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J'ai perdu mon amour

André Romus

Il avait beau fouiller tous les placards de l’appartement et retourner les poches de tous ses vêtements. Á présent, il lui fallait bien se rendre à l’évidence : il avait perdu son amour. Comment était-ce possible ? Au nom de l’union libre à laquelle ils s’étaient astreints tous deux, aucun n’avait songer à attacher leur attachement par d’autres armes que celles de leurs cœurs désarmés. Alors, comment avait-il pu perdre son amour éperdu pour elle ? Sa légèreté lui pesait. Par acquit de conscience, il se pencha une fois encore sous le lit au cas où son amour serait tombé pendant son sommeil. Bernique ! Rien. Où chercher à présent ?

Il se rendit au bureau des objets trouvés.

- J’ai perdu mon amour, lança-t-il à l’adresse du préposé que sa question fit sursauter. Ne vous l’aurait-on pas apporté entre mercredi midi et ce matin ?
- On nous a bien ramené un peu de tout, ces jours derniers, commenta l’employé, évasif; mais je ne me souviens pas qu’on m’ait rendu l’objet de votre réclamation. pouvez-vous me le décrire ?
- Vous le décrire !

Comme si son amour pouvait être décrit !
-Oui. Au petit bonheur. On ne sait jamais. peut-être que son signalement…

“Au petit bonheur” : quel con ! Devant son silence qui en disait long, le préposé adopta une attitude plus coopérante :
- Remplissez ce questionnaire. Rubriques suivantes : sexe, âge, profession, numéro de TVA si assujetti, signe(s) particulier(s).

Il rendit la feuille blanche tout aussitôt. Ce document était obscène.
- Je ne réponds pas à de telles questions. Vous devez me comprendre.  J’ai simplement inscrit mon numéro de téléphone dans l’angle supérieur droit. On ne sait jamais.

Rentré chez lui, il attendit. Dès qu’un ami l’appelait, il prétextait des occupations urgentes et raccrochait, de crainte de bloquer la ligne.

Une nuit, la sonnerie réveilla sa solitude, mais il s’agissait vraisemblablement d’une erreur car une voix de femme s’était bornée à demander :
- Allô! Les urgences ?
Il avait raccroché, comme ça, sans répondre. N’avait-il pas eu tort ?

Il voyagea. La morosité propre aux statues des musées avait même envahi les ruelles du Sud qu’il aimait. Couché sur le plancher de la Sixtine pour questionner les Vestales, il s’y endormait tout de go et se réveillait entre des pas japonais. Le Bardolino avait été réduit en eau. Les lits des hôtels étaient devenus beaucoup trop larges. Les nuits bâillaient d’ennui, et les jours. Il revint.

Peu après son retour, le téléphone sonna. C’était le préposé des objets trouvés. Sa voix était toute enjouée.
- J’ai une bonne nouvelle pour vous. On a rapporté ce que vous aviez perdu. Vous avez de la chance, par les temps qui courent.

Sa main gauche tenait encore l’écouteur tandis que sa main droite saisissait déjà la poignée de la porte du dépôt.

Le fonctionnaire le reconnut et lui sourit avec bienveillance.
- Une minute, dit-il.

Et il s’enfonça dans le réduit obscur d’où s’éleva bientôt un bruit de parapluies hâtivement bousculés et de vaisselle prudemment déplacée.
- Le voilà ! s’écria-t-il enfin d’une voix triomphante.
- Ça ? Mais… ce n’est pas mon amour !
- Vous êtes sûr ? Regardez-le bien. ( A présent, on le dévisageait d’un air contrarié, si pas réprobateur.) Il me paraît correspondre au peu de détails que vous m’aviez donné.

Ça, son amour ? La chose qu’on lui présentait en travers du comptoir mouillé n’avait rien de commun avec les égarements de sa ferveur perdue. Quelle confusion ! D’ailleurs, l’objet le considérait sans conviction en battant bêtement des cils. Quelle imposture !
- Ce n’est pas le mien, trancha-t-il d’un ton sec. Je regrette. Gardez-le pour quelqu’un d’autre. Ça peut toujours servir dans la solitude, ou dépanner quand on n’a rien de mieux un soir de Noël.

Il se dirigea vers la sortie et, au moment où il allait s’engager dans le tambour de la porte… il l'a reconnue tout de suite. Il n’y avait qu’elle pour secouer de la sorte ses courts cheveux châtains sous la pluie.

Elle tenait maladroitement dans ses bras quelque chose de trop grand, de trop lourd pour elle seule. L’emballage cadeau était un peu chiffonné. Ce détail le fit sourire.
- Aide-moi donc, suppliait-elle à travers ses larmes heureuses. Tu vois bien que je ne suis pas assez forte pour le porter sans toi. Pardonne-moi d’être en retard. J’ai rencontré tant d’obstacles jusqu’à toi !

André Romus, Extrait de Les mots pour en rire, revue Vivre, Lillois, 94/1

 



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