Jean-Paul
Sorg
Dans ses Lettres à Olga,
lettres de prison, Vaclav Havel, inspiré par une lecture d'Emmanuel
Levinas, voyait dans la responsabilité "le point
fixe fondamental qui fait naître l'identité humaine" et
il disait que "le mystère de l'homme est le mystère
de sa responsabilité". Ces formules correspondent
à la pensée de Schweitzer – et à sa vie,
à son destin. Ce qui l'avait déterminé à
partir Lambaréné et à y fonder une œuvre
"humanitaire", ce n'était pas l'éthique
du respect de la vie, puisqu'il n'en découvrira le principe
que sur place, mais c'était […] une conviction (!)
de responsabilité, celle de quelqu'un qui "peut
faire quelque chose pour les autres".
S'il peut, il doit !
Et s'il doit, il peut !
Voilà toute l'éthique, dans la liberté de
l'homme.
Que devons-nous faire ?
Assumer les responsabilités que nous confère
notre puissance sur la terre.
Et quel royaume pouvons-nous
espérer
?
En 1979, le philosophe Hans
Jonas a publié
une œuvre marquante : «Principe responsabilité»,
en opposition ouverte au célèbre «Principe
espérance» que le philosophe Ernst Bloch avait
publié trente ans auparavant et qu'il avait rédigé
dans l'exil, aux Etats-Unis, entre 1938 et 1949. Une œuvre
d'un puissant souffle eschatologique qui annonçait encore,
dans la perspective marxiste, la réalisation révolutionnaire
d'un monde nouveau de justice, d'égalité et de transparence.
Aujourd'hui, après tout ce qui s'est passé,
comment croire encore que l'histoire accomplira d'elle-même
les vieilles promesses et que le royaume des cieux descendra sur
terre ? Nous voyons seulement qu'il y a péril en la demeure
et c'est dans les urgences de notre survie que nous prenons conscience
de nos responsabilités, c'est-à-dire de nos dernières
chances.
Ou les hommes deviendront responsables
et solidaires dans la responsabilité, ou ils périront ensemble.
Nous avons insensiblement changé d'époque. Ce changement
est exprimé philosophiquement par la substitution d'un principe
de responsabilité à celui d'espérance ou peut-être
mieux, au-delà de la polémique, par une alliance des
deux principes, car nous ne saurions laisser toute espérance.
C'est dans le sens de la responsabilité maintenant que nous
la plaçons.
Si nous avons aujourd'hui
quelques nouvelles raisons d'espérer, de conserver le principe
d'espérance, c'est dans l'exacte mesure où nous obéirons
au principe de responsabilité, dans l'esprit du respect
de la vie.
Jean-Paul Sorg, Albert
Schweitzer, Humanisme et éthique, Albin Michel,
Paris 1995, pp 469-470 
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