…
On ne sera donc pas surpris d'apprendre que Mère
Térésa n'a cessé, au sein de l'Église,
de prendre le parti du pape Jean Paul II contre la “théologie
de la libération” et autres «hérésies
progressistes». Elle a d'ailleurs expliqué : «Il
y a quelque chose de très beau à voir les pauvres
accepter leur sort, le subir comme la passion du Christ. Le monde
gagne beaucoup à leur souffrance.»
Et puisque les pauvres
seront toujours parmi nous, pourquoi en effet ne pas les utiliser
pour illustrer des contes moraux ?
Mais comment comprendre qu'une femme aux opinions
presque médiévales soit également admirée
par le monde des laïcs et par la communauté des dévots
? L'une des explications est que de nombreux Occidentaux, pleins
de mauvaise conscience à l'égard de la misère
du tiers-monde, sont trop heureux de déléguer le devoir
de charité à quelqu'un d'autre. Et, ayant consenti
à cette délégation-abandon, ils ne souhaitent
pas examiner de trop près les motifs et les actes de ce représentant
ambulant de leur conscience soulagée.
La contraception et l'avortement
Mère Térésa peut donc assener
avec tranquillité -comme elle l'a fait plus d'une fois- qu’«il
n'y aura jamais trop de bébés parce qu'il n'y a jamais
trop de fleurs ou d'étoiles», sans pour autant que
les partisans de la planification familiale s'en offusquent. En
septembre 1996, le Congrès américain lui a accordé
le titre de “citoyen honoraire”, une distinction que
seuls avaient obtenue avant elle William Penn et son épouse
(fondateurs de l'État de Pennsylvanie), Winston Churchill
et Raoul Wallenberg. Au cours d'une saison électorale pourtant
dominée par la question de l'avortement et par la mise en
cause du pouvoir (au demeurant très exagéré)
de la droite religieuse, le vote du Congrès fut unanime.
En janvier 1980, à Calcutta, Mère
Térésa nous fit visiter le petit orphelinat qu'elle
venait d'ouvrir. Même si cet établissement ne réduisait
pas de manière radicale l’immensité des problèmes
de la ville, le projet était attachant. Alors que la visite
de l'orphelinat s'achevait, elle agita soudain le bras et m'expliqua
: «Vous voyez, c'est comme ça qu'au Bengale nous luttons
contre l'avortement et la contraception».
L'aveu avait le mérite de la franchise :
l'objet de l'activité de Mère Térésa,
qui n'a jamais cherché a dissimuler son soutien à
une idéologie dogmatique, tient en effet davantage du fondamentalisme
conservateur que de préoccupations humanitaires.
Mère Térésa a toujours fait
preuve d'ostentation dans le choix de ses protecteurs, à
la fois riches, autoritaires et sans scrupules. Certains de ses
défenseurs rappellent que Jésus lui-même était
mal entouré. Métaphore pour métaphore, on peut
aussi affirmer que le soutien qu'une opinion publique sceptique
et matérialiste continue, en dépit de tout, d'accorder
à Mère Térésa est, en soi, une sorte
de… petit miracle.
Christophe Hitchens,
Journaliste, auteur de The Missionary
Position, Verso, Londres, 1995. Le Mythe de Mère
Teresa, Dagorno, Paris, 1996. (Le Messager, Eglise protestante
de Verviers-Hodimont).
* Ladies Home Journal,
New York, avril 1996.
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