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 Éthique
Aperçu sur la mort


Anne-Claude Briod

" Fermez la fenêtre ; c'est trop beau …"
Alfred Poitevin (mourant)

Sisyphe, avant de se hisser au rang des héros mythiques par le douloureux et toujours renaissant supplice du rocher auquel son nom est associé, Sisyphe donc, s'était une fois déjà attiré les foudres jupitériennes.

Complice d'Asope, Sisyphe avait aidé celui-ci à soustraire sa fille à la concupiscence du maître de l'Olympe. Pour le punir d'avoir entravé ses projets, Jupiter lui envoya la Mort ; mais Sisyphe s'empara d'elle et l'enchaîna si étroitement que plus personne sur toute la surface de la terre ne descendit au Royaume des Ombres. Il fallut que le vigoureux Mars vînt à la rescousse de sa compagne et la délivrât, lui restituant du même coup son pouvoir qu'elle s'empressa d'exercer sur le ravisseur. Sisyphe donc mourut.

Pendant quelque temps, dit la légende, plus personne ne mourut ; imaginez la liesse, la jubilation, le soulagement des hommes, leurs excès de toutes sortes puisque tout était permis sans qu'ils n'aient à craindre de " payer ". Les hommes se croyaient de retour au Jardin d'Eden. Mais, assez rapidement, les habitants de la terre déchantèrent et commencèrent à regretter la disparition de la Mort. Les malades, les gens âgés, les désespérés souhaitaient son retour, qui mettrait fin à leur misère ; les hommes et les femmes dans la force de l'âge se lassaient de s'occuper de leurs vieux parents tandis que le nombre d'enfants ne cessait de s'accroître. Finalement, chacun, dans le secret de son cœur, suppliait la Mort de revenir.

Les frères Grimm, dans un de leurs Contes, narrent la même histoire : le soulagement de tous quand la Mort, délivrée de la tour où elle était captive, reprend sa faux et son œuvre. Certains iront même, comme Cicéron, jusqu'à la vénérer : « Le plus beau cadeau qu'un homme peut recevoir d'un dieu, c'est la mort ».

Allons donc ! la mort, un cadeau ? Et les douleurs qui la précèdent, la dégradation d'un corps aimé, le déchirement de l'adieu ? Ca ne compte pour rien ? Et les arrachements brutaux, les terribles maladies, les fléaux naturels, les tortures ? De la roupie de sansonnet ? Non, bien sûr, loin de moi l'idée de minimiser ou même de justifier la souffrance et le mal qui ne cessent de me scandaliser. Mais ce n'est pas la mort, et c'est d'elle dont je veux parler. La mort et ses mystères, ses rites, ses représentations allégoriques, ses danses macabres, son cortège de pleureuses, la mort ne nous joue-t-elle pas un tour pendable sous ses masques grimaçants ? Et si nous nous trompions de drame lorsque nous pleurons un disparu ? C'est sur nous qu'il faut gémir, nous qui sommes privés de celui ou celle que nous chérissions ; pas sur le disparu que nous allons tenter d'accompagner un petit bout de chemin (1).

Accompagner un être dans la mort, faire avec lui quelques pas dans l'au-delà, quelle noble et belle intention ! Le rêve ! Oui, mais comment faire ? N'allons-nous pas, une fois de plus, nous embarquer dans une " descente aux enfers " dont les Anciens avait balisé naïvement l'itinéraire ? Pouvons-nous sérieusement chevaucher pareille chimère, fût-ce littéraire ? Et négliger l'avertissement des sages ? « Le soleil ni la mort ne se peuvent contempler fixement. » (La Rochefoucault)

Et pourtant, force nous est de reconnaître qu'il n'est pas impossible, même et surtout pour des esprits contemporains, de se faire une idée de ce passage obligé vers l'ailleurs absolu que certains sceptiques identifient au néant. Oui, on peut soulever quelque peu ce rideau d'ombre qui nous aveugle. Il suffit pour cela, comme le faisaient justement les Anciens, de recourir aux bons offices d'un mythe, mais d'un mythe à notre convenance, accordé aux exigences de nos esprits modernes autant que rationnels. Il ne doit pas en manquer dans le catalogue de nos créations littéraires, dans notre univers culturel surtout depuis l'invention des images animées.

Je pense tout naturellement au mythe de l'homme invisible dont le cinéma, depuis l'origine, n'a cessé d'explorer, ou plutôt d'exploiter, l'étonnante dramaturgie, sans parler de l'incroyable photogénie - si paradoxal que cela puisse paraître …

Il s'agit donc, pour nous, d'imaginer la situation qui nous serait faite si nous avions à côtoyer et même à vivre un certain temps avec un homme invisible - mettons dans le grand salon d'une antique demeure. Le premier moment de stupeur passé, on finirait bien par accepter cette présence et, mieux même, à en prendre le compagnonnage avec familiarité. On parviendrait ainsi, au cours des jours, des mois, des années, à dessiner les contours de sa personnalité, reconstruite à travers ses seules activités. On le saurait cultivé, à voir le choix des livres qu'il tire de sa bibliothèque. Il joue, admirablement peut-être, d'un piano dont les touches s'abaissent " toutes seules " comme celles d'un piano mécanique. Il écoute de la musique. Il a ses préférences, ses humeurs, ses dégoûts. Il s'assoupit, se repose, semble même parfois paresser. Il adore les fleurs dont il ordonne l'agencement dans les différents vases de la pièce. En fin de compte, nous pouvons dresser le portrait psychologique et même physique (en creux) de cet individu qui est lourd ou petit, lent ou nerveux, avec suffisamment de précision pour nous permettre de connaître tout de lui, ses amours, son métier, son âge, absolument tout, sauf… sauf lui !

Et bien, et c'est là justement que je veux en venir, nous sommes tous nous-mêmes et pour chacun de nous un homme invisible. En effet, que savons-nous de nous ? - Rien, si ce n'est la somme, l'ensemble de nos actes, de nos amours, haines, envies qui finissent par nous définir et créer ce personnage dont nous ne sommes que rarement contents, qui nous étonne, nous surprend, nous déçoit souvent et dont nous finissons par en prendre le parti. Curieux constat, en vérité. Je ne sais rien de celui que je suis, rien de celui qui ne fait que se voir exister. « Je me voyais voir » dit la Jeune Parque de Paul Valéry.

Je peux bien faire la somme de mes actions, de mes acquis, de mes savoirs (il y faut toute une vie), mais l'essentiel m'échappe et se dérobera toujours à mon regard : qui est celui qui se regarde ainsi ? On comprend mieux maintenant l'incroyable lucidité de Silesius (XVIIe siècle) : « Je ne sais qui je suis, je ne suis qui je sais ». Tout ce que nous pouvons dire de nous-mêmes ressortit de l'ordre de l'avoir (j'ai une apparence, tel sexe, telle profession, tels goûts, tels déterminismes, ces qualités, ces défauts, telles amours et telles aversions) qui nous définit du dehors. Nous sommes expropriés de nous-mêmes. « Je est un autre » gémissait Rimbaud ; « Je suis un ancien roi, je suis exilé de moi » ajoutait Valéry, conscients tous deux qu'ils n'étaient pas ce qu'ils savaient et montraient d'eux-mêmes, si subtile et perspicace que fût leur connaissance.

Et si la mort n'était que ce moment mystérieux, sans démonstration, de la rencontre de l'homme invisible que je suis et qui se dévoile enfin à moi dans un éclat d'évidence proprement éblouissant ? Finies les errances dans le labyrinthe de la psyché, envolés le poids de l'hérédité, la tyrannie de l'inconscient, effacés les déterminismes, les empreintes de l'éducation, oubliées les entraves des affects, balayé tout ce qui me rendait opaque à moi-même, m'empêchait d'avoir accès à celui (ou celle) que je suis. La barrière est enfin levée, qui me permet d'entrer dans ce point incandescent, immuable, immortel autour duquel je n'ai cessé de tourner sans pouvoir jamais l'atteindre vraiment. Mourir, ce serait enfin entrer dans mon nom, " tel qu'en moi-même l'éternité me change ". " L'être ne peut accéder à sa naissance que s'il meurt. " (Ch. Juliet) La mort mettrait ainsi fin à l'aliénation de la personne en la délivrant de son personnage. Celui-ci, comme un masque ou une vieille peau, repose au cimetière tandis que je mets au monde " Je ". " Mourir est un travail pour dire Je. " (Debruynne)

Les créateurs des mythes, les philosophes de l'Antiquité ou les sages du bon sens populaire l'avaient compris et exprimé chacun à sa manière : la mort est nécessaire, mieux même, c'est un cadeau. Et pas seulement parce qu'elle délivre les malades et les fatigués non plus uniquement parce qu'elle rend plus précieux chaque instant fragile et invite à vivre sans appel. C'est beaucoup plus et mieux, car tout le beau, le bon, le vrai qui ne nous apparaissent qu'en reflets - dans notre exil spatio-temporal - seront exprimés dans une totale et éblouissante plénitude. A ce mystérieux rendez-vous que nous avons avec nous-mêmes, quelqu'un nous attendra qui nous accueillera et nous fera basculer dans la jubilation éternelle.

" Le Paradis n'a pas de porte. Peut y entrer qui veut. " (Sainte Catherine de Sienne).

Anne-Claude Briod, Cèdre formation   

(1) " La mort est un attrape-nigauds pour les familles ; pour le défunt, tout continue. ", Sartre, Le Diable et le Bon Dieu.



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