Michel Benoît (à propos de la plaquette Jacques
Gaillot, 10 ans déjà…, "Parvis" Hors-Série
n° 12)
Cette plaquette rend témoignage à un homme pour lequel
je n'éprouve que de la sympathie. Mais le "cas d'école" qu'il
représente nous oblige à dépasser le cas particulier
: l'histoire seule peut nous aider à comprendre ce qui lui
est arrivé, et ce qui nous arrive. On peut y lire que l'exclusion
de J. Gaillot est "une décision exceptionnelle dans
l'histoire de l'Église"(1). Écrire cela, c'est
ignorer totalement l'histoire de l'Église. L'historien doit
quand même rappeler que l'Église s'est construite
sur l'exclusion et par l'exclusion.
Ceci, dès son origine
: Paul exclut les autres apôtres, "ces gens qui se prennent
pour quelque chose -ce qu'ils croient être, je n'en ai rien à faire"(2).
Pierre exclut Paul (3), Jacques exclut Pierre
(4)… Sans oublier
le mystérieux disciple que Jésus aimait,
qui joue un rôle capital dans la vie de Jésus et la première
transmission de ses gestes et paroles – et
qui est radicalement exclu de l'Église, au point de ne plus apparaître
que comme une ombre dans le IV° évangile (5).
Faut-il continuer ? D'Arius (prêtre d'Alexandrie) à Nestorius
(évêque de Constantinople) puis à Drewermann
et Gaillot, la liste est très longue de ceux qui ont été exclus
par l'Église. L'Église est fondée
sur le double langage : elle
prêche l'amour de l'autre, mais elle ne doit son existence
et sa survie qu'à l'exclusion des autres. Aux
origines ce fut, rappelons-le, fort difficile : juive par sa naissance,
créée
sur le tombeau d'un juif, elle ne vient au jour qu'en reniant son
judaïsme originel (6) – pour ensuite
persécuter
les juifs. Rejetant les dieux du paganisme au motif que ce sont
des figures humaines divinisées, c'est en divinisant un
homme qu'elle se constitue. Refuser d'être juive quand on
l'est de naissance, et prétendre dépasser le paganisme
quand on l'adopte, c'est un des tours de passe-passe fondateurs
de l'Église. À chacune de ces étapes fondatrices,
l'exclusion violente fut le moyen de l'existence et de la survie
de l'Église. Faut-il s'étonner ? Non. Le "cas
Gaillot" est la répétition d'un scénario
qui se met en place dès le dimanche 9 avril 30, quand le
tombeau est trouvé vide aux portes de Jérusalem.
Et qui, depuis, ne cesse de se répéter. Ce qui distingue
J. Gaillot, c'est la médiatisation de son affaire. Mais
ils sont des dizaines de milliers à avoir connu le même
sort que lui. C'est mon cas, personne n'en parle et c'est bien
ainsi.
Comment vivre, quand on sait cela ? Nous devons tous à l'Église
d'avoir pu connaître le fils de Joseph, Jésus le nazôréen.
Sans ces apôtres, Jésus serait resté un Prasekha
Bouddha : un Éveillé inconnu. Nous leur devons d'avoir
transmis ce que nous pouvons savoir de Jésus. Mais nous
leur devons aussi de l'avoir transformé en Dieu, à la
mesure de leur ambition qui était de conquérir le
monde – ce qu'ils ont fait. Nous leur devons d'avoir fait
passer leur ambition – le pouvoir – avant tout, avant
Jésus lui-même.
N'attendons pas de l'Église qu'elle devienne, miraculeusement,
ce qu'elle n'a jamais pu être, ce qu'elle ne sera jamais
: l'expression visible, sur cette planète, du "Royaume" annoncé par
le nazôréen. N'attendons pas qu'elle se transforme
: si elle pouvait le faire, elle l'aurait fait depuis longtemps.
Les occasions n'ont pas manqué, des hommes et des femmes éminents
l'ont souvent tenté. Cela ne s'est pas fait : cela ne se
fera pas. Comprenons que l'Église chrétienne, comme
“l'Église” musulmane, ne peut renoncer ni à ses
dogmes, ni aux pratiques nécessaires pour préserver
ces dogmes. Qu'elle ne peut pas renoncer à l'autoritarisme
constitutif qui est le sien.
L'Islam sans le Djihad n'est
plus l'Islam, l'Église
chrétienne sans l'intolérance n'est plus
l'Église.
Les sociétés totalitaires sont bâties comme
un jeu de dominos. Le jour où le Parti Communiste français
a renoncé au dogme de la lutte des classes, il s'est effondré.
Le jour où l'Église renoncera au plus petit de ses
dogmes, elle s'effondrera. Les papes le savent, et c'est pourquoi
il n'y aura jamais de pape réformateur. Ni de prêtres
mariés, ni de femmes ordonnées. Ni de J. Gaillot,
qui serait évêque tout en restant J. Gaillot. Que faire ? Revenir à Jésus, d'abord. Nous avons
aujourd'hui des moyens de le connaître et de le rencontrer,
dont nos parents ne disposaient pas. Malgré tout, ils ont
souvent su le trouver : honte à nous, si nous ne travaillons
pas à mieux connaître Jésus, avec les moyens
dont nous disposons maintenant.
Ensuite, ne pas haïr l'Église : et pour cela, ne nourrir à son égard aucune illusion.
Elle fait ce pour quoi elle est née, ce qu'elle a toujours
fait : conquérir le pouvoir, puis le conserver. Laissons à Don
Quichotte la lutte contre les moulins : l'Église est inamovible.
On ne peut pas lui en vouloir, c'est sa nature. Tenter de la faire évoluer,
c'est cultiver d'abord la déception, puis la rancœur,
et enfin l'agressivité. Et encore : Aimer sincèrement
les hommes et les femmes qui composent cette Église-là.
Même les prélats, allez ! Ce sont les victimes de
leur aveuglement. Mais sans cet aveuglement, ils ne seraient plus
prélats. Tâcher de trouver quelques autres qui savent
tout cela, et ne s'usent donc plus en vain pour transformer l'Église-mammouth
en gracieuse libellule. Mais qui aiment Jésus, veulent s'asseoir à ses
pieds, faire silence et l'écouter. Dès qu'on rencontre
quelques personnes (on ne fera jamais nombre) qui aiment ainsi
Jésus : s'asseoir avec elles, émerveillés
de pouvoir partager le même amour.
Hors de l'Église, le salut ? Hélas. L' Église
est un tremplin : on ne s'envole que quand on l'a quittée.
L'aimer, parce qu'elle nous a donné l'élan initial.
La quitter pour le poursuivre. Regretter qu'elle ne puisse pas
suivre : mais ne pas la regretter, elle. Aimer enfin ceux qui ne
peuvent pas vivre sans elle : ils seront peut-être les tremplins
de nos enfants, demain.
Michel Benoît *, janvier
2005
* auteur en 2002 du livre “ Dieu malgré lui ” aux éditions
Robert Laffont
( 1 ) Plaquette Jacques
Gaillot, 10 ans déjà…,
p. 7.
( 2 ) Gal 2,6
( 3 ) Il fait tout ce qu'il peut pour, mais il échoue
: Gal 2.
( 4 ) Ac 15, 13 et suivants.
( 5 ) Jn 1, simple allusion. A partir de Jn 13,
cinq mentions discrètes.
( 6 ) Voir, par exemple, la remarquable démonstration
de Paul dans l'épître aux Romains.
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