Marcel Bolle De Bal
Peut-être ce qui va suivre sera-t-il considéré et
fustigé par d’aucuns comme propos iconoclastes. Mais
j’ai confiance en l’esprit de tolérance de mes
Soeurs et Frères francs-maçons…
Quel est donc ce message potentiellement subversif
? Le voici, simple et direct : l’idée – et le symbole – du
GADLU, de ce supposé « Grand Architecte De L’Univers »,
m’énerve – excusez, s’il vous plaît,
ma franchise - et me hérisse au plus haut point. Je ne puis
y adhérer. Très profondément et très
sincèrement, je ne crois pas qu’il existe - ou a existé -
quelque part un tel « Grand Architecte - ou Grand Créateur – De
L’Univers ». Pour moi : point de Dieu Tout-Puissant,
créateur et rédempteur, point de grand principe organisateur
d’un monde aussi chaotique que le nôtre. Le concept de
GADLU, selon moi, n’est que le reliquat des ukases de la franc-Maçonnerie
anglo-saxonne viscéralement théiste : croire en Dieu
a constitué, constitue et continue de constituer la règle
de base qu’elle entend imposer à toutes les autres Obédiences,
si celles-ci souhaitent être reconnues comme « régulières » …et
obtenir son soutien financier . Lorsque, en plus de cela, nous sommes
invités à consacrer nos travaux « à la
Gloire » de ce Grand Architecte à mes yeux inexistant,
pour ne pas dire usurpateur, la coupe est pleine et déborde.
Pour sauver le principe de ce GADLU cher aux théistes
(1) anglo-saxons et autres « réguliers », certains
francs-Maçons « humanistes » (entendez
par là « adeptes de la franc-Maçonnerie libérale »)
ont proposé d’interpréter ce symbole en en évacuant
l’obligatoire signification divine. Tentative sympathique,
conçue dans un esprit d’ouverture et de conciliation,
mais qui n’emporte nullement ma conviction. Pour moi, dans
le prolongement de ce que nous a enseigné l’Albert
Camus de mon adolescence (et de mon âge mûr), le monde
est absurde, dénué de tout sens prédéterminé ou
de toute organisation transcendante volontariste. Point de GADLU
donc, seulement – ce qui constitue notre simple, énorme
et noble responsabilité – des PADNUS ( des « petits
architectes de notre univers »), voire des Padsus ( de « petits
architectes de son univers »).
Thèse qui mérite
d’être brièvement développée. Le
GADLU, version théiste
Le symbole du GADLU, disais-je, nous est imposé par une franc-Maçonnerie
attachée à ses indéniables origines protestantes.
Comment nous est-il « vendu » (en termes de moderne marketing)
en ces temps, qui sont les nôtres , de remise en cause du religieux
? Pour répondre à cette question, je ne puis mieux
faire que de me référer au dense ouvrage d’un
honorable franc-Maçon membre de la Grande Loge Nationale (régulière)
Française, Jean-Pierre Schnetzler (2). Ecoutons-le donc :
«
La franc-Maçonnerie n’a, faut-il le dire, jamais été athée,
ni même déiste, mais tout bonnement théiste,
enracinée dans cette certitude qu’une révélation
divine a été de tout temps accordée à l’homme
pour l’aider à devenir, en acte, ce qu’il est
en puissance » (3)
Ou encore :
«
l’accord est général dans la Maçonnerie
régulière sur ce que le G.A.D.L.U. désigne Dieu » (4)
Quant à la « Gloire » du GADLU,
elle signifie, pour cet auteur, dépasser la renommée
mondaine et la célébrité sociale,
pour retrouver le sens à ses yeux originel de « splendeur et
majesté divines » :
«
C’est cette valeur théologique et mystique, qu’il nous faut
retrouver, si nous voulons œuvrer réellement à la Gloire du
Grand Architecte de l’Univers » (5).
Edifiant, n’est-il pas ? Respectons les croyances de ces Frères-là…mais
souhaitons, de leur part, la même tolérance à l’égard
de ceux qui ne partagent pas ces croyances et qui se permettent d’interpréter
autrement, dans une perspective humaniste et laïque, ce même symbole
du « Grand Architecte De L’Univers »…
Le GADLU, version
humaniste
Comment échapper à cette conception
déiste, sinon théiste,
du GADLU perçu comme « le Grand Esprit » démiurge
créateur, «
le
Charpentier céleste », « le Potier divin »
ou
encore « le
Forgeron mythique » (6) ?
Comment sauver et conserver, laïquement,
un symbole aussi « religieux » ?
Désireux de respecter cet héritage de la franc-Maçonnerie
traditionnelle, certains franc-Maçons humanistes ont proposé diverses
interprétations plus larges, plus ouvertes, de ce symbole problématique.
Ce faisant, ils entendaient ne pas se limiter, de gré ou de force, à ces
trois types d’interprétations évoquées par le Dictionnaire
de la franc-maçonnerie (7): symbole de la Divinité pour les théistes,
créateur quelque soit son nom pour les déistes, intelligence suprême, âme
et moteur du monde pour les spiritualistes. Pour ces francs-maçons humanistes
(le Frère Corneloup notamment, en 1945), travailler à la Gloire
du Grand Architecte De L’Univers, cela pourrait signifier travailler sous
l’inspiration de « la conscience collective de l’humanité » ou
encore selon « le principe recteur qui oriente vers le Progrès l’évolution
du monde et de l’humanité » (8). D’autres, jouant sur
les lettres et les mots, veulent y voir l’abréviation de l’expression « Grande
Architecture De L’Univers ». Bref, toujours l’idée d’une
réalité transcendante, créatrice et organisatrice qui conduirait
- ou devrait conduire – le monde vers l’Harmonie…même
si nous sommes à cet égard bien loin du compte.
Ce louable effort de conciliation satisfait un
grand nombre de mes Sœurs
et Frères, heureux de ne pas devoir remettre en cause une tradition bien
ancrée et, plus profondément, rassurés à l’idée
que notre monde est régi par des règles d’ordre supérieur.
Bref qu’il a du sens, et donc, peut-être, que leur
vie en a aussi.
Inutile de préciser que, bien que de nature optimiste, je ne partage en
aucune façon cet optimisme-là.. Je l’ai déjà dit
: pour moi ce monde chaotique, soumis aux violences physiques et humaines, tremblant
et ensanglanté, illustre quotidiennement son non-sens fondamental. Ce
qui ne nous empêche nullement de - et au contraire devrait nous inciter à – lui
donner du sens, notre sens…en d’autres termes, d’assumer notre
condition de PADNUS et de Padsus.
PADNU : petit architecte de notre univers
Il n’empêche : s’il n’existe point de Grand Architecte
transcendant, chacun de nous est, en puissance, un « petit architecte » qui,
plus ou moins humblement, de façon immanente, participe à la construction
de notre société, de notre monde, de l’univers.
Certains le font modestement, sans vaine ostentation.
D’autres sont plus
ambitieux et s’affirment producteurs volontaires et conscients
d’une
société plus égalitaire, d’un monde
meilleur , d’un
univers plus accueillant. Ce disant, je songe évidemment
aux utopistes et révolutionnaires de tous poils, dont chacun
a en mémoire les échecs
retentissants, pour ne pas dire les catastrophiques conséquences
sociales et humaines. Ils se voulaient PADLUS, « Petits
Architectes de l’Univers » (de
petits « grands » architectes en quelque sorte)…et,
très
souvent, n’ont réussi qu’à créer
la misère,
la famine, un système totalitaire massacreur des libertés
fondamentales. Ils se croyaient petits dieux, et se sont révélés
pénibles
démons.
Evoquer ces tyrans de notre époque hyper-moderne,
dont l’archétype
demeure bien évidemment les leaders soviétiques de
l’ère
stalinienne, cela ne peut manquer de nous inciter à nous
pencher, une fois de plus, sur les bienfaits et méfaits
des utopies sociales. Une occasion de relire Huxley (9), Orwell
(10) et tutti quanti. Comme quoi « l’enfer
est pavé de bonnes intentions »… comme le sont
les univers créés par de petits architectes qui se
croyaient grands ou qui, comme la grenouille de la fable, ont voulu
se faire trop « grands ».
Plus modestement, ne conviendrait-il pas de ramener
ces petits architectes mégalomanes à leur
humaine dimension, la nôtre : celle de petits architectes de, pour le meilleur
et pour le pire, notre univers ?
Personnellement, l’image qui me revient à l’esprit,
resurgie des lectures passionnées de mon adolescence, est
celle des deux frères
Thibault, Jacques et Antoine, chers à ce remarquable romancier
qu’était
Roger Martin du Gard (11) : leurs discussions idéologico-fraternelles
ont longtemps nourri mes propres interrogations existentielles
sur le problème
des engagements sociaux et politiques. Jacques l’idéaliste,
obsédé par
le souci de faire le bonheur de l’humanité et, au
prix de son bonheur familial, se faisant abattre en distribuant
des tracts contre la guerre en 1914.
Antoine le pragmatique, son frère, gazé dans les
tranchées,
préoccupé avant tout par le bonheur de ceux qui lui
sont proches. Du moins telles sont les images dont ma mémoire,
si celle-ci ne m’abuse
point, persiste à me nourrir. Jacques le PADNU,
Antoine le Padsu. Toute
ma vie durant, j’ai été, mosaïquement, écartelé entre
ces deux attitudes politiques et existentielles. Ou, plus exactement
et plus maçonniquement, j’ai toujours perçu
en moi et du Jacques et de l’Antoine, de l’idéalisme
et du pragmatisme, du Blanc et du Noir indissolublement liés.
«
Notre » univers : ici la culture maçonnique se rappelle à notre
bon souvenir. Ne s’agit-il pas de participer à la « Construction
du Temple de l’Humanité » ? Belle et riche formule qui nous
indique à la fois le sens et l’essence de notre engagement dans
le travail maçonnique : ouvriers maçons, nous sommes , à notre
modeste niveau , de petits architectes. Que notre Force, notre Sagesse et notre
Beauté soient telles qu’elles contribuent, fût-ce modestement,
au Progrès de l’Humanité : ainsi serons-nous peut-être
reconnus comme de bons Padsus…
PADSU : petit architecte de son univers
Arrêtons-nous quelques instants et raisonnons en francs-Maçons.
Nous considérer comme des PADNUS, n’est-ce pas nous profiler déjà dans
les habits, tâches et fonctions du Maître ? Or, éternels Apprentis,
n’avons-nous pas été invités et formés à sans
cesse nous interroger sur notre propre personne, sur son être, sur son
action, sur ses qualités et ses défauts, le tout avec le souci
d’un constant perfectionnement ? Mieux nous relier à nous-même
pour mieux nous relier aux autres et mieux nous relier au monde. En d’autres
termes, être de bons Padsus avant de et pour devenir de bons
PADNUS…
Qu’est-ce que cela veut dire, dans le cadre de notre actuelle réflexion
?
Reprenons l’exemple des frères Thibault. Jacques se voulant PADNU pour construire un monde meilleur et faire le bonheur de la grande masse des
gens meurt et , ce faisant , produit le malheur des proches qu’il aime.
Finalement il n’a été ni PADNU, ni Padsu : son univers familial
a été détruit. Antoine, moins ambitieux au départ,
accorde la priorité au bonheur de ses amitiés et de ses amours
les plus proches : il se veut avant tout « petit architecte de son univers » (Padsu),
avec l’espoir que les petits univers de bonheur ainsi créés
auront un effet d’entraînement, qu’ils contribueront d’une
certaine façon au développement du bonheur général,
bref, dans les termes qui nous sont chers, à la Construction
du Temple de l’Humanité, au Progrès de l’Humanité. Padsu conscient, compétent et efficace, il peut espérer devenir un PADNU également
efficace. L’apprenti en lui va se muer progressivement en maître.
Notre franc-Maçonnerie s’intéresse aux hommes plus qu’aux
dieux, à l’Homme plus qu’à Dieu, à l’Humanité plus
qu’à l’Univers.
Telles sont sa Sagesse , sa Force, sa Beauté.
Elle a pour vocation d’ « inventer l’homme »,
cette belle expression qu’Albert Jacquard a reprise à Jean-Paul
Sartre. Quel homme ? Non point l’individu isolé, atome
perdu dans la masse anonyme, matière première de
l’individualisme libéral et du
communisme totalitaire. Mais bien la « personne »,
l’être
humain relié à ses semblables par une multitude de
liens tissés
au fil des jours, des nuits et des ans.
En termes maçonniques
: un Apprenti relié à lui-même qui, en se reliant
aux autres, devenu ainsi Compagnon accompli, se rapproche de la
Maîtrise. Ou encore : le Padsu émérite,
celui qui s’est voulu l’architecte de son univers familial
et professionnel et qui réalise avec succès cette œuvre
essentielle, voit s’ouvrir
devant lui la voie qui l’amènera à être
reconnu comme un PADNU lui aussi appelé assumer d’importantes
missions, dans la perspective de la Construction du Temple de l’Humanité. Alors…à la
Gloire de qui ?
Selon moi, une franc-Maçonnerie humaniste, tolérante, ouverte,
ne doit pas se laisser imposer de travailler à la gloire d’un GADLU
mythique et contestable. Si, en plus de travailler au Progrès de l’Humanité (ce
qui est plein de sens d’un point de vue humaniste), il nous est demandé de
travailler « à la gloire » de quelque chose ou de quelqu’un,
alors que cela soit à la gloire de tous ces PADNUS, de tous ces petits
architectes de notre univers, du moins de tous ceux qui le font avec abnégation,
dévouement et modestie, à l’image de ces « humanitaires » qui
nous rappellent que jamais nous ne devons perdre confiance en l’Homme…
Marcel Bolle De Bal,
membre de la loge « Les Amis Philanthropes » du « Grand
Orient de Belgique », auteur de nombreux ouvrages traitant de la franc-maçonnerie.
(1) Théisme :
doctrine qui consiste à concevoir
le divin comme une Personne qui agit, intervient sur terre et révèle
sa volonté aux
hommes ; contrairement à l’Être suprême
des déistes,
le Dieu du théisme est nettement personnalisé et
individualisé.
Déisme : doctrine qui consiste à admettre l’existence d’un Être
suprême, sans accepter de religion révélée ni de dogme
; l’Être divin des déistes est expurgé des attributs
personnels du Dieu des théistes. Voir à ce propos
Xavier De Schutter, Les Métamorphoses du Divin. Essai de théographie,
Bruxelles, Espace de Libertés, 2002.
(2) Jean-Pierre Schnetzler, La
franc-Maçonnerie comme voie
spirituelle. De l’Artisan au Grand Architecte , Paris,
Dervy, 1999.
(3) Id., p.17
(4) Id., p. 31
(5) Id., p. 33
(6) Images tirées de Jean
Delaporte, Le Grand Architecte
De l’Univers,
Fuveau, La Maison de Vie, 2001.
(7) Daniel Ligou (ed.), Dictionnaire
de la franc-maçonnerie,
Paris, PUF., 1998., p. 78.
(8) Jean Delaporte, op. cit., pp. 8 et 9
(9) Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes, écrit
en 1931, Paris, Plon, Pocket ,2003.
(10) Robert Orwell, 1984, écrit
en 1948, Paris, Gallimard, Folio, 1950.
(11) Roger Martin du Gard, Les Thibault,
Paris, Gallimard, NRF, 1949, 9 volumes.
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