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 Éthique
Dans un confessionnal

Pierre Le Fort

- Je m'accuse d'avoir eu des relations sexuelles avec un homme que je n'aime pas vraiment.

Ainsi s'ouvre un entretien de confession à la basilique Saint-Pierre de Rome, mettant en présence une femme d'une cinquantaine d'années et un prêtre qu'elle ne connaissait pas.

Celui-ci s'enquiert donc des circonstances entourant le péché confessé. La dame n'est pas mariée avec cet homme. Il est son copain italien qu'elle retrouve chaque fois qu'elle passe à Rome. Autrement elle vit seule à San Francisco, divorcée depuis quinze ans. Son mari est remarié.

- Même dans ce cas, dit le confesseur, vous êtes toujours l'épouse de votre mari et vous lui devez la fidélité.
- Je ne puis pas regretter d'être infidèle à un homme qui n'est plus rien pour moi. Je regrette un manquement à la charité. Je regrette d'avoir accepté ces relations avec un homme plus jeune que moi, que j'ai entretenu pour qu'il couche avec moi. J'ai abusé de lui.

Cette scène se lit dans un roman (1) mais la situation décrite est parfaitement vraisemblable et tout à fait typique.

Le prêtre ne rejoindra pas sa pénitente sur le terrain personnel où elle estime avoir fauté. Pour lui, son tort est d'avoir violé un principe simple et clair: tout mariage valide, célébré devant un prêtre, reste indissoluble jusqu'à la mort d'un des conjoints, ce qui qualifie d’adultère une relation sexuelle engagée avec un autre partenaire. Les deux acteurs de cet entretien ne parlent visiblement pas le même langage. 

Explorons le gouffre qui les sépare

Le prêtre tient compte des actes posés ; qu'il y ait eu ou non une relation sexuelle, et même combien de fois elle s'est répétée, c'est cela seulement qui l'intéresse.

La pénitente, elle, considère l'aspect personnel du lien qu'elle a établi avec son ami. En partageant son intimité, elle lui ment. Elle joue le jeu de l'amour alors qu'il n'y va que de son plaisir. Son tort, comme elle le dit, se situe au niveau d'une confiance trompée.
Je pousse plus loin l'analyse.

Le prêtre tient à ce que les règles de l'Église soient observées. La loi est prioritaire, et l'institution ecclésiastique qui l'a définie n'a pas à tenir compte des états d'âme. La pénitente, en revanche, voit un être humain en face d'elle. C'est sur un visage qu'elle peut mesurer le mal commis. Elle s'accuse d'avoir blessé une personne.

Deux points de vue opposés. L'acte ou la pensée, la loi ou la conscience, l'institution ou la personne humaine. Je ne veux pas être manichéen. Il n'y a pas tout le bien d'un côté et tout le mal de l'autre. La vie en société exige sans conteste des institutions, avec des lois et leur sanction établie sur la base d'actes constatables.

Mais cela c'est le droit. La morale est autre chose. Dans l'exemple proposé à notre réflexion, c'est la femme, quoique en faute, qui illustre les valeurs proprement morales. Elle seule se tient au niveau de profondeur qui permet à des personnes d'établir entre elles une relation authentiquement humaine. 

La fidélité, mais quelle fidélité ?

N'avez-vous jamais rencontré des situations où se marquait ce même clivage ? Tout le drame des divorcés remariés dans l'Église catholique est ici illustré. Même si la famille recomposée présente un modèle de sainteté, la qualification d'adultère reste collée à l'époux revenu d’un premier lien. Le principe doctrinal étouffe ici la prise en considération des réalités vécues.

J'ai connu une éminente personne de ma ville natale, habituée à organiser des réunions de famille et des rencontres d'amis, qui avertissait d'avance: je ne reçois pas chez moi de "faux-ménages”. Par cette approche superficielle et bornée, par cette méconnaissance systématique des divers parcours de chaque couple, elle a sans doute blessé plusieurs personnes et s'est privée elle-même de contacts bienfaisants.

Il se trouve parfois des pères et des mères laissés seuls par le départ de leur conjoint. Quand la réconciliation et le retour de l'absent ne peuvent plus être espérés, et que les enfants souffrent d'abandon, que faut-il souhaiter de mieux que la venue d'un nouveau partenaire, s'il sait se comporter avec dévouement et désintéressement ? Je connais ainsi une jeune femme entrée dans le ménage d'un père dont l'enfant est un handicapé mental profond ; elle soigne cet enfant comme si c'était le sien.

Ces gens-là méritent d'être entourés et encouragés et non culpabilisés. Je ne voudrais pas leur témoigner une indulgence condescendante, comme pour dire qu'ils sont dans le péché mais qu'ils peuvent être mis au bénéfice de circonstances atténuantes.

Je leur dirais au contraire : Bravo d'avoir trouvé une solution courageuse. Affrontez votre nouvelle situation sans mauvaise conscience et avec toutes les forces de votre amour.

Et si dans ma paroisse une personne ainsi engagée se déclarait prête à y prendre une responsabilité, je voudrais bien voir qui oserait contester sa candidature en alléguant sans doute des raisons "morales"!

Mais pourquoi ma plume s'emballe-t-elle, qu'est-ce qui me rend nerveux, alors que je ne fais que développer un lieu commun ? La personne prévaut sur la loi et le principe, le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat, voilà une banalité et une évidence, surtout pour quiconque est entré en contact avec Jésus. Tel est son évangile élémentaire, lui qui accueillait les gens sans aucun préalable, sans s'assurer d'abord qu'ils vivaient selon les règles de la religion et de la morale. Le public se scandalisait, mais Jésus pratiquait tranquillement sa liberté, et il nous l'a aussi enseignée.

Oui. Alors pourquoi est-ce que je manque moi-même d'assurance?

C'est que les choses ne sont pas si simples et mes contradicteurs ont aussi des arguments. Pour aller droit au noeud du problème, c'est à partir des évangiles mêmes que ma position peut être contestée. On y lit par exemple des déclarations comme celle-ci (Luc 16/18): «Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre est adultère ; et celui qui épouse une femme répudiée par son mari est adultère». 

Un Jésus peut en cacher un autre

Il y a là quelque chose d'un peu contradictoire. Car si Jésus avait conduit son ministère en ayant à l'esprit une règle pareille, je ne pense pas qu'il se serait attiré la réputation d'être l'ami des pécheurs et le défenseur des prostituées (Matth. 11/19 et 21/31). Oui, franchement, j'ai de la peine à concilier son style de vie, certainement irréprochable pour lui-même mais accueillant envers les irréguliers et les marginaux, avec une discipline conjugale aussi stricte et absolue que celle qu'on lit chez Luc 16/18 et ses parallèles.

Ces prescriptions ne seraient-elles pas des formules de catéchisme en usage dans les premières communautés chrétiennes? Reflet de la ligne adoptée par Jésus, certes, mots d'ordre pour guider le comportement des convertis. Mais elles ne font pas le poids en présence de la personnalité authentique du Maître telle qu'elle se révèle dans son ministère actif et dans ses réponses aux critiques des pharisiens.

Fidélité conjugale jusqu'à la mort : oui, c'est l'idéal auquel on doit tendre de toutes ses forces, et c'est le bonheur qui justifie les plus gros sacrifices. Ceux qui le réalisent sont ceux qui y ont travaillé et aussi, n'ayons pas peur du mot, ceux qui ont de la chance. La réussite est en effet bien plus problématique après une enfance chahutée ou maltraitée, dans un temps de crise et des difficultés d'ordre matériel ou encore avec des ennuis de santé. Sans parler des longues séparations dues à des faits de guerre.

D'où la nécessité de soutenir les vaincus de ce parcours périlleux. Il faut porter avec eux le regard vers un meilleur avenir plutôt que sur les fautes et l'échec du passé. 

Une Eglise peut en cacher une autre

Je persiste donc et je signe, en me résumant par ces brèves affirmations : - Les gens en situation irrégulière valent autre chose et généralement mieux que ce que révèle leur état-civil ou leur casier judiciaire. L'histoire personnelle de chacun est si difficile à démêler que l'on risque toujours des jugements hâtifs.

- Ma référence à l'Évangile a un centre de gravité, le Christ dans sa vie, son action, sa mort. Sachant la tendance inhérente à tout groupe humain de rétrécir ou de durcir les visées de son initiateur, je m'attache en priorité à sa personne même, repérable dans les trois premiers évangiles, et je relativise ce qui en affaiblit l'image, fût-ce dans la Bible.

- J'entends parfois critiquer le prétendu manque de fermeté morale manifesté par certaines communautés. On leur reproche leur laxisme parce qu'elles accueillent parmi leurs membres des gens qui vivent en marge de la morale établie. Je n'aime pas qu'on dise que l'église s'adapte alors au monde, qu'elle se laisse contaminer par la dégénérescence actuelle des moeurs. Il se peut au contraire qu'elle ait compris le christianisme mieux que ses détracteurs. Elle néglige éventuellement certaines instructions apostoliques pour se brancher directement sur la révélation initiale contenue dans la personne de Jésus.

J'ai d'ailleurs tendance à croire que la mentalité actuelle bénéficie de l'influence évangélique. Après tout, Jésus est connu et admiré bien au-delà des milieux chrétiens. Ainsi donc, avec ou sans les églises, parfois contre elles, nos contemporains commencent à rejeter les discriminations anciennes où les filles-mères, les bâtards, les pédés, les aliénés et autres déviants étaient privés du droit moral d'exister.

- Comment reconnaître la vraie Église ? Cette question alimente régulièrement les discussions oecuméniques. Doit-on s'assurer que la Parole de Dieu y est fidèlement prêchée et les sacrements correctement administrés ? Ou bien la garantie d'authenticité réside-t-elle dans la suite ininterrompue des ministres succédant aux apôtres ?

Moi je cherche où le Christ est concrètement à l'oeuvre. J'observe dans quels groupes humains on parvient à respecter la personne sans esprit de jugement. Lorsque ce n'est pas l'étroitesse des bien-pensants qui domine mais un esprit d'accueil et de soutien tel que Jésus l'a illustré, pour lequel il s'est battu jusqu'à la mort, alors j'ose dire que son Église est là, quelle qu'en soit l'étiquette.

Pierre Le Fort, professeur honoraire à la Faculté Universitaire deThéologie Protestante de Bruxelles, Vivre, 95/4, pp 11-15

(1)J. NEIRYNCK, Le manuscrit du Saint Sépulcre, Cerf, 1994, pages 104-108 



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