Jacques Chopineau
- La
violence
du monde
- Les masques
- La violence de l'injustice
- Les bruits du monde
- La parole et l'emballage
- Les silences du monde
- Qu'un jour se lève
La violence
du monde
Notre monde est un monde violent –depuis toujours. Caïn
tue son frère Abel. Et depuis le commencement du monde,
les Caïn tuent les Abel. C’est l’actualité.
Dans notre monde, Caïn serait président et Abel serait
un simple citoyen. Ou bien Abel serait un « sous-développé » -chômeur
ou réfugié ?
Cependant, pour le bonheur des puissants, il est
rare que l’injustice
engendre la violence. Et plus rare encore, il est rare que la voix
des opprimés soit réellement entendue. Ils se révoltent
parfois, bien sûr. Par colère ou par dépit.
Mais cette révolte –faute d’idéologie– n’est
qu’une sorte de terrorisme « légitimement » combattu.
Certes, répondre à la violence par la violence, a
pour conséquence d’ajouter une violence à la
violence. Et à la violence –toujours– répond
une contre-violence ; à la représaille répond
une contre-représaille. Et toutes deux appellent une vengeance « juste »,
sinon légitime. La violence appelle la violence. Et voici
lancé le cycle infernal…
C’est l’histoire de l’humanité.
Le plus fort a toujours raison. Telle est aussi la loi de la jungle.
Et
telle est la loi que nous voyons aujourd’hui appliquée
en Tchétchénie, en Palestine, au Darfour et en bien
d’autres lieux de notre monde. Mais dans tous les cas, de « bonnes » raisons
et de nobles justifications peuvent être avancées
par les responsables.
Evidemment, la démocratie est le contraire de la jungle.
Toute démocratie a des lois, et ces lois sont écrites.
Quel que soit son rang, celui qui les transgresse doit être
dénoncé et jugé. Plus le rang est élevé,
plus le pouvoir est grand -et avec lui : la responsabilité.
La nocivité éventuelle est proportionnelle au pouvoir
de l’actant. Il est clair que cela ne rend pas tolérables
les petits crimes, mais les grandes tueries ne sont à la
portée que de grands décideurs. Et si Caïn est
président : gare aux petits Abel !
La loi non écrite -le plus souvent- est celle de la jungle.
Elle est aussi –idéalement– celle qui serait écrite
dans les cœurs, mais si nos cœurs sont pleins de violence,
cette loi est une loi sanglante. En sorte que la loi de la jungle
est la loi de la force. Il faut donc être le plus fort ou
-au moins- du côté du plus fort. Ainsi pensent les
humains.
Les masques
Cependant, il est habituel que la violence se
couvre d’un
masque. Il est rare que la violence se donne pour ce qu’elle
est. Il lui faut une raison qui la rende légitime ; un alibi
qui -au moins en démocratie- en fasse une nécessité,
ou même un devoir.
Nombreux sont les masques utilisés. Et tous sont nobles
et de belle apparence. Tour à tour, la défense de
la justice, de la patrie, de la propriété, de la
vérité, de la lutte contre le mal… Actuellement,
la lutte contre le terrorisme est régulièrement mise
en avant. Ce qui permet de ne pas trop s’appesantir sur les
causes de ce « terrorisme »…
Bien entendu, de
nobles causes doivent être défendues, mais à condition
toutefois que ce ne soient pas des prétextes - des masques
destinés à faire passer pour un bien (ou un mal nécessaire)
un déni de justice, voire un crime.
Nous voyons, aujourd’hui, l’occupation
ou l’oppression
se cacher sous le masque de la vertueuse lutte anti-terroriste.
Comme si tchétchènes, palestiniens, iraqiens, afghans
et autres étaient -par nature ?- de dangereux terroristes,
contre lesquels la vertueuse Amérique ou la sainte Russie
devaient lutter, pour le bien de l’humanité.
Un autre masque est celui du « réalisme » économique.
Le vrai visage est parfois celui de la rapacité commerciale.
Celle, par exemple, qui consiste à mépriser les nécessités écologiques
parce que, simplement, « c’est moins cher ».
Ainsi, jeter en mer des produits toxiques est moins coûteux
que nettoyer les cuves du bateau dans un port approprié.
Certes, des contrôles existent mais -comme on dit- « pas
vu, pas pris ».
Ou encore exploiter des usines en économisant sur la sécurité.
Là encore, des normes existent, mais elles sont parfois
insuffisantes ou appliquées seulement après l’accident.
En attendant -et c’est ce qui importe- les affaires sont
bonnes… Mortifères, mais bonnes.
Les exemples seraient ici nombreux. Caïn (président,
pétrolier ou directeur d’une multinationale) est d’ailleurs
un « bon chrétien » en lutte contre la subversion
ou contre le terrorisme. Abel, l’errant, ne doit pas s’opposer
aux affaires. Là où le premier Caïn était
cultivateur (propriétaire du sol), Abel était berger
(errant). Les errants avec leurs troupeaux sont une menace pour
les cultures.
En langage moderne, les errants sont potentiellement
subversifs. Jadis philo-communistes ; aujourd’hui crypto-terroristes.
Ils sont, en tout cas, opposés à la liberté –c'est-à-dire à la
liberté du commerce. Et dans notre monde marchand : malheur
au non-marchand ! Selon une affirmation courante : les idéalistes
ne sont pas des réalistes.
La violence de l’injustice
Les humains sont de plus en plus nombreux sur
la terre. L’injustice
n’est, certes, pas nouvelle, mais elle touche beaucoup plus
de monde que jadis. Et plus que par le passé, l’inégalité entre
les humains est choquante. L’écart entre riches et
pauvres se creuse de façon vertigineuse. Sans doute, de
tous temps, la richesse des uns s’est construite sur la pauvreté des
autres. Mais ce vieux phénomène prend aujourd’hui
des proportions gigantesques. Notre monde est aussi celui de la
globalisation de la misère. Non de la pauvreté (qui
peut être digne et fraternelle), mais de la misère
(avec son cortège de souffrances -voire de honte).
Voilà le grand danger qui menace la paix.
Un grand feu couve. Nous ne voyons aujourd’hui que des petits
feux. Mais un grand feu, habituellement, a commencé par être
un petit feu. Avant de s’infecter, la plaie était
une petite blessure. Ni le feu, ni l’infection, ne vont disparaître
par le simple fait qu’on n’en parle pas. C’est
pourtant ce qui est fait.
On sait que plus d’un milliard d’humains doivent vivre
avec moins d’un euro par jour. Un milliard d’humains
(en partie, le même) n’a pas accès à l’eau
potable. Injustice, certes, mais aussi formidable vivier de révoltes
et de guerres ou de ce qu’on nommera peut-être « terrorisme » !
Aucune arme de destruction massive ne cause autant
de morts que la misère -source de détresses, mais aussi de guerres
futures. Car tous ne vont pas se résigner à leur
sort. Les « terrorismes » ont de beaux jours devant
eux.
Fourbissez vos armes, gens riches, ou bien soyez
dans le bon camp. Les pauvres (les peuples « en surplus » -selon une
cynique terminologie américaine) vous menacent. Préparez-vous à défendre
la liberté du commerce et la démocratie de marché !
Le bien (et les biens) est (sont) de notre côté. Ces
biens, d’ailleurs, sont ce que nous sommes, car l’homme
devient toujours ce qu’il poursuit ! « Ils
deviendront comme eux, ceux qui les font »
Psaume 115,8
Dans le texte biblique, cela est dit des idoles.
Mais les idoles, en tous temps, sont exactement ce que nous cherchons
et aimons. Les bruits du monde
Notre monde est un monde de bruit. Il semble que
beaucoup de contemporains soient, depuis leur jeune âge, animés par le seul
bruit. De là, ces musiques tonitruantes dans lesquelles
la « qualité » peut être mesurée
en décibels. Il est aussi le monde de l’éphémère,
du provisoire, du besoin futile. Mais dans tous les cas, le bruit
qui est fait définit la qualité du produit.
De même, la qualité d’un produit est souvent
mesurée en termes de chiffre des ventes. Est bon ce qui
est bien vendu. C’est bon, ce produit ? Oh oui : on en vend
beaucoup ! La demande est forte. Même la culture est un produit
de consommation. Et, selon une logique analogue, pour beaucoup
d’hommes politiques, la qualité des paroles est simplement
mesurée à l’aune des voix que telle déclaration
peut rapporter ou coûter. C’est ce qu’on appelle « jeu
politique », ou même : « démocratie »… Dans
tous les cas, c’est le profit qui l’emporte. Le « réalisme » est
de dire ou faire ce qui est bon pour moi (pour mon prestige, pour
ma carrière, pour mon élection, pour mon compte bancaire… c’est
selon). Et dans cette logique du profit, la parole est renvoyée
au niveau de l’emballage.
La parole et l'emballage
D’ailleurs, la parole, dans notre monde, n’a guère
d’autre fonction. Dire : c’est pour vendre -en tous
les domaines. Et dire bien, c’est vendre plus. Mais dire
mieux, c’est vendre encore plus.
Tous les vendeurs savent
cela. Cette grande marchandisation du monde (sous couvert de « globalisation »)
ne s’embarrasse pas de fidélité à la
parole. Naturellement, les régions du monde où l’on
met en œuvre cette logique du profit -tous domaines confondus-
sont aussi les régions les plus développées
de notre monde. Le « niveau de vie » est d’ailleurs
mesuré par la quantité d’objets que l’on
peut acquérir.
Mais celui qui ne peut acquérir ces objets, est un « sous-développé » à qui
l’on peut –c’est logique- prêter de l’argent
pour qu’il se développe … c'est-à-dire
qu’il puisse acheter ce qu’il est censé convoiter.
Mais, bien sûr, il devra emprunter toujours plus -à charge,
pour lui, de rembourser, au moins, les intérêts toujours
croissants.
Comme résonne étrangement, dans
un monde dominé par
le profit, ce proverbe arabe ancien : « Sois
loyal même
si cela te nuit ; évite le mensonge même si cela t’est
utile ». Voilà bien ce à quoi un
européen
ne peut, aujourd’hui, absolument pas adhérer ; généralement,
son éducation et sa formation s’y opposent.
Mais parfois,
des miracles ont lieu !
Des mots comme « profit », « productivité », « réussite », « marché »… … sont
les phares du discours le plus courant. Inversement, des mots comme « honneur », « fidélité », « justice », « solidarité »… ne
font guère partie du vocabulaire habituel. Simplement, il
arrive que ces mots fassent partie de la rhétorique : ce
sont, parfois, des affirmations solennelles, des attraits d’emballage,
des arguments de vente ou de vote.
Vendeurs et politiciens, sur ce point, se ressemblent.
Beaucoup d’intellectuels aussi –si l’emballage est, pour
eux, plus important que le produit. Bien dire, afin d’emporter
la conviction. C’est la racine du pouvoir. Dans ce cas, le
vêtement est identifié au corps. Du haut de leur compétence,
ils parlent (éventuellement : très bien) du vêtement
(la doctrine, par exemple) comme s’ils connaissaient le corps
(la religion, par exemple). De même certains artistes considèrent
l’art comme un produit de consommation. Le beau devient un
objet –distribué comme tel, à ceux qui peuvent
l’acheter. Pour tous, la place tenue est proportionnelle
au bruit qui est fait autour.
Les silences du monde En face de ce monde de l’agitation et du bruit, le silence
des sans-voix est impressionnant. On jeûne en silence, comme
on prie en silence. On peut aussi remâcher, en silence, des
idées noires. Toute une partie du monde ne connaît
d’ailleurs le bruit que dans la guerre. Il arrive même
qu’il y ait assez de morts et de souffrances pour que nos
médias en parlent bruyamment.
Chez nous, cependant, la démocratie est de plus en plus
formelle, pour ne pas dire purement verbale. L’économique
est le premier servi.
Comment s’étonner que de moins
en moins de citoyens se déplacent pour aller voter ? Bientôt,
peut-être, seuls les pays qui ont instauré le vote
obligatoire (en Europe : la Belgique, le Luxembourg et la Grèce)
pourront fournir assez de voix aux candidats.
Il est vrai qu’on ne demande guère au peuple de se
prononcer. Surtout dans le genre d’ « Europe » libérale
que l’on met sur les rails. Dans cette logique : des consommateurs
ne sont guère des citoyens. À la « démocratie » de
s’adapter ! Une « démocratie de marché » n’est
pas une démocratie à l’ancienne. « Consomme
et tais-toi, citoyen ! ».
Qu'un jour se lève Ces propos pourront paraître pessimistes.
Il n’en est
rien : le monde actuel n’est pas pire que les mondes qui
nous ont précédés. On change un peu, certes,
les règles du jeu, mais sans changer de jeu. L’humain
est marqué par cette permanence de la violence.
Pourtant, en tous temps, ne rien dire d’un abus est s’en
rendre complice. Ne pas dénoncer une injustice signifie
y participer. Ne pas aider, là où cela nous est possible,
implique désintérêt et non-assistance. Même
celui qui considère qu’il ne peut rien faire, sait
cependant que le pouvoir de la parole est en sa possession.
C’est pourquoi, l’oreille tendue aux bruits ou aux
silences du monde, nous attendons que –selon l’expression
de Martin Buber : « le jour se lève et qu’un
chemin devienne visible, là où personne ne le devinait ».
Cette attente se prolonge sans doute depuis des siècles.
Mais parce qu’elle persiste, le genre humain existe toujours.
Et que vive la révolution !
Jacques Chopineau, Genappe, le 20 octobre 2004
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