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 Éthique
Violence et espérance

Jacques Chopineau

  - La violence ne se réduit pas à la guerre
  - La paix n'est pas l'absence de guerre
  - Le récit symbolique de la première violence
  - La foi d'Abel

On a évoqué la peur de l'an 2000, par analogie avec la peur de l'an 1000 qui avait secoué l'Occident… Une manière de signaler qu'à l'arrière plan de ce débat se trouve une préoccupation de beaucoup d'hommes de notre temps. S'il n'y avait rien à craindre, nous parlerions sans doute d'autre chose.

Dans le même temps, il faut reconnaître que la Bible ne parle pas de nucléaire. Comment s'y prendre pour éviter les formulations péremptoires du genre: "Dieu a dit" ou "la Bible dit"… comme si nous étions détenteurs d'une vérité indiscutable, en face de laquelle d'autres approches devraient être écartées. Comme si nous étions dans une situation dont nous seuls aurions la clef. Il me semble que la Bible ne nous permets pas d'extraire des vérités intangibles que nous pourrions opposer à toutes interrogations des hommes de notre temps. La lecture de la Bible n'est pas une discipline scientifique.

Par contre, la Bible nous invite à lire notre situation au travers un prisme particulier: un texte à la fois fondateur et révélateur de notre situation véritable. Et chaque génération est responsble de sa lecture… dans sa propre situation. Il n'existe pas de lieu théorique de la lecture. Toute lecture est située. Ce n'est pas le texte qui est situé une fois pour toutes et dont une lecture "scientifique" pourrait extraire le sens indépendamment de la question posée! Toute relecture est modelée par la question qui est posée au texte biblique par un lecteur, dans un temps donné. 

La violence ne se réduit pas à la guerre

Mais quelle est la question posée ? Il m'a semblé nécessaire de réfléchir d'abord sur le phénomène de la violence, la guerre n'étant qu'une forme particulière de la violence (certes, la plus visible et la plus terrifiante). La violence ne se réduit pas à la guerre. C'est tellement vrai que si, par impossible, la guerre était supprimée, la violence ne disparaîtrait pas pour autant.

Il faut se rappeler que la guerre (dont l'histoire biblique est remplie) est un phénomène proprement humain: invention humaine qui requiert, comme toutes les inventions humaines, intelligence et organisation. La guerre est une invention humaine qui a pour fonction de viser à résoudre des problèmes qui ne sont pas résolus autrement.

Il serait illusoire de prétendre supprimer les guerres sans supprimer les causes qui leur donnent naissance. La Bible ne nous parle pas de la guerre comme telle; simplement, on y raconte souvent des faits de guerre. Non pas parce que la guerre serait en quelque manière justifiable mais parce que l'histoire humaine en est remplie.

Aussi bien, le thème qui nous occupe n'est pas celui de la guerre (il faudrait alors parler de la symbolique de la guerre sainte…). La guerre n'est qu'un cas particulier de la violence. Mais la Bible nous parle de la violence: nous verrons comment, à travers un récit symbolique sur la première violence. 

La paix n'est pas l'absence de guerre

Alors que dans notre langage courant, la guerre s'oppose à la paix, il est intéressant de noter que dans le langage biblique le mot traduit par «paix» n'est pas l'exact opposé de la guerre. le mot «shalom» peut signifier la paix, le bonheur, l'harmonie, la santé, etc…

Genèse 26,29: Isaac est renvoyé "sain et sauf" (en paix) et il peut quitter Abimelek et ses gens en bonne harmonie (en paix). Mais être en paix, c'est aussi se bien porter, être en bon état physique (Genèse 29,6; 43,27).

Ces usages sont courant jusqu'en hébreu actuel. Le même mot peut désigner aussi une toute autre paix, celle qui est mentionnée dans les titres du Messie, "le prince de paix" (Esaïe 9,5): «Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin pour le trône de David et pour sa royauté, qu'il établira et affermira sur le droit et la justice» (Esaïe 9,6).

Remarquons que cette «paix» n'est pas séparée d'une manifestation essentielle: la justice (cfr encore Esaïe 32,17; 59,8). Un règne de paix est inconcevable sans un règne de la justice! Ainsi en Jérémie 6,14 le shalom serait le contraire de l'injustice régnante: «On dit paix! paix! et il n'y a pas de paix!» Ce n'est pas la guerre non plus… du moins, pas encore! La catastrophe est proche, mais elle n'est que la conséquence de la conduite des uns et des autres (cfr Jérémie 6,13 ou 8,11). Plus tard, lorsque la déportation aura lieu, Jérémie exhortera les déportés à se soucier désormais de la propérité, du bonheur (la paix) de la ville où ils sont déportés (Jérémie 29,7).

Si la paix (shalom) est associée à la justice, elle est aussi associée à la vérité: «Aimez la vérité et la paix» (Zacharie 8,19 - Esaïe 39,8 - Esther 9,30).

Il arrive aussi, mais rarement que le mot "paix" (shalom) soit pris comme un simple antonyme de "guerre" (1 Rois 2,5 - Qohelet 2,8). Dans l'ensemble cependant, le mot hébreu désigne une manière d'être heureuse, harmonieuse sans quiétude pour le présent ou pour l'avenir. C'est la justice qui élève une nation, qui en assure la paix, disent les Proverbes (Prov. 29,4; 16,12; 20,28; 25,5). Et l'inverse est également vrai: l'injustice détruit une nation! Ce n'est pas là une pétition de principe: sans justice, sans vérité, il n'a jamais existé de paix au sens biblique. 

Le récit symbolique de la première violence

Les textes appelés "récits des origines" (Genèse 1 à 11) ont une visée particulière dans l'ensemble du Pentateuque: ils donnent le cadre général de l'histoire de l'humanité. Histoire intérieure en même temps que données permanentes. Il s'agit de l'homme en général et non d'un peuple particulier. La lecture de ces textes, placés en tête de l'ensemble des écrits bibliques, nous apprend que tout ce qui existe procède du même Dieu unique et qu'il n'existe qu'un seul genre humain habitant un seul espace humain appelé la terre.

Un seul genre humain. Cela signifie que races et cultures n'ont qu'une existence transitoire liée à l'histoire et à la géographie. En fait, il ne s'agit que de branches plus ou moins bourgeonnantes de la même famille humaine. La seule véritable division de cette humanité est celle qui marque la division des sexes (Genèse 1,27). L'unique genre humain est marqué du chiffre deux: l'humanité est mâle et femelle. Division qui n'est ni liée à l'histoire, ni à la culture. Dire Dieu, c'est dire Un. Dire l'homme c'est dire deux. Toute la réalité humaine est marquée du chiffre deux.

Si tous les hommes sont fils d'Adam, il existe deux manière d'être fils d'Adam. C'est ce que le récit biblique suggère en disant qu'Adam a deux fils: Caïn et Abel. Il y aura de tous les temps, des Caïn et des Abel. L'un ne cessant jamais de tuer l'autre. Les rédacteurs ont placés au cœur du récit des origines, l'histoire de la première violence: le meurtre d'Abel. Et la suite du même chapitre rapporte l'origine de la civilisation. Succession hautement significative…

Les noms des deux enfants qu'Eve met au monde indiquent déjà deux caractère bien différents. Le nom de Caïn (qayin) est mis en relation avec le verbe "qnh" (acquérir), cfr Genèse 4,1. Par un effet de résonnance étymologique, le nom de Caïn évoque l'idée d'acquisition. Au contraire, le nom du second fils Abel (hévèl) signifie proprement: buée, haleine, souffle léger… métaphore habituelle du néant, surtout dans le langage poétique (cfr Psaumes 39,6; 62,10; 144,4). Le nom d'Abel suggère ce qui n'a pas de consistance, ce qui est voué à une disparition prochaine.

La suite du texte va bien dans ce sens: alors qu'Abel meurt sans descendance, tué par son frère (Gen.4,8), Caïn au contraire va être le fondateur de la civilisation. La première ville porte le nom du fils de Caïn (Gen.4,17). Et de la famille de Caïn viennent l'élevage, les arts, le travail des métaux (Gen.4,20-22). Et le texte n'omet pas de souligner que la multiplication de la lignée caïnite est contemporaine d'une multiplication de la violence (Gen.4,24).

D'Abel on ne parle plus. Le frère assassiné a disparu, semble-t-il, pour toujours. De Caïn, au contraire, le monde est rempli. Les villes et les industries vont se multiplier en même temps que la violence va se répandre.

Pourtant, la descandance d'Adam ne s'arrête pas là. Un autre fils, un autre Abel, va être suscité, mis à la place d'Abel (cf le jeu de sonorité sur le nom de "shet" et le participe "shat" = "a placé" au verset 25). Contre toute attente, Abel a une descendance, puisqu'un troisième fils vient prendre sa place. C'est même le seul fils qui soit cité dans la liste des patriarches en Gen.5,3: «Adam vécu 130 ans, à sa ressemblance et selon son image il engendra un fils, et il l'appela Seth»

L'histoire d'Adam du chapitre 5 se poursuit en Seth et Enosh, le premier a invoquer le nom de Dieu (Gen.4,26). N'est citée dans la descendance d'Adam (le genre humain) que la lignée de Seth, laquelle aboutira à Noé (Gen.5,29 sq.). Cette lignée seulement traversera le déluge… De Caïn et de toutes les œuvres caïnites, il ne restera rien.

L'histoire écrite de cette manière est hautement symbolique. D'une part, toute civilisation est caïnite et toute civilisation est fondée sur la violence. D'autre part, ce qui estconstruit de cette manière n'est pas appelé à durer. Ne traversent le déluge que les huit personnes da,s l'arche (1 Pierre 2,5), c'est-à-dire Noé et les siens. Ces huit personnes, image du huitième jour, symbolisent le monde nouveau, après la mort de l'ancien monde (2 Pierre 2,5).

C'est donc finalement Abel l'assassiné qui, à travers la descendance du fils suscité à sa place (Seth), est à l'origine du monde nouveau. L'histoire d'Adam se poursuit en Abel et Noé. Le Nouveau Testament nous invite à revenir sur la signification de cette figure d'Abel, l'assassiné. 

La foi d'Abel

Abel, le premier tué, est compté parmi les prohètes dans cette parole de Jésus: «… Afin qu'il soit demandé compte à cette génération du sang de tous les prophètes qui a été versé depuis la fondation du monde, depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie qui a péri entre l'autel et le sanctuaire…» (Luc 11,50 sq; Matt.23,35).

Dans ce texte, Abel et Zacharie représentent le premier et le dernier d'une longue liste de prophètes tués, pendant toute la durée de l'histoire de l'ancien Israël. C'est en raccourci la totalité des tués qui est invoquée: le premier de ces tués étant Abel. On peut se demander en quel sens Abel peut être cité au nombre des prophètes, lui dont nous n'avons aucune parole et à peine l'évocation de sa corte vie… Mais cette question peut être éclairée par une autre parole que nous lisons dans l'épitre aux Hébreux sur ce verset, non expliqué, de la Genèse. En quoi le sacrifice d'Abel peut-il plaire à Dieu ?…

«Par la foi, Abel offrit à Dieu un sacrifice meilleur que celui de Caïn. Grâce à elle, il reçu le témoignage qu'il était juste et Dieu rendit témoignage à ses dons. Grâce à elle, bien que mort, il parle encore» (Hébreux 11,4).

Ce "il parle encore" nous renvoi au texte de la Genèse (Gen.4,10) où il nous est dit que «le sang d'Abel crie du sol» vers Dieu. Qu'as-tu fait de ton frère? est-il demandé à Caïn. Et la question ne cessed'être posée à cause de tous les Abels assassinés depuis la fondation du monde. Depuis que la civilisation et la violence caïnite ont commencé de régner sur le monde.

Deux manières d'être fils d'Adam avons-nous rappelé plus haut. Mais la partie caïnite de l'unique humanité de Dieu est en même temps celle qui domine. Abel est le nom des dominés, des écrasés, des assassinés: la plus grande partie de l'humanité. Or, il faut se souvenir que cette partie de l'humanité qui traverse le déluge est celle d'Abel, à travers la postérité de Seth. Si le sort du monde dépendait de Caïn, il y aurait lieu d'être, comme on dit, pessimiste! Mais, contre toute attente, Dieu donne une postérité à Abel que Caïn avait tué (Gen.4,25). C'est la postérité d'Abel qui porte l'espérance et non les réalisations de la civilisation de Caïn. Il en va de même aujourd'hui: l'espérance de l'humanuté est portée par les pauvres. L'espérance est portée par ces masses immenses et croissantes des pauvres. Et certes, la pauvreté, au sens biblique, désigne d'abord un état de faiblesse et pas seulement un statut économique.

Ces textes nous disent finalement deux choses:
1. Ce monde est dominé par la violence et il est illusoire de penser qu'il en ira autrement dans l'avenir…
2. Cette situation ne serait tragique que si l'homme était le véritable maître de notre monde: s'il était livré à son propre génie…
Mais en même temps, même Caïn est protégé des plus graves débordements: Dieu ne le met pas à mort et même il met un signe sur lui pour que personne ne le frappe (Gen.4.15). Caïn est appelé à la repentance.

Je voudrais en terminant rappeler que l'église (et non seulement notre conception de l'église) a un rôle prophétique essentiel. Des prophètes sont suscité en son sein. Le témoignage de la non-violence ne peut être celui de la totalité des chrétiens, mais - surtout dans les époques d'oppression - quelques uns sont appelés à rappeler la foi d'Abel, aujourd'hui comme hier. C'est en nous que Caïn est vivant. Aussi longtemps qu'il y aura des hommes sur la terre, le monde de Caïn sera le nom du monde humain.

Cela signifie que le plus grand danger qui menace l'homme ne se trouve ni dans les armements, ni dans les atomes, mais en nous. Pourquoi? Parce que Caïn est en nous aussi, comme Abel… Ce sont là des données fondamentales: il appartient au lecteur de la Bible de les rappeler.

Jacques Chopineau, Ad veritatem, 1984/2 

 


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