Marcel Bolle De Bal
Bio-éthique
: éthique de la vie. La vie n’est rien sans la mort
qui lui donne sens et intensité. Point d’éthique
de vie sans éthique de mort. Point de bio-éthique
sans thanato-éthique. Vie et mort, éthique de vie
et éthique
de mort, bio-éthique et thanato-éthique : notions « duelles » (1)
et « dialogiques » (2), inséparables, antagonistes
et complémentaires.
À
l’heure où le débat
sur le droit à l’euthanasie, à une mort digne,
se voit accordé une place de plus en plus importante dans
les medias, réflétant celle qu’elle occupe
avec de plus en plus d’acuité parmi les priorités
de nos concitoyens et de nos gouvernements – lois progressistes
en Belgique et aux Pays-Bas, revendications dans le même
sens en France – n’est-il pas temps de poser la question
en des termes ainsi renouvelés et élargis?
Euthanasie
: étymologiquement, la « bonne mort ».
La mort envahit les media, interpelle les consciences, s’infiltre
plus que jamais dans les inconscients. Dans ce contexte, je souhaiterais
proposer à mes éventuels lecteurs et lectrices une
piste de réflexion – et de débat, car je n’ignore
pas que mon point de vue sera loin de faire l’unanimité -
originale, à la fois marginale et centrale, à partir
de deux expériences récentes… que beaucoup d’autres
ont dû vivre avant moi. Témoignage « personnel » justifié par
la philosophie « personnaliste » de cette revue. Soit
dit en passant, je me demande si, de même qu’au terme « avortement »
a été substituée
l’expression plus positive « interruption volontaire
de grossesse », il ne serait pas plus pertinent et plus humaniste
de parler
d’ « interruption volontaire de vie » plutôt
que d’euthanasie ( terme
certes plus élégant,
mais qui charrie l’idée, difficilement supportable,
de « donner
la mort »)…
Faute de pouvoir définitivement
l’éviter
(ce qui, en soi, peut être considéré comme
une bonne chose…), quel genre de mort souhaitons nous vivre
: une « bonne
mort » (= sans souffrances ), une « mort digne » (=sans
déchéance), une « belle mort » (=sans
conscience), une « mort noble » (= en toutes reliances)
? D’un
point de vue éthique, espérons que chacun puisse
faire son choix avec le maximum de liberté… «
Bonne mort » et « mort digne »
Premier témoignage
personnel : voici quelque années,
celui de la mort ni bonne, ni digne de ma Maman. C’était
avant l’adoption de la loi réalisant une dépénalisation
prudente de l’euthanasie, de « l’interruption
volontaire de vie ». Agée de 91 ans, elle estimait
avoir fait son temps et ne souhaitait point poursuivre une existence
devenue pour
elle douloureuse et sans intérêt. Quasi-aveugle et
impotente, elle se sentait irrémédiable-ment diminuée
et espérait qu’il soit mis fin à ses souffrances.
Pendant de nombreuses années, elle avait cotisé à l’association « Mourir
dans la Dignité » .
Peine perdue. Durant les dix deniers
mois de sa vie, elle a réclamé à maintes reprises
de pouvoir mourir dans la dignité et la sérénité.
Cela lui a été refusé par plusieurs médecins,
même laïques, pour deux raisons : d’une part,
elle ne souffrait pas physiquement ( de son intense souffrance
psychologique,
nul « homme de l’art » n’entendait tenir
compte…) ; d’autre part, le risque de poursuites pénales était
trop élévé. Après dix mois d’une
lente, pénible et insupportable agonie, achevée par
dix jours de coma et d’acharnement thérapeutique au
nom d’une éthique médicale paradoxale, elle
a fini par nous quitter définitivement. Depuis lors, nous
ne pouvons nous délivrer de l’amer sentiment de n’avoir
point réussi à respecter son « testament de
vie » signé et
resigné…
La nouvelle loi nous aurait-elle permis ,
vu toutes les précautions prises de son vivant, de surmonter
les résistances médicales ? Je l’espère.
Car choisir sa mort me paraît un droit imprescriptible
de l’être humain : choisir sa mort, c’est donner
du sens à sa vie, c’est, en fait, choisir sa vie,
et le sens que l’on a entendu lui donner.
Plus encore que
la « bonne mort » sans souffrances, ce
que cette triste expérience a fait revivre en moi, c’est
le droit de chaque être humain à une « mort
digne »,
hors de toute déchénce vécue comme insupportable…
Une
fausse « belle mort »
Second témoignage personnel
: celui du récent décès
d’un autre membre de ma famille. Or donc, voici quelques
mois, aux premiers souffles du printemps, une proche parente, toute à la
joie du soleil revenu, se préparait de son jardin à brûler
les branches mortes de l’hiver. Soudain, sans le moindre
cri, elle s’affaisse. Son époux, qui ramassait les
feuilles mortes, se retourne et la découvre étendue.
Morte, elle aussi. Elle avait –n’avait que– 67
ans.
Depuis lors, tous les amis attentionnés
que je rencontre n’ont
qu’une expression à la bouche, non exempte d’envie
: «elle a eu une belle mor!». C’est probablement
ce qu’ils pensent, c’est en tout cas le mot de consolation
qui leur vient spontanément à l’esprit. Par-là,
ils entendent suggérer, je suppose, qu’elle n’a
pas souffert. Je les comprends, je suis sensible à leur
affectueux message… et pourtant cette appréciation
partagée
par presque tous me laisse perplexe, ne me paraît pas correspondre à mes
propres sentiments. Ni, à plus forte raison, à la
façon
dont – idéalement – je souhaiterais vivre et
assumer ma propre mort.
Une « belle mort » ? Oui, si
l’on entend par-là l’absence
de souffrance et de dégénérescence physique.
Non , si l’on songe au désarroi de ses proches – mari,
enfants et petits-enfants – confrontés à un
vide cruel, brutal, sans nulle préparation psychologique.
Non, à mes
yeux, parce qu’il s’agit d’une mort non consciente,
non apprivoisée, non acceptée. Certes tous ne partageront
pas mon sentiment sur ce point. Sans espérer ni vouloir
les convaincre, j’aimerais toutefois, en cette pénible
circonstance, tenter d’exposer mon point de vue, de donner,
dans le cadre d’une vision humaniste fondée sur une
conception optimiste de l’homme comme être pensant
et responsable, à cette
idée de « belle mort » un contenu existentiellement
plus riche. En d’autres termes, contester, en l’occurrence,
la notion de « belle mort » et proposer de la remplacer
par celle de « mort noble » , voire de mort « humaniste « et « personnaliste ».
Pour
une « mort noble » , « humaniste » et « personnaliste »
Avant
toute autre chose, que ceci soit clair entre nous : pour moi, une
mort dans d’atroces souffrances, dans un processus douloureux
de dégénérescence
corporelle, dans un état grabataire, ne peut-être considérée
comme une « belle mort », même si elle est acceptée
par l’agonisant ou éventuellement aidée par un système
de soins palliatifs.
La mort, brutale ou interminable, est rarement « belle ».
Point de « belle mort », si elle est brutale, si elle se vit dans
la solitude, la douleur, la déchéance ou l’inconscience,
si elle frappe des jeunes pleins d’avenir ou des adultes dans la force
de l’âge.
Cinq conditions, selon la conception que j’en
ai aujourd’hui ( alors que, je le reconnais, je ne souffre
pas de graves problèmes
de santé… du moins je le crois), me paraissent donc essentielles
pour définir ce que serait, idéalement, une « belle
mort », ou plus précisément une « mort noble » :
- la
lucide conscience de l’imminence de la fin de son existence,
-
le
sentiment d’avoir eu une vie honnête et bien remplie,
-
le fait
d’avoir
atteint un âge avancé en bonne santé,
-
l’absence
de souffrance physique ou psychologique,
-
la présence affectueuse,
auprès
de soi, d’êtres chers, afin d’avoir avec eux un dernier échange
riche de sens ( « le laboureur sentant sa fin prochaine…»,
en quelque sorte ).
Personnellement j’aimerais, en ces instants
ultimes, laisser à ceux
que j’aime et qui me survivront, un message, verbal et non-verbal,
d’amour
et d’espoir, leur offrir, par une attitude d’acceptation
philosophique, un témoignage vital : « la vie heureuse ou
triste est belle » (:
le premier poème que j’ai eu à réciter…),
elle vaut la peine d’être vécue et , lorsqu’elle
a été bien
vécue (et même autrement), il est possible de mourir dans
la sérénité,
avec le sentiment du devoir accompli, en acceptant que notre mort donne
du sens à notre
vie…et à celle des autres. Mort généreuse,
altruiste, riche de sens : ne pourrait-elle être dite « humaniste » et « personnaliste »,
dans la mesure elle se fonde sur ces valeurs existentielles fondamentales
que sont l’homme et la personne ?
J’irais même plus loin – mais
il s’agit là ,
bien évidemment,
d’un point de vue personnel – en rejoignant de la sorte le débat
sur l’ « interruption volontaire de vie » et la « bonne
mort » (eu-thanasie ) : une telle « mort noble », humaniste
et personnaliste, digne et vécue en pleine conscience, devrait pouvoir être
décidée – voire provoquée – par le moriturus
lui-même, par celui qui veut que sa mort soit paradoxalement message
de vie et d’espoir, dans une société qui n’a que
trop tendance à refouler et isoler les mourants dans toutes sortes de
mouroirs plus ou moins déshumanisés. Mais aussi , dans l’hypothèse
où son état ne lui permettrait plus d’accomplir lui-même
l’acte décisif, que ceux qui sont proches de lui et qui le chérissent,
que ceux qui ont les compétences professionnelles nécessaires,
lui fassent ce don d’amour et d’humanité que serait alors
le fait de l’aider à partir sereinement, ainsi qu’il en
a exprimé la volonté
Idéal utopique, rétorqueront
d’aucuns, sceptiques, réalistes
ou paniqués ? Peut-être. Mais l’idéal et les utopies
ne nous aident-ils pas à vivre ? Pourquoi ne nous aideraient-ils pas à mourir,
dans la dignité, la sérénité et en pleine conscience
, ni trop tôt, ni trop tard ?
Il est temps de briser d’anciens tabous,
de joindre à une bio-éthique
en pleine effervescence une thanato-éthique qui en constitue l’indispensable
complément vital. Marcel Bolle De Bal, professeur émérite
de l’ULB (1) Duel : notion existant
dans de nombreuses langues (le grec, le slovène, le lithanien, l’arabe, l’hébreu…mais
pas en français), nombre intermédiaire entre le singulier et le
pluriel, désignant ce qui va par deux et forme néanmoins un ensemble,
deux qui forment un tout, une entité en deux parties (les deux yeux, les
deux jambes, les deux mains sur le plan physique ; le yin et le yang, le bonheur
et le malheur, l’amour et la haine, l’ombre et la lumière,
l’interdit et la transgression, l’ombre et la lumière, la
vie et la mort, Dieu et Satan , le Soleil et la Lune, etc. sur les plans psychologique,
philosophique et ésotérique).
(2) Dialogique : « unité symbiotique de deux logiques qui se nourissent
l’une l’autre, se concurrencent, se parasitent mutuellement, s’opposent
et se combattent à mort » (Edgar Morin, La Méthode, I.
p. 80)
|