Nadine de Vos
« Oui »répondait
le poète grec Hésiode, il y a près de trois
mille ans, ajoutant sans ambages que la fin du monde ne pouvait être
loin…
Des prophètes de tout poil et des oiseaux
de mauvais augure, des gourous grandiloquents aux senteurs d'encens
et de soufre et des oracles aux inflexions scientifico-métaphysiques… – aucun
siècle n'en a été privé. Mais si aujourd'hui
les devins ne chipotent plus dans des viscères palpitants,
les visionnaires de génie et les analystes perspicaces restent
rares et il est bien difficile de se faire une opinion sans risquer
de tomber dans un catastrophisme stérile et déprimant.
Lorsque je lis sous la plume expérimentée
de l'anthropologue que "le monde de demain sera post-scientifique
ou il ne sera tout simplement pas" (1), lorsque j'entends
les propos alarmistes ou carrément parano de certaines grandes
pointures qui n'hésitent pas à créer, pour
les besoin de leur démonstration, des mots comme "post-humanité" ou "anti-humanisme", à agiter
le spectre du clonage reproductif comme exemple de la nocivité de
la biotechnologie, à faire du génie génétique
un mauvais génie, lorsque enfin j'apprends que tel savant
est persuadé que nous sommes à l’aube d’une
nouvelle mutation de l’humanité mais qu'on ne peut
savoir si elle sera bonne ou mauvaise (2)… je suis toute étourdie.
Les progrès fulgurants de ce qu'on appelle
les technologies de communication et d'information ainsi que ceux
de la science en général ne seraient-ils donc pas émancipateurs
? Au lieu de s'en trouver améliorée, notre condition
humaine serait-elle menacée ? Devrions-nous, pour nous préserver,
retourner en arrière, par exemple au temps où, parmi
les quelques rares qui avaient droit à l'éducation,
une poignée seulement avait accès aux livres ? Devrions-nous
nous passer des avancées de la médecine et, en guise
de consolation, croire ceux qui font l'éloge de la souffrance
? Par respect des autres cultures et traditions et afin de ne pas
les occidentaliser, éviter soigneusement de leur porter
nos remèdes ? Et refuser la contraception, l'assistance
médicale à la procréation, la bonne mort ?
Ou mieux : rejoindre la masse grandissante des zélateurs
du dessein intelligent et autres conservateurs réac' ?
Où s'arrêter ? La limite d'hier n'est
plus celle d'aujourd'hui et les apprentis sorciers ont, de tout
temps, défrayé la chronique et effrayé les
populations, au même titre que les prédicateurs de
malheur et les jeteurs d'anathèmes (3). Mais est-ce une
raison suffisante pour faire confiance aux acteurs des progrès
scientifiques trop souvent dépendants de la grosse finance
anonyme ? Il me semble bien que oui, moyennant quelques précautions.
Redistribuer les rôles et construire un autre
décor mieux approprié à la nouvelle pièce
qui est en train de se jouer est devenu urgent. Si, comme certains
semblent le craindre, l'homme d'aujourd'hui n'est pas prêt à gérer
des nouveautés qui le dépassent et qui, non maîtrisées,
peuvent le détruire, il est effectivement nécessaire
de redéfinir, au niveau mondial, des règles morales
très précises, non pas pour légiférer
sur le bien-fondé de telle ou telle recherche, mais bien
sur les méthodes utilisées et sur l'application pertinente
des découvertes, dans le respect de la dignité et
des droits de l'homme.
D'ailleurs, depuis les années 1970, l'Unesco planche sur
ces problèmes (4), issus possiblement d'un décalage
entre, d'une part, l'accélération de l'essor des
sciences et des techniques et, d'autre part, une maturation morale
insuffisante de l'être humain.
Irais-je jusqu'à affirmer avec Russel – qui "pesait
ses mots" – que "la religion chrétienne,
telle qu'elle est établie dans ses églises, fut et
demeure le principal ennemi du progrès moral dans le monde" ?
Je m'interroge mais, en y regardant de plus près, il me
semble que l'on pourrait non seulement généraliser à d'autres
religions mais aussi, trouver facilement des éléments
qui viendraient étayer cette assertion. Ne serait-ce déjà que
l'allégation apparemment inoffensive selon laquelle "… sans
rites observés par tous, la violence ressurgit" (5).
Comme si les rites, présentés comme une espèce
de mémoire collective imposée – et
dont les plus importants sont religieux bien sûrs – étaient
les garde-fous de la violence et les garants de la morale. J'y
vois – ne m'en tenez pas rigueur – de l'infantilisation
et non de la responsabilisation.
Il y a donc là un gros travail à faire – peut-être
est-ce la mutation dont parlait le savant ? – mais loin d'être
pessimiste cette observation bien banale est, somme toute, conforme à l'histoire
de la vie : la sagesse lorsqu'elle survient, ne se manifeste le
plus souvent qu'après la puissance et la force de l'âge,
quand bien des conneries ont déjà été faites
et aussi un petit peu grâce à elles. Si autrefois – pour
ne prendre qu'un seul exemple – l'homme blanc, fier de son
avance, se croyait supérieur aux autres au point de les
coloniser et de les réduire en esclavage, ces pratiques
indignes sont à présent légalement proscrites.
Et notamment grâce aux progrès de la biologie.
Mais loin de moi l'idée de verser dans un
techno-optimisme béat : notre monde se trouve bel et bien
dans une situation critique, mais ce n'est pas à cause des
récentes découvertes. "… il faut que l'humanité désapprenne
beaucoup de ses instincts égoïstes, à court
terme, qui ont permis son évolution antérieure et
ont continué à diriger son histoire récente.
Des signes timides d'une telle tendance se discernent dans le monde
actuel. Mais cette tendance prévaudra-t-elle à temps
pour éviter des catastrophes planétaires majeures
? C'est loin d'être certain." (6)
Pourtant, il n'est pas utopique de prendre les
problèmes à la racine car des moyens existent, ils
sont scientifiques et doivent encore être améliorés
mais sont inutiles sans la volonté, la réflexion
et l'action individuelles.
Coda : Tout le monde ne l'aime pas, mais je laisse
quand même à John Stuart Mill le soin de conclure à ma
place : "Celui qui laisse le monde ou une partie de celui-ci,
choisir le cours et le sens de sa vie à sa place, n'a pas
besoin d'autre faculté que celle d'imitation des grands
singes."
Nadine de Vos, le 22 mai 2005
(1) Michaël Singleton, De
la Mission de la Science à la
science comme mission, parole d'un démissionnaire ! in
figures de la science, Editions Parenthèses, février
2005.
(2) Henri Atlan, Les archives de Transversales, n° 61
(3) Notons, à titre d'illustration, la phrase qu'aurait
prononcée
Léon XII, pape de 1823 à 1829 : "Quiconque procède à la
vaccination cesse d'être un fils de Dieu : la variole est
un châtiment voulu par Dieu, la vaccination est un défi
contre le ciel.
(4) Voir l'Avant-projet de déclaration relative à des
normes universelles en matière de bioéthique (9 février
2005).
(5) Jacques Chopineau, le règne de la violence, in Souviens-toi
(6) Christian de Duve, À l'écoute du vivant, Odile Jacobs
sciences, 2002, 402 p.
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