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 Éthique
La violence, l'amour et le respect


Andrée Crahay

Si je l'osais, je m'étonnerais, presqu'au sens du 17e siècle (avec tonnerre, éclair, force et fracas) de cet étonnement généralisé de mes contemporains qui, via tous les médias orchestrés, soulignent, déplorent, s'indignent, regrettent, s'inquiètent, et s'insurgent, et constatent : la violence est là ! Et tous de la découvrir. Mais n'est-elle pas là depuis que l'homme existe ? Peut-être apparaît-elle maintenant aux yeux de tous d'une manière évidente parce qu'elle n'est plus le seul fait des pouvoirs dominants (qu'on se réfère à Montesquieu) ou des exclus de la société comme les brigands et voleurs de grands chemins, comme les assassins psychopathes. La violence est partout : dans la rue où certains n'osent plus s'aventurer après vingt heures, dans certains quartiers qu'il convient d'éviter, dans les déprédations et le vandalisme. La violence est aussi dans la famille, cet endroit que l'on voudrait imaginer privilégié. Une femme sur quatre endure la violence de son époux ou compagnon - l'inverse existe, mais fait figure d'exception. Des bébés chaque année sont abandonnés, parfois morts dans des poubelles et des femmes soigneusement tronçonnées s'y retrouvent aussi ! La maltraitance des enfants et des adolescents est à l'ordre du jour et un homme dont le visage étonne, car il ne porte pas trace de sa réelle abjection, a assumé son nom de manière démoniaque…

A côté de cette violence active il y a dans notre société européenne ainsi qu'aux USA, la violence passive : celle des sociétés les plus riches de la planète qui accepte et autorise les sansabris et les mendiants, tout en trouvant qu'ils font tache et désordre dans le décor. Chaque année, en hiver surtout, il y a "des pauvres honteux" qui, sous des cartons qui tiennent chaud, n'est-ce pas, souffrent et meurent seuls. La honte est pour qui ? Quand on les recense, ils sont de plus en plus nombreux, ceux qu'on ose appeler les laissés-pour-compte. Pour compte de qui ? A terme, ces exclus risquent d'engendrer, au-delà du désordre, la violence. Qui d'autre a moins à perdre qu'une personne qui n'a rien ? Paradoxalement, ils sont pourtant rarement agressifs. Il y a aussi tous ces fascinés d'Afrique ou d'ailleurs qui rêvent de notre Eldorado où chacun a sa voiture. Un exemple. Il ne se passe pas une semaine qu'on ne trouve à Algesiras, près de Gibraltar à l'extrême sud de l'Espagne le cadavre de l'un ou l'autre voyageur clandestin, étouffé sous l'écroulement du fret lorsqu'on décharge les cargaisons de bananes qui viennent du Maroc.

Le tableau évidemment ne serait pas complet, si l'on ne parlait des drogués, agressés et agresseurs à la fois. Problème individuel, problème collectif au caractère économique prépondérant ! Ce "commerce" rapporte un "argent sale" qui est "blanchi" dans les circuits légaux. Il est des fortunes des "seigneurs" de la drogue qui dépassent le budget de certains états ! Le sens du relatif appartient à tous. Un drogué patenté récidiviste, à une jeune avocate qui avait des difficultés a lui trouver de nouvelles circonstances atténuantes, déclara : "Maître, je ne vole pas, je ne braque pas, il faut bien que je deale".

Essayer d'être exhaustive dans ce tableau de la violence dominant le monde actuel appartient au domaine de l'utopie et risque, à plus ou moins brève échéance, d'engendrer mélancolie, pessimisme, désespoir. Tel n'est pas notre propos. L'histoire des hommes quand elle est regardée par le petit bout de la lorgnette, peut apporter, avec soulagement, quelque réconfort, sans cesser pour autant d'être, objective ou de tenter de l'être !

Grâce à la station verticale et grâce à sa main, l'homme a émergé de la condition animale en fabriquant des outils. D'abord nomade suivant les troupeaux, il vivait dans des conditions extrêmement précaires et son espérance de vie ne dépassait pas vingt à vingt-deux ans ! Si deux tribus se disputaient un troupeau, les vaincus étaient nécessairement éliminés. Les déplacements fréquents ne permettaient pas de s'embarrasser de vaincus. L'existence était une lutte à la vie à la mort. La découverte qu'une graine précise donne la plante correspondante fut déterminante pour notre préhistoire, et probablement le fait des femmes, si les hommes chassaient, elles cueillaient les baies et fruits sauvages et ramassaient les graminées. Cette extraordinaire découverte a permis, avec la sédentarisation, l'agriculture et l'extraordinaire progrès qui vit l'esclavage remplacer le meurtre. Puisqu'il avait par la culture créé sa nourriture et qu'il pouvait la conserver dans des jarres de céramique, l'homme ne devait plus tuer son ennemi qui était de fait son concurrent pour la nourriture. Oui, l'esclavage a été le premier grand progrès dans l'histoire de l'humanité.

Il a fallu attendre des siècles, sinon des millénaires pour que l'esclavage mis progressivement en question et en suspicion soit hors la loi, sinon anéanti (il subsiste hélas encore). Si les philosophes des lumières et les esprits généreux l'ont attaqué et vilipendé, son interdiction en France qui proclama les droits de l'homme et du citoyen en 1789, fut postérieure de trois ou quatre ans, car des colons des territoires d'Outre-Mer qui avaient de manière substantielle aidé la Révolution, étaient propriétaires d'esclaves ! C'est à ce prix que nos ancêtres mettaient du sucre dans leur café, buvaient du thé ou confectionnaient des habits en souple cotonnade. Certes, il y eut des esprits généreux, mais ce n'était pas suffisant. Le 18e et le 19e siècles ont vu la suppression progressive de l'esclavage grâce aux machines. C'est seulement quand la machine a remplacé l'homme dans son travail que l'homme a regardé l'autre comme un être humain et qu'il a créé beaucoup, beaucoup de machines ...

Et puis 1870, 1914, 1933, 1940. Dirons-nous que l'homme est un loup pour l'homme? Non, ce serait faire injure aux loups. Puis voici notre époque de haute technologie. L'homme doit remplacer son travail par des occupations. Mais que faire des chômeurs, exclus, SDF, laissés-pour-compte et la crise économique ? Soyons sérieux : la bourse est florissante et la masse salariale représente seulement un dixième de l'argent manipulé dans le monde. Les banques s'allient avec les compagnies d'assurance et ce n'est que pour elles que l'architecture contemporaine réalise des oeuvres grandes, sinon de grandes oeuvres.

Baal n'est point mort et l'argent est plus souvent mauvais maître que bon serviteur. La société américaine en est une illustration exemplaire et cela continue. Pour sortir définitivement des jupons dans lesquels la morale puritaine américaine s'embarrasse et mélange tout, Clinton ne va pas entraîner ses féaux dans une nouvelle guerre contre l'Irak. L'alternative est trouvée. Voyage sur le continent africain en cette fin de mars 1998 : les malheureux, à peine sortis de la colonisation européenne qui a fait si mal, après des balbutiements démocratiques, vont connaître la colonisation américaine et le dollar ! Que cela ne soit pas pour tomber de Charybde en Scylla !

Dans un passé lointain ou récent, glanons encore quelques sujets de satisfaction. Ainsi dans la Chine Impériale, celle des grands seigneurs de guerre que Philippe Boudart a si bien fait revivre dans ses romans, la guerre principalement et les fléaux naturels créaient des problèmes de survie : les bébés filles étaient noyés comme chiots ou chatons, elles coûtaient cher à élever et quand elles devenaient capables de travailler et de procréer, elles partaient vivre dans la maison de leur mari. Des parents plus sensibles et moins expéditifs pouvaient les vendre, quand elles devenaient nubiles, aux maisons de prostitution publiques. Aujourd'hui et depuis Mao-Tse-Tung déjà, la Chine régit la procréation de manière drastique : un seul enfant par couple et mariage tardif. S'il y a encore abus et parfois horreurs, c'est mieux qu'avant. Tout est relatif, on l'a déjà dit !

A Florence, il y a la Place admirable des Putti dans leurs médaillons bleus. C'est là, vers le 15e siècle, qu'on allait déposer les enfants dont on ne pouvait s'occuper. Les églises aussi recevaient sur leur parvis ou à l'intérieur ces vivants dépôts qui étaient confiés à des institutions charitables. C'est avec eux et leur travail que parfois ont été créés des ateliers de tapisserie, de dentelle, de produits de luxe qui garnissaient les demeures royales et seigneuriales. Au 18e siècle, le curé proclamait en chaire de vérité l'interdiction pour la famille entière de dormir dans le même lit, même si l'on se tenait chaud ! Nombre de nouveaux nés, de jeunes enfants mouraient étouffés, écrasés par hasard ou délibérément. La limitation des naissances était à ce prix. Quels progrès aujourd'hui accomplis puisque la femme peut diriger sa fertilité et que le couple peut accéder à une parenté responsable !

Quand on parle de violence, les humains sont différemment partagés. Sans tomber dans la caricature, on peut s'accorder à trouver les hommes, notamment les mâles, agressifs, combatifs, exterminateurs. Ils aiment, pour la plupart, l'uniforme, marcher au pas, brandir un fusil et s'en servir. Il y a des solitaires qui préfèrent le revolver. Les femmes qui vivent neuf mois de grossesse savent qu'il faut du temps et de la patience pour construire, les hommes connaissent l'ivresse de détruire. A une époque où l'on assiste enfin à la lente et progressive entrée des femmes dans le monde politique, il est à espérer que l'esprit de vie et d'amour que Freud a mis en évidence triomphe de l'esprit de mort. Mais les intégrismes religieux s'attaquent à la femme avec un regain de férocité. Et les progrès scientifiques (fécondation in vitro, bébés-éprouvettes, bientôt clones humains) vont déposséder progressivement les femmes de leur pouvoir de création. Que va-t-il advenir ? Elles doivent plus que jamais être vigilantes et tenter de trouver des voies nouvelles, des voix nouvelles ... avec les hommes bien entendu.

Si Malraux parle du nécessaire retour des dieux au 21e siècle, je préférerais parler de la nécessité d'être religieux dans le millénaire qui commence, religieux au sens étymologique bien sûr, qui signifie être relié, être relié aux autres, être relié aux règnes animal, végétal, minéral, à la nature autrement dit. La prise de conscience qui s'est faite au cours des siècles par l'abandon progressif de l'anthropocentrisme par exemple, doit impérativement s'accélérer à notre époque qui a vu au 20e siècle plus de découvertes et de progrès techniques que dans tous les siècles qui l'ont précédé. Les préoccupations morales sont loin d'avoir suivi. L'homme n'est pas extérieur à la nature qu'il croit pouvoir impunément dominer et détruire. Sa violence s'exerce là encore peut-être plus qu'ailleurs avec toutes les pollutions qu'elle engendre. Son jeu d'apprenti-sorcier peut mener au néant. L'homme fait partie de la chaîne du vivant, et, si je m'en souviens, c'est le maillon le plus faible qui détermine la force de résistance de la chaîne. Quelle responsabilité ! Deux impératifs s'imposent en corollaire : Amour et Respect.

Andrée Crahay, libertaire, mars 1998 Vivre 98/2  



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