Albert
Schweitzer
Qu'est-ce que « le respect
de la vie »
et comment naît-il
en nous ?
Si l'homme veut avoir une idée claire de lui-même
et de sa relation avec l'univers, il faut qu'il se détourne
constamment des multiples notions créées par sa pensée
et son savoir pour réfléchir au fait élémentaire,
immédiat et continu de sa propre conscience. Ce n'est qu'à
partir d'elle qu'il peut atteindre à une conception spéculative
du monde.
Descartes part de la formule « Je pense, donc
je suis. » L'ayant choisie, il suit inévitablement
la voie de l'abstraction. De cet acte de penser, sans substance,
artificiel, il ne peut rien sortir éclairant la relation
de I'homme avec l'univers. En réalité, le fait immédiat
de la conscience a déjà un contenu. Penser signifie
penser quelque chose. Le fait immédiat de la conscience de
l'homme signifie: « Je suis vie qui veut vivre, parmi la vie,
qui veut vivre ». En tant que volonté de vie au sein
de la volonté de vie, l'homme a conscience de soi à
tout instant quand il réfléchit sur lui-même
et sur le monde qui l'entoure.
De même que ma volonté de vivre inclut
un ardent désir de continuer à vivre, et tend vers
cette mystérieuse exaltation de vivre que nous appelons bonheur,
de même qu'elle inclut aussi la crainte de l'anéantissement
et de cette mystérieuse atteinte de la volonté de
vivre que nous nommons douleur, ainsi en est-il de toute volonté
de vivre autour de moi, soit qu'elle s'exprime, soit qu'elle reste
muette à mon égard. Il faut alors que l'homme décide
comment il se comportera à l'égard de sa volonté
de vivre. Il peut la nier. Mais s'il sent que la volonté
de vivre se change en celle de ne pas vivre, comme c'est le cas
pour la pensée indienne et pour toute pensée pessimiste,
il entre en contradiction avec lui-même. Il bâtit sa
conception du monde sur une position fausse en soi, irréalisable.
La pensée indienne, comme celle de Schopenhauer,
est pleine de contradictions, parce qu'elle est bien obligée
de faire continuellement des concessions à la volonté
de vivre qui persiste en dépit de toutes les négations
du monde, encore qu'elle ne veuille pas convenir que ce soient des
concessions. Seule est conséquente avec soi-même la
négation de la volonté de vivre qui a pris la décision
de mettre fin à l'existence physique.
Quand l'homme affirme sa volonté de vivre,
il se comporte d'une manière naturelle et sincère.
Il confirme un acte déjà accompli dans son inconscient
en le renouvelant dans sa pensée consciente.
Le point de départ de la pensée -toujours
identique- c'est l'idée que l'homme n'accepte pas son existence
tout simplement comme un donné, mais l'éprouve comme
un insondable mystère.
L'affirmation de la vie est
l'acte spirituel par lequel l'homme cesse de se laisser vivre
et commence à se dévouer
avec respect à sa propre vie, pour lui donner sa véritable
valeur. Affirmer la vie c'est rendre plus profonde, plus intérieure
sa volonté de vivre et c'est aussi l'exalter.
L'homme qui pense éprouve le besoin de témoigner
le même respect de la vie à toute volonté de
vivre autre que la sienne. Il ressent cette autre vie dans la sienne.
Il considère comme bon de conserver la vie et d'élever
à sa plus haute valeur toute vie susceptible de développement.
Il considère comme mauvais de détruire la vie, de
nuire à la vie, d'empêcher de croître une vie
susceptible de se développer. Tel est le principe absolu,
fondamental de l'éthique, ainsi que le postulat fondamental
de la pensée.
La grande lacune de l'éthique jusqu'à
présent est qu'elle croyait n'avoir affaire qu'à la
relation de l'homme à l'égard des humains. Mais en
réalité, il s'agit de son attitude à l'égard
de l'univers et de toute créature qui est à sa portée.
L'homme n'est moral que lorsque la vie en soi, celle de la plante
et de l'animal aussi bien que celle des humains, lui est sacrée,
et qu'il s'efforce d'aider dans la mesure du possible toute vie
se trouvant en détresse.
Seule l'éthique universelle du sentiment de
la responsabilité élargie, étendue à
tout ce qui vit, peut se fonder solidement sur la pensée.
L'éthique du comportement de l'homme envers les humains n'est
qu'un fragment d'éthique.
L'éthique du respect de la vie contient donc
en soi tout ce qui peut se révéler comme amour, dévouement,
compassion à la douleur, sympathie dans la joie et le commun
effort.
Le monde, toutefois, présente le spectacle
effroyable de la volonté de vivre divisée contre
elle-même.
Toute existence vit aux dépens d'une autre, en détruit
une autre. Seule, chez l'homme qui pense, la volonté de
vivre est devenue consciente d'autres volontés de vivre
et désireuse
de se solidariser avec elles. L'homme ne peut cependant réaliser
complètement ce désir, car il est, lui aussi, soumis
à cette loi mystérieuse et effroyable: il est contraint
de vivre aux dépens d'autres vies, de commettre continuellement
des destructions et des actes nuisibles à la vie. En sa
qualité
d'être moral, il lutte pour échapper autant que possible
à cette nécessité et cherche, en être
éclairé et miséricordieux, à mettre
fin à cette division de la volonté de vivre dans
tout ce qui est à sa portée. Il aspire à faire
preuve d'humanité et à soulager la souffrance.
Le respect de la vie, né de la volonté
de vie qui s'inspire de la pensée, contient donc à
la fois l'affirmation du monde et l'éthique étroitement
associées l'une à l'autre. Il s'efforce de créer
des valeurs et de réaliser des progrès qui servent
au développement matériel, spirituel et moral des
hommes, soit individuellement, soit dans l'humanité entière.
Alors que l'affirmation du monde
moderne, irréfléchie,
vacille entre ses idéaux de science et de puissance, l'affirmation
du monde réfléchie se propose le perfectionnement
spirituel et moral de l'homme comme le plus haut idéal qui
donne à tous les idéaux de progrès leur valeur
rcelle.
Par l'affirmation éthique du monde et de la
vie, nous arrivons à une compréhension supérieure
qui nous fait discerner ce qui est essentiel dans la civilisation
de ce qui ne l'est pas. La prétention absurde de nous croire
civilisés perd son pouvoir sur nous. Nous osons affronter
la vérité et reconnaître qu'avec les progrès
de la science et de la puissance, la civilisation véritable
n'est pas devenue plus aisée à atteindre, mais au
contraire plus difficile.
Le problème des relations réciproques
entre la vie spirituelle et la vie matérielle se fait jour
en notre esprit. Nous comprenons que nous avons tous à lutter
contre les circonstances pour garder notre humanité et que
nous devons nous appliquer à transformer la lutte quasi désespérée
menée par tant d'êtres pour conserver leur personnalité
humaine dans des circonstances sociales défavorables, en
un combat qui ait des chances de succès.
C'est donc une volonté de progrès plus
profonde et plus morale jaillie de la pensée qui nous tirera
de notre pauvre civilisation et de ses errements pour nous ramener
à la civilisation véritable. Ainsi surgira, tôt
ou tard, la Renaissance définitive qui apportera la paix
au monde.
Albert Schweitzer, Ma
vie et ma pensée, édition Albin Michel, 1960 p.172-176
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