Etienne Godinot
Après 15 années de luttes non-violentes contre la
discrimination raciale en Afrique du Sud, Mohandas Gandhi, auréolé de
son succès, revient en Inde en janvier 1915. Il fait le
tour de son pays, fonde un ashram, prend la rédaction de
deux journaux et entreprend des luttes pour la dignité et
contre l’aliénation des Indiens : hartâl (grève
générale d’un jour) contre la législation
répressive du Rowlatt Act en 1919, campagne de non-coopération
et notamment boycott des tissus étrangers, organisation
du filage et du tissage à la main en 1920, campagne de refus
de payer l’impôt aux Britanniques en 1922, jeûne
de 21 jours pour la réconciliation des hindous et des musulmans,
lancement en 1929 d’un programme constructif (reconstruction
des villages, justice dans les rapports sociaux, amélioration
du statut de la femme, prohibition de l’alcool et de l’opium).
Le
15 février 1930, Gandhi annonce à ses compagnons
du Congrès, le parti indépendantiste, qu’il
a choisi comme objectif de la campagne de désobéissance
civile l’abrogation de la loi qui les contraint à payer
un impôt sur le sel. C’était alors un délit
de fabriquer du sel, d’en posséder, de le vendre,
de l’acheter, de le colporter, et même d’emporter
du sel naturel déposé sur une plage. Le sel étant
une denrée vitale, à la fois condiment du pauvre,
aliment du bétail, ingrédient en culture et dans
de nombreuses fabrications, conservateur d’aliments, cet
impôt est « la taxe la plus inhumaine que l’ingéniosité de
l’homme puisse imaginer ».
Gandhi donne 19 consignes
précises et rigoureuses de discipline
aux militants, en tant qu’individus, en tant que prisonniers,
en tant que membres d’un groupe, et dans les relations entre
communautés hindoues et musulmanes. Le 2 mars, il adresse
une lettre d’ultimatum au vice-roi, Lord Irwin, dans laquelle
il écrit notamment « Face à des arguments convaincants
ou pas, la Grande Bretagne défendra son commerce et ses
intérêts en utilisant toutes les forces dont elle
dispose. L’Inde, par conséquent, doit accumuler une
force suffisante pour qu’elle puisse se libérer elle-même
de l’étreinte de la mort ».
Le choix de Gandhi
est particulièrement judicieux, car cette
action est agressive, simple, tentante (saler gratuitement le repas
du paysan), elle est un geste de défi à la mesure
de millions de pauvres, un geste qu’un sens du merveilleux
et de la politique change en épopée. Le 11 mars, « Bapu » adresse
une harangue à ses compagnons : « Nous ne cesserons
pas notre lutte jusqu’à ce que l’indépendance
soit établie en Inde ».
Le 12 mars 1930 au matin, Gandhi, âgé de
61 ans, quitte la ville d’Ahmedabad à la tête
de 79 compagnons. Ils se proposent d’atteindre à pied
le village de Dandi situé au bord de l’Océan
Indien, à 380
kilomètres de distance. La presse internationale couvre
l’événement. Tout au long de cette marche, « le
Mahatma » (la grande âme) prêche aux Indiens
le devoir de déloyauté à l’égard
du régime colonial qui asservit leur nation. Le 6 avril,
après 25 jours de marche et de meetings, Gandhi ramasse
sur la plage un peu de sel oublié par les vagues. A partir
de cet instant, il devient un rebelle à l’empire britannique.
Il lance alors le mot d’ordre de la désobéissance
civile à tous les Indiens. Le 9 avril, il affirme dans un
message à la nation : « Aujourd’hui, tout l’honneur
de l’Inde est symbolisé par une poignée de
sel dans la main des résistants non-violents. Le poing qui
tient ce sel pourra être brisé, mais ce sel ne sera
pas rendu volontairement ».
C’est le signal attendu
d’une véritable insurrection
pacifique qui va subvertir l’Inde toute entière. Des
millions d’Indiens font bouillir de l’eau salée.
Nehru, Président du Congrès, est condamné à six
mois de prison pour infraction à la loi sur le sel. Gandhi
organise parallèlement le boycott des magasins d’alcool
ou de tissus étrangers. Le 4 mai, il écrit au vice-roi
son intention de s’approprier les usines et dépôts
de sel de Dharasana, mais il est arrêté la nuit suivante
et incarcéré à la prison de Yeravda. Cette
arrestation destinée à briser le mouvement de résistance
ne fait évidemment que le renforcer… Des raids, brutalement
réprimés, sont organisés contre les dépôts
de sel de Wadala et de Dharasana. Des milliers d’Indiens
descendent dans la rue, affrontent les charges policières,
subissent la confiscation de leurs biens. Les prisons sont bientôt
surpeuplées de plus de 60 000 rebelles. En octobre 1930,
le Congrès décide la grève des impôts.
Le
17 février 1931, alors qu’il vient d’être
libéré après une incarcération de plus
de huit mois, Gandhi rencontre le Vice-roi pour négocier
avec lui l’arrêt de la campagne et les droits des Indiens.
Churchill, à sa manière, ne se trompe pas sur la
portée historique de l’événement : « C’est
un spectacle effrayant et nauséabond de voir Monsieur Gandhi,
cet avocat séditieux qui joue maintenant au fakir, gravir à moitié nu
les marches du palais du vice-roi pour parlementer d’égal à égal
avec le représentant de l’empereur, alors qu’il
continue à nous défier en organisant et en conduisant
une campagne de désobéissance civile ». Dès
ce jour, la reconnaissance de l’Indépendance de l’Inde
est inscrite dans l’histoire. Le pacte de Delhi est signé le
5 mars 1931, après une campagne de lutte de douze mois,
mais l’ampleur des concessions auxquelles a consenti Gandhi
réduit la portée de sa victoire.
La lutte reprendra
en 1932 après le voyage de Gandhi en
Europe et sa participation à Londres à la Conférence
de la Table Ronde, où il n’a rien cédé,
mais rien obtenu. Il faudra encore de longues années de
lutte pour que l’indépendance soit définitivement
acquise le 15 août 1947. Durant cette période et jusqu’à son
assassinat le 30 janvier 1948, le Mahatma luttera et jeûnera à mort à plusieurs
reprises contre l’intouchabilité et contre le fanatisme
religieux qui a entraîné la partition de l’Inde
et du Pakistan.
La marche du sel nous fait comprendre quels sont
les enjeux à la
fois spirituels et politiques de la non-violence qui inspira toute
la vie de Gandhi. La non-violence, enracinée à la
fois dans les traditions spirituelles de l’Inde et dans le
message évangélique, nous apparaît alors non
plus comme une utopie, mais comme une voie de sagesse et une méthode
d’action politique qui pourraient permettre aux hommes de
relever les défis de notre temps.
Comme l’écrit
Jean-Marie Muller, « il y a sans
doute un avant et un après Gandhi, à la fois dans
la réflexion philosophique sur l’exigence de non-violence
qui fonde l’humanité de l’homme et dans l’expérimentation
de la stratégie de l’action non-violente qui permet
la résolution pacifique des conflits » Etienne Godinot *
* Membre
de l’Institut de recherche sur la Résolution Non-violente
des Conflits (IRNC)
Pour connaître en détail l’histoire et
l’analyse
de cette campagne, se reporter
-
au livre de Dominique Lapierre
et Larry Collins « Cette nuit
la liberté », Ed. Robert Laffont – 1975
- au livre de Jean-Marie Muller « Gandhi l’insurgé – L’épopée
de la marche du sel » - Préface de Bernard Clavel
- Ed. Albin Michel – 1997
- au film de Richard Attenborough « Gandhi » – 1983
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