Bernard STEVENS
Conférence donnée aux Rencontres pluralistes, le 19 mars 2006
J’aimerais, à l’occasion
de cette causerie, vous proposer un aperçu succinct de l’éclairage
que l’Orient (shintoïste, confucianiste et surtout bouddhiste)
peut apporter à notre conscience du bien et du mal. Parlant
du shinto, du confucianisme et du bouddhisme, ce sont les trois
grands blocs civilisationnels de l’Asie que sont, respectivement,
le Japon, la Chine et l’Inde, que j’évoquerai
brièvement ici pour vous.
Mais permettez-moi, avant de me
lancer dans ce périlleux sujet, de préciser à quel
titre je peux prétendre m’adresser à vous aujourd’hui
et quel niveau de compétence (ou d’incompétence) vous êtes
en droit d’attendre de moi.
Si j’ai bien une formation de philosophe,
je ne suis ni spécialiste
de l’éthique, ni orientaliste, mais bien phénoménologue.
Et, à ce titre, j’ai travaillé essentiellement le domaine
de l’ontologie et je me suis aventuré à explorer la manière
dont l’ontologie occidentale peut trouver un éclairage particulier
lorsqu’elle est perçue depuis la perspective de la philosophie
contemporaine japonaise (c’est-à-dire la seule tradition de
pensée extra-européenne à avoir
tenté d’intégrer dans sa propre pratique académique
les données fondamentales de la métaphysique occidentale).
- A. L’Extrême-Orient
et le regard social
- 1. Le Japon
- 2. La Chine
- B. La conscience occidentale du mal
- C. La notion bouddhique du mal
- D. Les quatres Nobles Vérités - 1. La
prermière Noble Vérité
- 2.
La
deuxième Noble Vérité
- 3. La
troisième Noble Vérité
- 4.
La
quatrième Noble Vérité
- Conclusion
A - L’Extrême-Orient
et le regard social 1.
Le Japon
Alors précisément, concernant la question
du bien et du mal, qui joue dans notre réflexion philosophique
occidentale un rôle considérable,
la tradition japonaise a peu à nous apporter, pour la bonne raison
que l’éthique japonaise ne se pose pas la question du bien
et du mal en des termes comparables aux nôtres.
Il n’y a pas, à proprement
parler, au Japon, une conscience morale individuelle, susceptible de
libre arbitre et susceptible de guider son action
en fonction de normes éthiques considérées comme
transcendantes ou universelles. En effet, malgré l’apport
de l’éthique
philosophique occidentale (qui reste en vérité un produit
d’importation
académique), le sens moral au Japon, aussi bien traditionnel
que contemporain, se situe, en quelque sorte, par-delà le bien
et le mal (ou en–deçà du
bien et du mal) — comme je tâcherai de le préciser
dans un moment.
Si l’apport occidental reste limité, au
Japon, dans le domaine de la conscience éthique, on peut en
dire autant de l’apport confucianiste,
d’origine chinoise, et de l’apport bouddhique, d’origine
indienne. Aucune des strates d’influence étrangère
n’a pénétré l’âme
japonaise jusqu’à en ébranler le fondement (ou
le cœur)
qui reste shintoïste. Il serait à peine exagéré de
dire que le Japon n’a gardé du bouddhisme que le sens
de l’impermanence,
et du confucianisme, que le sens des obligations sociales. Quant à la
philosophie pratique occidentale, il semble n’an avoir gardé que
le rituel juridique.
La conscience éthique japonaise, à coloration
shintoïste,
est foncièrement une conscience communautaire et l’individu
n’existe
qu’en tant que partition d’un tout social auquel il
doit allégeance.
Cette conscience communautaire s’inscrit elle-même
dans le sentiment d’appartenir au grand flux vital de la
nature, dont les kamis?(ou « esprits »)
restent les garants. Il n’y a pas véritablement de
conscience du bien mais le sentiment d’une obligation envers
le groupe et envers la nature dont l’harmonie doit être
préservée.
Ainsi la responsabilité n’y
est pas celle d’une conscience
intime, individuelle et rationnelle, déterminant une action
intentionnelle, susceptible d’approbation ou de blâme,
en vertu de valeurs transcendantes. La responsabilité est
celle de contribuer à maintenir l’harmonie
sociale et cosmo-vitale dont chacun n’est qu’un fragment.
La vertu est l’allégeance sincère au groupe,
elle est de s’effacer,
comme individu, au profit de l’harmonie commune, de l’autorité et
de la tradition, et de s’abstenir de brouiller la pureté originelle
de la nature. Par suite, le vice est d’introduire désordre
et souillure au sein de cette belle totalité. C’est
ainsi que le sens du pur et de l’impur, ou encore du propre
et de l’improre, l’emporte
sur celui du bien et du mal.
2.
La Chine
Le monde chinois nous est quasiment tout aussi étranger,
en ce qui concerne l’éthique. Certes, il existe une
conscience du bien agir et du mal agir, il existe une notion de
la bonté de l’homme et de sa malignité.
Mais tout cela reste intimement lié à un ordre, sinon
naturel, du moins social. Le sens éthique de l’individu,
en Chine traditionnelle, c’est-à-dire confucianiste,
est tout entier déterminé par
l’appartenance au groupe. Ainsi les notions de mal et de
bien ne sont pas des principes ou des essences métaphysiques,
mais bien des qualités
de l’homme. Cependant il existe en Chine, davantage qu’au
Japon, un sens de l’universalité des valeurs éthiques.
Il
n’y a donc pas de bien en soi, mais des actions bonnes, universellement
bonnes, et elles sont telles parce qu’elles bénéficient à la
société. Ainsi, par exemple, le respect filial envers
les parents est une des plus hautes vertus. Pareillement, est mauvais
ce qui nuit à la
vie en société, ce qui fait violence aux normes sociales :
la trahison envers ceux à qui on est lié par un lien
de sang ou de fidélité est un des pires vices.
En
Chine, on s’est certes posé la question de la nature
humaine et de sa propension au mal comme de son inclination au
bien, mais toujours dans
un contexte où le bien agir et le mal agir sont déterminés
par le rapport de l’individu à la société et
quasiment jamais, comme en Occident, dans une réflexion
sur la conscience morale intime. La tendance dominante sera alors
que, pour orienter l’homme vers
le bien, il faudra moins une éducation morale individuelle
qu’une
législation sociale efficace. Et c’est d’ailleurs
essentiellement cela que le Japon reprendra au confucianisme chinois.
Ainsi,
aussi bien en Chine qu’au Japon, le sens éthique est
déterminé par
le regard d’autrui : par le jugement social. Il n’y
a pratiquement pas de considération pour une conscience
intime du bien et du mal, comme c’est le cas en Occident.
Et comme c’est le cas aussi dans le
bouddhisme indien.
Alors maintenant, du fait de cette proximité — que
nous venons juste d’évoquer — entre philosophie
occidentale et bouddhisme indien, c’est vers eux que nous
allons à présent nous tourner. Pour
mieux situer la pensée bouddhique, nous nous permettrons
quelques rappels concernant la pensée occidentale.
B - La conscience occidentale
du mal
Le
mal, dans la pensée
occidentale, est toujours pensé en relation
d’opposition essentielle (quant à l’essence)
au bien — comme
en témoigne d’ailleurs, ici même, le thème
de ses rencontres pluralistes, où le « duel » entre
le bien et le mal signifie conjointement la dualité notionnelle
au plan sémantique
et la confrontation principielle au plan métaphysique. Les
sources de cette dualité sont elles-mêmes au moins
doubles : d’une
part l’influence de la tradition manichéenne, remontant à la
religion des anciens Perses avec le conflit cosmique entre le lumineux
Ahura-Mazda et l’obscur Ariman, les deux principes personnalisés
qui se disputent l’univers ; et d’autre part la
tradition néo-platonicienne,
remontant au dualisme platonicien entre un monde intelligible,
régenté par
l’idée du Bien, et un monde sensible, où le
mal est moins un principe métaphysique qu’un moindre être,
un brouillage de la clarté idéelle par l’opacité de
la matière.
Si la notion zoroastrienne ou manichéenne
survit à travers l’histoire
dans le sentiment, jamais totalement perdu, d’une nature
ou d’une
quasi-nature du mal, extérieur à l’homme (comme
en témoigne
la persistance de la tentation gnostique[1]), la notion platonicienne
d’un
Bien, identifié à l’Essence suprême,
et renforcé par
le parallélisme aristotélicien entre les catégories
de l’être
et celles du bien, donne à ce dernier, le bien, une positivité ontologique
qui, tout en rendant problématique l’existence du
mal, comprend ce dernier foncièrement comme une privatio
boni, une privation du bien, davantage : comme la négation
d’un bien qui s’identifie à l’être,
bref comme un néant. Le mal ainsi est opposé au bien
comme le néant
l’est à l’être — ce qui a pour effet,
compte tenu de la persistance du sentiment de quasi-nature du mal,
d’ontologiser en
quelque sorte le néant, tandis que le mal (qu’il soit
physique, moral ou métaphysique) est ramené à un
défaut d’être.
Dans ce contexte — depuis
le stoïcisme antique jusqu’à la
dialectique hégélienne du concept, ou celle marxienne
de l’histoire,
en passant par les diverses versions possibles de théodicée[2] — la
rationalisation philosophique aura alors tendance, sous sa forme
spéculative, à faire
du mal un moment de l’être . Le mal sera comme
une imperfection au sein d’une totalité parfaite,
ou une erreur d’optique au
sein d’une plus vaste vision ; ou même encore la
condition d’un plus grand bien : la dissonance constitutive
d’une harmonie
plus haute — justifiant ainsi le mal en fin de compte.
Face à cette
justification spéculative ou esthétique du
mal, l’épreuve invincible du caractère injustifiable
du mal (surtout quant au mal subi), mais l’épreuve
aussi du rôle
coupable de l’homme (surtout quant au mal commis), résistent
et relancent constamment à la face du monde le sentiment
du caractère
scandaleux du mal, vécu dans la douleur et dans l’angoisse — dont
la lamentation de Job reste le paradigme poétique le plus
poignant.
Ici, l’identification du bien à l’être
glisse vers une identification au devoir-être. Et le surgissement
du mal dans le monde s’inscrit dans une économie du
réel où la liberté humaine
joue désormais un rôle essentiel : c’est
la vision éthique
du mal. L’homme n’est peut-être pas responsable
du mal qu’il
subi, mais bien du mal qu’il commet et qui est le mal véritable,
le mal moral, le mal radical [3]— radical notamment en ceci
qu’il s’enracine
dans une nature humaine dont la notion augustinienne de péché originel
avait tenté jadis de conceptualiser l’obscure signification.
Si
la notion de mal radical, chez Kant par exemple, maintient la pensée
dans un registre philosophique où l’on retrouve en
quelque sorte une catégorie symétrique à celle
du Souverain Bien [4], la notion de péché originel,
liée
au vertige de la volonté serve
et du sentiment de la culpabilité humaine face à une
conscience jugeante, ramène par contre la réflexion à la
charnière
du religieux. Et c’est sur ce plan sans doute — où le
philosophique jouxte le religieux — que la transition vers
la pensée
orientale bouddhique peut se produire.
C - La notion bouddhique du mal
Il n’existe en effet pas en
Orient — je parle ici, prioritairement,
de l’Orient indien — de rupture nette entre la réflexion
purement rationnelle et la préoccupation sotériologique,
au sens du salut religieux : il n’y a pratiquement pas
en Orient d’épistémè,
cette connaissance pour la connaissance qui a pu caractériser
en Occident l’intention philosophique. Toute interrogation
sur les vérités
ultimes et les questions fondamentales se produisent dans le souci
de guider l’homme dans son agir et de l’acheminer vers
son salut.
Dans le bouddhisme indien en particulier — qui
est peut-être la tradition
la plus apte à représenter un pendant à la
riche histoire de la métaphysique occidentale — la
réflexion, qualifiée
aujourd’hui, rétrospectivement, de philosophique,
se produit toujours dans un cadre que l’on pourrait nommer
non seulement « sotériologique » mais « thérapeutique » :
il s’agit de guérir l’homme de son mal-être
ou de son mal-heur, plutôt que de spéculer sur la
nature du mal en soi ou du bien en soi.
Cela se vérifie dès
le moment où l’on veut trouver
des équivalents terminologiques à ce qui se nomme
chez nous :
le bien et le mal. En sanscrit (comme en pali) kusala,
bon, n’est
déjà pas
un substantif mais un adjectif servant à qualifier un acte :
est bon, kusala, un acte conforme à la moralité,
une action faite par bienveillance envers autrui, ayant en retour
un effet bienfaisant sur son auteur.
Est mal, ou plus exactement non-bon, akusala, l’acte
contraire à la
moralité, un acte qui cause volontairement du tort à autrui
et qui a en retour un effet pénible sur son auteur, du fait
de la maturation automatique des actes (le karma [5]). Mais aux
actes bons et mauvais ne correspond
nul principe ontologique qui en serait le fondement métaphysique.
La source du mal agir n’est donc pas dans une entité principielle
(comme pour le manichéisme ou le gnosticisme) ; elle
n’est pas non plus
dans un moindre être ( comme dans le registre platonicien
ou médiéval).
Le mal n’est en effet certainement pas un néant, un
non-étant,
dans un régime de pensée oriental où la vérité ultime
du réel, en tant que vacuité (sunyata), est précisément
de l’ordre de la non-étantité, du non-ontique
et représente énigmatiquement
ce à quoi il faut aspirer — tout comme, en Occident,
on aspire à la
plénitude ontique du bien.
La source du mal agir — si
elle réside bien en l ‘homme — ne
se situe cependant pas non plus dans une ténébreuse
nature humaine encline au mal (comme dans la notion augustinienne
de péché originel
ou celle kantienne de mal radical). Non. La source du mal agir,
pour le bouddhisme comme pour le brahmanisme qu’il ne fait
ici que poursuivre, réside
dans l’ignorance ou nescience ou encore non discernement
(avidya) qui, lui, est un substantif (féminin). Cette substantivation
donne à cette
notion une sorte d’en-soi plus fondamental que celui du mal.
Cependant
l’avidya, la nescience (ou non-discernement) n’est
pas seulement source du mal-agir mais de toute une illusion quant à la
réalité du
monde, des choses et du soi. Le fait de vivre dans cette illusion
est un état
d’existence qualifié de douloureux et d’insatisfaisant — dont
le mal agir moral n’est qu’une des modalités.
Pour bien saisir cela, c’est à la racine même
de l’enseignement bouddhique
qu’il nous faut remonter.
D - Les quatre Nobles Vérités
Chacun connaît le récit
de la vie du Bouddha historique, Siddartha Gautama, le jeune aristocrate
du Nord de l’Inde. Ayant vécu son
enfance dans le cocon luxueux du palais paternel, il est coupé ainsi
du réel. C’est ultérieurement qu’il est
confronté au
monde, à l’occasion d’une série de sorties
fortuites lui permettant de voir l’humanité véritable.
Il découvre
ainsi successivement la réalité de la misère,
de la maladie, de la décrépitude et de la mort ;
bref : la douleur universelle.
Douleur universelle dont il cherchera désormais l’issue.
Ayant aperçu également la figure énigmatique,
dépouillée
et détachée, d’un moine errant, il cherchera
d’abord
la solution dans l’antithèse de sa jeunesse luxueuse : à savoir
l’ascétisme extrême. Finalement insatisfait
par cette voie de l’autodestruction, il entame alors une
longue méditation au terme
de laquelle il obtient la boddhi, l’éveil : c’est-à-dire
l’éveil du sommeil de la nescience et il devient ainsi
le Bouddha, « l’éveillé ».
Et dès lors il se met à enseigner.
Dans le parc des
gazelles, près de Bénarès, il énonce
son premier discours, le sermon de la mise en mouvement du Dharma,
la loi, où il
enseigne sa doctrine, celle du juste milieu, le milieu entre les
deux écueils
inhumains de l’ascétisme extrême et de la jouissance
extrême.
Ce premier sermon contient les piliers de l’enseignement
bouddhique. Il s’agit des Quatre Nobles Vérités.
Que nous disent-elles ?
1
- La Première Noble Vérité
La Première Noble Vérité — celle
que nous prendrons le plus de temps à décrire — est
celle, précisément,
de la douleur universelle. Elle énonce que « toute
existence est dukkha » — terme
intraduisible en vérité auquel
le mot « douleur » ne satisfait pas entièrement
(à en croire notamment l’enseignement de Walpola Rahula
que je prends ici pour guide [6]).
Ne voir dans toute existence que douleur et souffrance serait
une vision bien pessimiste des choses, aussi pessimiste que de
définir
l’homme comme pur pêcheur. Qualifiant son enseignement
de réaliste,
le Bouddha entend préserver les esprits aussi bien de l’illusion
d’un bonheur insouciant que des affres d’une culpabilité insondable.
Certes le mot dukkha contient les notions de douleur,
de souffrance, de peine. Mais il vise aussi, de manière
plus vaste, les dimensions de l’insatisfaction,
de l’impermanence, de la vanité. Ces dimensions englobent,
en vérité,
les diverses manifestations de ce que l’on nomme communément
le bonheur (sukkha) : bonheur familial, bien-être
physique, plaisir des sens, plaisir intellectuel… plaisir
même
de la pratique spirituelle… Dukkha englobe toutes ces variations du bonheur humain ordinaire pour
bien signifier que, sur un plan plus essentiel, ils ne sont pas
satisfaisants. Car ils
sont impermanents d’une part et d’autre part, ils suscitent
l’attachement à eux.
Du fait de notre attachement et de leur impermanence, ils conduisent,
tôt
ou tard, à une forme ou l’autre de la frustration
et de la perte — bref à des
modalités diverses, bénignes ou intenses, de la douleur.
Alors
certes, le mot dukkha désigne premièrement
la souffrance ordinaire, celle physique ou morale, qui s’abat
sur l’homme
du fait de sa condition de vulnérabilité au malheur
aléatoire du
cours des choses. Mais il désigne aussi, deuxièmement,
nous venons de le voir, la souffrance produite par le changement,
du fait qu’aucun
bonheur ne dure et que tout est impermanent.
Cependant, il existe
encore une troisième forme de dukkha, celle que
le Bouddha désigne par la notion d’ « état
conditionné » et
qui fonde en vérité, ou conditionne, les deux précédents.
L’état conditionné est l’état
dans lequel l’homme
se trouve en tant qu’individu soumis à l’attachement
et à la
douleur corrélative. Cet état, explique le Bouddha,
est déterminé par
ce qu’il nomme les cinq agrégats de l’attachement.
De quoi s’agit-il ?
Les cinq agrégats de l’attachement
Sans entrer ici dans les méandres
d’une conception
anthropologique complexe, notons que la thèse des cinq agrégats
de l’attachement
présente la nature humaine comme étant composée,
non pas d’une conscience égotique, animant un corps,
et elle-même
déterminée par les facultés cardinales de
la pensée,
de la volonté et de l’affectivité — comme
dans la vision occidentale la plus typée. Non, elle présente
la nature humaine comme étant composée d’un
ensemble d’éléments
constitutifs dont aucun n’est fondateur ni capital. Il s’agit
d’une
conjonction fluctuante de la sensation des choses matérielles,
corporelles ou idéelles, au moyen des organes des sens (ainsi
que de l’organe
dit « mental ») ; il s’agit des
plaisirs ou déplaisirs suscités par ces sensations ;
il s’agit de
la perception ou identification des choses senties ou pensées ;
il s’agit de la volition réagissant aux choses identifiées
et déterminant un agir corporel, langagier ou mental, accompagné d’une
diffraction du sentiment en de multiples variations thymiques ;
et il s’agit
de l’attention temporairement portée sur tel ou tel
des phénomènes
précédemment cités.
C’est ainsi la conjonction
de ces 5 agrégats qui crée le
fonctionnement de l’esprit en rapport au monde et suscite
le sentiment d’un ego individuel, conscient et stable à la
base de ce fonctionnement.
Or un des enseignements les plus énigmatiques
du bouddhisme est qu’il
n’existe pas ultimement un tel ego : il n’y a
pas de soi stable ou d’âme individuelle permanente
au fondement de l’animation
de notre existence. C’est là une illusion dont il
faut se libérer.
(De même qu’un chariot n’existe pas, en tant
que chariot, sans l’assemblage de ses parties constituantes — les
roues, l’axe
de rotation, le brancard, l’essieu —, de même
l’individu
n’existe pas sans la conjonction des cinq agrégats).
C’est
la nescience, l’avidya, qui nous fait croire en l’existence
d’un
ego stable au fondement de notre existence.
Telle est la première énonciation
de la fameuse doctrine bouddhique de l’an-atman : le
non-ego — aux antipodes de l’égologie
cartésienne qui fonde, elle, la philosophie européenne
moderne. Prendre conscience du fait que l’ego n’est
qu’un composé d’agrégats,
en perpétuel changement, au fondement desquels, une fois
disjoints, il ne reste que vacuité, est le pas le plus essentiel
pour se libérer
de l’avidya, la nescience ou non-discernement.
Cette instabilité de
l’ego, composé d’agrégats
eux-mêmes changeants, en fait une des modalités de
duhkka, l’impermanence.
Dukkha, c’est de la sorte — aux antipodes de l’ontologie
parménidienne — le
flux immaîtrisable de l’existence, source de douleur
et de mal-être,
du fait qu’on y cherche, toujours et vainement, quelque stabilité sécurisante.
Telle
est la première Noble Vérité du Bouddha. La
vérité de
dukkha, la douleur universelle. Or elle annonce les trois autres
Nobles Vérités :
sur la naissance de dukkha, sur la cessation de dukkha et sur le
sentier qui conduit à la cessation de dukkha.
2
- La deuxième Noble Vérité
La
deuxième Noble Vérité porte sur l’apparition
de dukkha, son origine (ou, selon la métaphore
médicale :
la cause du mal). Elle dit que la source de dukkha réside
dans l’avidité existentielle
(tanha) : la soif de la jouissance, la soif de l’existence
faite de jouissance et la soif de perpétuer cette existence.
Ce sont cette avidité,
cette cupidité, ce désir insatiable qui créent
les diverses formes d’attachement dont l’impermanence
causera la douleur. Il s’agit
de toutes les formes d’attachement : aux plaisirs des
sens, aux richesses, à la
volonté de puissance, aux opinions et aux idées.
Et il s’agit
de tous les actes volontaires destinés à satisfaire
ce désir
et qui en vérité le perpétuent. Cette soif
elle-même,
ce désir égoïste, est alimenté par la
volition et par la conviction erronée d’un ego susceptible
de jouir de tous ces objets du désir. C’est donc,
liée à la volition, l’ignorance
(avidya) de la nature irréelle de cet ego qui fonde
l’avidité existentielle.
Cette soif d’où naissent
les passions humaines est la source des relations conflictuelles
intra-humaines qui manifestent le plus clairement le
mal moral. Et dans la mesure où la source de ce désir
réside
dans la volition mentale qui, en vérité, nourrit
l’ignorance,
nous voyons qu’elle n’est pas à chercher ailleurs
que dans dukkha elle-même, ce que nous avons nommé,
par approximation, la douleur universelle.
3 - La troisième Noble Vérité
La troisième Noble Vérité porte sur la cessation de dukkha.
Celle-ci est énoncée par le mot nirvana. L’expression nirvana ne signifie pas quelque paradis bouddhique, quelque béatitude suprême à laquelle
on pourrait aspirer par-delà la douleur universelle. Non. Le vocable nirvana
signifie « l’extinction » — à savoir
l’extinction de la soif, qui est la racine principale de dukkha. Et, de
ce fait, il désigne aussi l’état de détachement, d’équanimité,
d’ataraxie et de liberté suprême, qui découle de cette
cessation de dukkha, concomitant à l’extinction de la soif. C’est
l’état où il n’y plus croyance et attachement à la
substantialité de l’ego. C’est l’état où l’on
est capable d’accepter comme elle vient l’impermanence
universelle.
4
- La quatrième Noble Vérité
Enfin la quatrième Noble Vérité décrit
le sentier qui conduit à l’éveil, au nirvana
et à la cessation
de dukkha. C’est explicitement « le sentier
du milieu » (madhyamika),
initié par le Bouddha lui-même, évitant les
deux écueils
de la recherche du bonheur dans la jouissance sensuelle (caractérisé comme
bas, vulgaire et sans intérêt) et la recherche du
bonheur dans la mortification (caractérisé comme
douloureux, indigne et sans intérêt).
Il s’agit du Noble Chemin Octuple — comportant huit
catégories [7].
Mais plutôt que d’énumérer et commenter
ces huit catégories,
notons qu’elles se ramènent aux trois éléments
essentiels de la pratique bouddhique : la conduite éthique,
la discipline mentale et la sagesse.
a) La conduite éthique [8]
se résume globalement dans la pratique de la
compassion envers tous les êtres vivants. La compassion
(karuna) est en effet la grande vertu bouddhique, comparable à la
charité pour
le christianisme. Elle nous permet de nous décentrer de
notre ego et de nous tourner vers l’ensemble des autres
existences sensibles. La vertu de compassion est le côté affectif
de la pratique. Elle doit être
complétée par le côté intellectuel
de la pratique, qui est la sagesse.
b) La sagesse (prajna [9]) désigne la
lucidité de
l’orientation
de vie et la pénétration des données de
l’enseignement
(notamment les quatre Nobles Vérités).
c) Enfin la discipline mentale [10] concerne notamment
la vigilance dans l’orientation
de vie ainsi que la pratique de la méditation (dhyana)
qui est la condition pour approfondir aussi bien la sagesse que
la
compassion.
Si nous avons ainsi rappelé si longuement la
base de la doctrine bouddhique, fondée sur la notion de
l’existence en tant que douleur universelle,
c’était pour mieux saisir à quel point, dans
cette perspective, le mal — qu’il soit physique ou
moral — dépend ici,
pour l’essentiel, d’une attitude existentielle qu’il
est possible de modifier, non par une simple connaissance, mais
par une pratique
de vie.
Conclusion
En vérité, nous avons proposé ici,
de manière un
peu empirique, une progression dans la conscience éthique
du mal :
partis du conformisme communautaire extrême-oriental, plus
cosmo-vital au Japon, plus social en Chine, nous avons esquissé à propos
de l’Occident — par-delà la tendance à ontologiser
le bien et le mal comme des principes métaphysiques, susceptibles
de rationalisation spéculative — un mouvement d’intériorisation.
C’est
la conscience morale intime qui apparaît, notamment dans
le contexte augustinien et kantien, avec le sens concomitant de
la responsabilité et culpabilité humaines.
La conscience morale, alimentée par la conscience religieuse,
nous rapproche de l’Orient bouddhique indien, où la
réflexion sur la condition
humaine souffrante est animée par la quête du salut,
mais un salut thérapeutique. Dans le contexte bouddhique,
le bien et le mal qualifient des actions faites, non pas en fonction
d’un regard social comme en Extrême-orient,
mais en fonction de l’intention bienveillante ou malveillante
envers l’autre
vers qui est dirigé l’acte. Et la source du mal agir,
si elle réside
certes en l’homme, comme dans la vision éthique du
mal en Occident, ne réside cependant pas dans une nature
humaine mauvaise, plus plutôt
dans un aveuglement humain. Et c’est donc, non en réformant
l’homme,
mais en changeant son regard sur le monde et sur lui-même
que l’on
pourra l’orienter vers le bien. Changer son regard, ce n’est
pas seulement connaître les choses dans leur vérité,
c’est
s’exercer, par la pratique, à envisager autrement
l’existence.
Le mal — en conclusion — n’est
donc pas une nature des choses, ni un moment de l’être.
Il n’est pas non plus,
dans sa version morale, le fruit d’une nature mauvaise de
l’homme.
Il est le résultat
d’une attitude insuffisante face à l’existence,
donnant lieu à une
forme d’aveuglement. Et il appelle une conversion, non pas
au sens de l’adoption
d’une foi nouvelle, mais au sens d’un changement de
vie, susceptible d’un changement de regard, d’une transformation
du mode d’être
le plus intime. Le remède au mal, notamment moral (le mal commis),
ne réside
pas dans une règle de conduite, coercitive, mais dans une conversion
du regard d’où découlera naturellement un comportement
meilleur, mais aussi un plus grand détachement face aux dimensions
immaîtrisables
du mal subi (la souffrance).
Ainsi ce qu’apporte le bouddhisme dans
notre appréhension du mal,
c’est, par-delà toute culpabilité, la prise de conscience
d’une plus grande responsabilité individuelle. Dans ce contexte,
le bien agir n’est pas le résultat d’une règle
sociale ou d’un commandement hétérogène, perçu
trop souvent comme frustrant et refoulant, suscitant bien souvent le
sentiment que
l’émancipation de la loi serait source de défoulement
pour une volonté de vivre étouffée par la morale.
Mais au contraire :
le bien agir apparaît comme la condition d’un bien-être
profond par rapport à un asservissement aliénant au mal
et à la
douleur universelle.
Bernard STEVENS, 19 mars 2006 (1) Le gnosticisme
se caractérise par un dualisme métaphysique
marqué (entre le monde divin, spirituel et le monde terrestre,
matériel et impur), mais aussi par un ésotérisme
et une pratique rituelle qui le rangerait, de nos jours, dans les
sectes. Le dynamisme animant cette métaphysique est de type
néo-platonicien : émanation–retour. L’âme
humaine, tombée dans ce bas monde, doit retourner à sa
nature divine. Cependant, la responsabilité humaine est
faible, dominée qu’elle est par des puissances qui
la dépassent : la divinité Transcendante et
le démiurge, de nature mauvaise, qui est identifié au
Dieu de l’Ancien Testament.
(2) La théodicée (« justice » ou « justification » de
Dieu) est un terme d’invention leibnizienne dans l’ouvrage qui
porte ce titre. Il y est question de justifier l’existence de Dieu, sa
bonté et l’ordre de la création contre le problème
posé par ce qui semble l’injustifiable : l’omniprésence
et la puissance du mal au sein de la création de Dieu.
(3) Chez Kant, dans une philosophie où la liberté forme « la
clé de voûte de tout l’édifice du système
de la raison » et où, de ce fait, l’homme est responsable
de son agir moral, l’existence, chez l’homme, d’une propension
au mal suggère, à la racine de l’existence humaine, un
mal qui retient l’agir humain de s’orienter toujours vers le bien
et le laisse à la merci des mobiles sensibles. L’action bonne
est celle qui est faite par devoir et non par inclination. D’où l’aspect
de contrainte de l’acte moral, par rapport aux inclinations. Ainsi l’homme
trouve en lui autant la source du bien que la source du mal : puisque, étant,
comme être de raison, législateur de sa propre loi morale, il
est aussi, comme être sensible, lié par ses propres inclinations
sensibles.
(4) Le souverain bien c’est l’union de la vertu et du bonheur.
Même
si la vertu n’est pas faite en vue du bonheur (mais par devoir et selon
la représentation de la loi morale), elle rend digne de bonheur.
(5) Karma signifie « acte » ou « action ».
Toute action, bonne ou mauvaise, est comme une semence qui produit des fruits,
bénéfiques ou maléfiques, et qui reviennent à l’auteur
de l’acte — en cette vie-ci ou en la vie suivante. Ce qui renaît,
lors de la métempsychose, ce n’est pas l’âme individuelle,
puisque cette dernière n’existe pas. C’est plutôt
la connexion causale des actes qui doit trouver à se perpétuer
dans un nouvel assemblage d’agrégats lorsque la mort met un terme
au précédent assemblage. Le Bouddha donne notamment deux exemples :
celui de la flamme qui, passant d’une bougie à la suivante est à la
fois toujours le même feu et chaque fois une autre flamme. Et celui de
la boule de billard dont l ’impact est transmis à la boule
suivante, alors que la première boule a cessé de rouler. Il s’agit
d’un mouvement continu qui se perpétue à travers une suite
de véhicules chaque fois passagers. Se souvenir aussi qu’à chaque
moment de l’existence, déjà, nous mourrons et renaissons
perpétuellement en fonction de la structure dynamique des cinq agrégats.
(6) Walpola RAHULA, L’enseignement du Bouddha d’après les
textes les plus anciens, Seuil, 1961.
(7) Ces huit catégories sont : la compréhension correcte ;
la pensée correcte ; la parole correcte ; l’action correcte ;
les moyens d’existence corrects ; l’effort correct ;
l’attention correcte ; la concentration correcte.
(8) (Parole correcte, action correcte, moyens d’existence corrects).
(9) (Pensée correcte, compréhension correcte).
(10) (Concentration correcte, effort correct, attention correcte).
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