André Gounelle 1 - La notion de droits de l'homme
a) Rappel
historique
b) Poser des
fondements
c) Contester
et régénérer
d) Christianisme
et droits de l'homme
2 - Religions et droits de l’homme
a) Les droits
de l'homme contre la religion
b) La religion
contre les droits de l'homme
c) Défense
des droits de l'homme
3 - Fondements bibliques des droits de l'homme
a) Le droit à la vie
b) Le droit à la
liberté
c) Le droit à la
justice
Conclusion
1 - La notion de droits de
l'homme
a)
Rappel historique
La notion de droits de l'homme
(1) a été développée et s'est imposée
à la fin du dix-huitième siècle. Certes, elle
n'est pas née à ce moment-là. Il y a eu antérieurement
des préparations, des anticipations, des ébauches,
voire des essais. De tout temps, peut-être dès la préhistoire,
on s'est interrogé sur la valeur de l'être humain,
et certains l'ont fortement affirmée, plus, semble-t-il,
dans le monde anglo-saxon (2) que dans les cultures latines.
Néanmoins, il a fallu beaucoup de temps pour
que ces interrogations et affirmations prennent de l'ampleur, reçoivent
un assez large assentiment, et débouchent sur des textes
ayant une autorité sociale et politique. C'est en 1.776 que
pour la première fois un État, celui de la Virginie
en Amérique du Nord promulgue une Déclaration des
droits de l'homme; quelques semaines après la Pennsylvanie,
le Delaware, le Maryland et la Caroline et le Massachusetts en feront
autant. Quelques années plus tard, viendra la Déclaration
de la France, votée en 1789, au début de la Révolution,
par l'Assemblée Nationale.
Quand on parle des droits de
l'homme, on se réfère
en général à ces textes, auxquels on joint
celui adopté par l'O.N.U. en 1948. Ces diverses Déclarations,
dont les contenus présentent des différences, ont
cependant des points communs très importants. Elles s'accordent
pour conférer aux droits de l'homme une double fonction.
La première est constructive et programmatique: ils posent
les fondements d'un ordre juste. La seconde est contestatrice et
critique: ils dénoncent l'inadmissible, refusent l'inacceptable,
s'opposent à l'intolérable. Voyons successivement
et rapidement ces deux fonctions.
b)
Poser des fondements
En premier lieu, les Déclarations affirment qu'elles formulent des principes
fondamentaux, que l'on proclame valables et obligatoires en tout
temps, en tous lieux, en toutes circonstances. On les déclare
antérieurs, c'est à dire supérieurs à
la société (3). Ils sont "naturels", ce
qui veut dire qu'ils ne relèvent pas d'une convention, d'un
accord, ou d'un consensus révocable, mais qu'ils tiennent
à la nature même de l'être humain qui dispose
de ces droits du fait même de sa naissance (4). Ils sont inhérents,
dit l'O.N.U. (5), à son humanité. Ils sont inaliénables,
ou imprescriptibles; nul n'a le droit de les enlever aux autres
ni d'y renoncer pour lui-même (6).
Ces droits ne dépendent donc pas des circonstances
ou des contextes. Ils s'imposent partout et toujours aux législateurs,
aux gouvernements et aussi aux particuliers qui doivent les respecter.
On ne peut pas leur opposer
les décrets promulgués
par l'autorité politique, ni les traditions ancestrales
d'un groupe ethnique.
On souligne leur absolue prééminence
en les plaçant en tête d'une Constitution qui définit
les règles de fonctionnement d'un État, voire d'une
association d'États, comme c'est le cas pour l'O.N.U. Ils
formulent des principes qui constituent un impératif catégorique
pour toute société.
Il appartient ensuite à chaque nation et à
chaque organisme international de voir comment les appliquer et
les concrétiser dans des situations particulières.
Les même principes universels doivent s'inscrire et se traduire
dans des contextes divers.
c)
Contester et régénérer
Si elles visent à poser
un fondement universel, les Déclarations, celles adoptées
en Amérique, celle de la France et celle de l'O.N.U. se caractérisent
également par des oppositions. Elles expriment une réaction
et un rejet. Dans la pensée de ceux qui les rédigent
et les votent, même si elles ont une portée universelle,
elles se situent à un moment très précis de
l'histoire. En formulant les bases sur lesquelles toute société
doit être construite, elles critiquent implicitement ou explicitement
une situation antérieure. Elles veulent tourner une page
ancienne et en ouvrir une nouvelle.
En Amérique, on sort
d'un statut colonial de dépendance (7). En France, on abolit
l'Ancien Régime. Dans les deux cas, on rompt avec une monarchie
de droit divin pour se référer au peuple.
De son côté, l'O.N.U., dans la Déclaration
de 1948, fait allusion au deux guerres mondiales et au nazisme.
On se réfère
au fondamental à la fois parce qu'on pense se
trouver à un début, à la genèse ou au
premier jour d'un cosmos, d'un monde organisé de manière
juste, et parce que l'on entend stigmatiser ce qui a précédé,
parce que l'on veut mettre fin au chaos de l'arbitraire, au tohu-bohu
de la "barbarie", aux ténèbres de la tyrannie.
On dénonce les "malheurs publics",
"la corruption des gouvernements", la "terreur",
la "misère" et "l'oppression" qu'ont
entraînés l'ignorance, le mépris ou l'oubli
des droits de l'homme (8).
En les proclamant, on ne fonde
pas la société,
mais on la "refonde" ou on la régénère
(9); on lui donne de bonnes bases qui en remplacent de mauvaises. Les déclarations comportent une
polémique plus ou moins explicite contre les anomalies et
les injustices qui régnaient auparavant, et qui continuent
à régner dans bien des régions du monde.
d)
Christianisme et droits de l'homme
La philosophie des droits
de l'homme, telle qu'on peut la dégager des trois textes
que j'ai mentionnés, s'accorde-t-elle avec les principes
théologiques du christianisme ou les contredit-elle, comme
certains le pensent ?
Deux
raisons rendent cette question beaucoup plus complexe qu'il n'apparaît
au premier abord :
- D'abord,
il faut distinguer la notion même de droits de l'homme
de la liste que l'on dresse de ces droits.
La plupart des Déclarations
rangent, par exemple, parmi les droits de l'homme celui
d'être
propriétaire (10). Je connais des gens qui sont partisans
de la communauté intégrale des biens et hostiles à
la propriété privée. Ils n'en sont pas moins
résolument partisans des droits de l'homme. Ils ne contestent
pas la notion, ils en discutent le contenu sur tel ou tel point.
A l'inverse, on rencontre des
chrétiens qui
respectent scrupuleusement tous les droits énumérés
dans les diverses Déclarations, mais qui n'admettent pas la notion ou l'idée des droits de l'homme,
dont ils estiment qu'elle repose sur des conceptions erronées.
Dans cet exposé, je
poserai le problème au niveau des principes, de la philosophie,
et non à celui des contenus.
-
En second lieu, la diversité du christianisme empêche
de donner une réponse simple et univoque à notre
question. Non seulement il comprend plusieurs Églises qui n'ont
pas les mêmes doctrines, mais à l'intérieur
de chaque Église, il existe des manières très
différentes de comprendre l'évangile. Parfois, on
juge la foi chrétienne incompatible avec la notion de droits
de l'homme, tantôt au contraire on estime qu'elle peut l'accepter,
voire qu'elle y conduit et l'exige (11). Les Déclarations
du dix-huitième siècle s'inspirent et héritent
de certains courants théologiques, en particulier du protestantisme
(12), mais en rejettent ou contestent d'autres, ceux qui dominent
dans le catholicisme de l'époque classique.
Il y a donc plusieurs positions
chrétiennes
sur les droits de l'homme. Je vais, dans ma seconde partie, essayer
de préciser les termes du débat.
2 - Religions et droits de l’homme
a)
Les droits de l'homme contre la religion
Les Déclarations des
droits de l'homme, ai-je dit, expriment des refus. Entre autres
choses, celles du dix-huitième siècle rejettent l'état
de chrétienté, qui rend la foi obligatoire. Pendant
longtemps, les Églises ont prétendu régenter
les consciences et les sociétés. Désormais,
on n'admet plus qu'elles exercent une telle domination.
En Virginie, on proclame que
les hommes ont "le
même droit d'exercer librement leur religion, conformément
à ce que leur conscience leur dicte" (13), ce qui institue
une pluralité de cultes, jusque là discutée
et contestée. Les déclarations américaines,
dans leur ensemble, vont
dans le même sens.
Celle de la France stipule
que "nul ne doit être inquiété pour ses
opinions même religieuses" (14), ce qui condamne le siècle
de monopole du catholicisme et de persécution du protestantisme
qu'avait connu le Royaume.
Les Déclarations entendent donc s'opposer à des pratiques et à
des situations qui constituent pour elles un abus de pouvoir des
religions, qui sortent de leur rôle et de leur droit quand
elles veulent imposer leur vérité par la force.
Ce principe peut conduire à contrôler et à restreindre sévèrement
les activités des religions. Par exemple, le catéchisme
donné à des enfants ne force-t-il pas leur conscience?
Certaines campagnes d'évangélisation n'utilisent-elles
pas des moyens de propagande qui relèvent de la manipulation
psychologique? En voulant protéger les gens contre des méthodes
d'endoctrinement jugées déloyales, on risque de tomber
dans la persécution antireligieuse.
Pendant la Révolution française, et
aussi dans certains régimes marxistes, on s'est servi des
droits de l'homme pour limiter des activités religieuses
dont on estimait, le plus souvent à tort, qu'elles ne respectaient
pas les personnes. Les excès ne doivent cependant pas faire
oublier le problème difficile des limites de la liberté.
Les pratiques de certaines sectes nous le rappellent : ne faut-il
pas, par exemple, au nom des droits de l'homme sanctionner voire
interdire des groupes qui refusent l'usage des médicaments,
le recours à la médecine ?
On ne peut pas laisser faire
n'importe quoi. Jésus a dit que le sabbat était fait
pour l'homme et non l'homme pour le sabbat (15). Je crois qu'on
peut légitimement appliquer cette phrase à l'ensemble
de la religion. Je trouve heureux que les droits de l'homme limitent les droits des religions,
et aussi ceux de certaines idéologies politiques, quand ils
s'exercent au détriment de leur adeptes et de leur adversaires.
b)
La religion contre les droits de l'homme
A l'inverse,
il arrive que des croyants, chrétiens, musulmans ou
juifs, critiquent les droits de l'homme au nom de leur foi. Ils
leur reprochent de ne pas donner sa juste place à la religion,
en la considérant comme une opinion parmi d'autres, en la
réduisant à la sphère du privé et du
facultatif, alors qu'elle a une mission et une vocation sociale.
Les droits de l'homme, conféreraient à la religion
un statut que celle-ci ne peut pas accepter sans se renier elle-même.
Je présente en trois points la critique théologique
des droits de l'homme.
- 1. Beaucoup
de croyants considèrent
comme un devoir sacré de faire respecter ce qu'ils estiment
être la vérité divine, et de combattre l'erreur
par tous les moyens, y compris par l'élimination ou la neutralisation
des déviants. Ils voient dans la tolérance une faiblesse
et une faute parce qu'elle ne donne pas à la vérité
sa juste place. Ils pensent qu'aimer son prochain signifie le corriger,
l'empêcher de prendre un mauvais chemin. Dans un drame intitulé
Torquemada, Victor Hugo met en scène un inquisiteur qui envoie
les hérétiques au bûcher par amour pour eux,
parce qu'il veut les sauver de l'enfer. De même, on estime
que la gloire de Dieu exige que l'on rende impossible ce qui lui
porte atteinte. On manifeste son amour pour Dieu en interdisant
qu'il soit méconnu et blasphémé, en empêchant,
par exemple, d'évoquer une éventuelle vie sexuelle
de Jésus, ou de parler de versets sataniques dans le Coran.
- 2. Les Déclarations américaines, celle
de la France et plus tard celle de l'O.N.U. affirment le droit de
l'être humain à vivre selon ses convictions. Mais ne posent-elles
pas ainsi un principe bien fragile et incertain? N'ouvrent-elles
pas la porte à toute sortes d'abus, de dérives, voire
de perversions. N'oublient-elles pas la puissance de ce que la Bible
appelle le péché ?
La conscience se trompe souvent,
et se laisse facilement illusionner par des préjugés,
des intérêts
ou des passions. Ne faut-il pas édicter des règles
pour se prémunir contre les faiblesses et les aveuglements
du jugement personnel ? Ne doit-on pas instituer des autorités
juridiques et morales qui limitent la liberté de conscience
et l'empêchent de dégénérer? La sincérité
excuse-t-elle le crime ? Peut-on traiter de la même manière
la vérité et l'erreur ?
On trouve une position analogue
chez les musulmans favorables à un état et à une société islamiques.
- 3. Les droits de l'homme n'opèrent-ils pas
un déplacement ou un transfert du sacré (16) ? Ne
se posent-ils pas l'homme comme un absolu, c'est à dire comme
un petit Dieu ? Ne transforment-ils pas en souverain celui qui est
sujet, c'est à dire subordonné, dépendant,
appelé à obéir à des règles
?
L'existence humaine se caractérise
plus par des devoirs à accomplir que par
des droits à revendiquer (17). Chacun de nous a des obligations
envers Dieu, envers la société, envers ses voisins
et ses proches, envers la morale, la justice, la vérité.
Tout cela doit l'emporter sur nos intérêts propres.
Nous ne sommes pas au centre du monde, et nous ne pouvons pas tout
rapporter à nous-mêmes. Nous sommes soumis à
des exigences, à ce que la tradition chrétienne appelle
des "commandements". Avant d'affirmer nos droits, ne nous
faut-il pas être attentifs à nos devoirs ?
Je note que de nos jours,
des régimes totalitaires ont repris, en les sécularisant,
au nom d'une vérité non plus religieuse mais scientifique
ou politique, ces critiques. Ils ont jugé que les impératifs
sociaux avaient le pas sur les individus et s'imposaient à
eux. Ils ont traité les opposants comme des fous qu'il fallait
soigner ou des scélérats qu'il importait de punir.
La répression leur semblait une entreprise de salubrité
publique, et de justice. Seuls des criminels ou des insensés
bafouent la vérité, et le bien général
oblige et demande qu'on les empêche de nuire.
c)
Défense des droits de l'homme
Pour ma part, il me semble
que ces critiques reposent sur un mauvaise compréhension
des droits de l'homme et je leur opposerai trois remarques.
1. D'abord, les diverses Déclarations, loin
de les ignorer, insistent beaucoup sur les devoirs de l'homme (18).
Elles ont pour but de fixer les rapports entre les libertés
individuelles, le pouvoir politique et le système de lois.
Autrement dit, elles veulent
définir un juste contrat social, ce que celle de la France
souligne en parlant dans son titre "de l'homme et du citoyen",
ce qui implique bien une visée civique. Il s'agit pour elles
de distinguer entre les disciplines nécessaires et les contraintes
illégitimes. Elles ne posent pas un égoïsme ou
un égocentrisme qui dispenserait de règles, mais formulent
des impératifs qui, si on les prend au sérieux, impliquent
pour chacun des efforts et des renoncements.
Les Déclarations classiques
n'insistent certainement pas assez sur les droits de la nature et
de l'animal, mais elles ne font pas de humains des êtres
sans obligations ni sanctions.
2. Les Déclarations ne posent pas la conscience comme la seule règle ou
la seule loi. Ce serait d'ailleurs contradictoire puisqu'elles ont
pour but de formuler des principes auxquels chacun doit se plier.
Elles ne proclament pas le règne de la subjectivité,
mais elles définissent le cadre objectif que personne ne
doit transgresser.
Elles protègent l'individu
contre l'arbitraire social, mais aussi défendent la société contre
les caprices de l'individu. Loin de faire de l'homme un petit dieu, elles font appel à une transcendance
: au Créateur ou à Dieu, pour les déclarations
américaines, à l'Etre suprême pour la France.
Celle de l'O.N.U., qui ne peut pas faire directement appel à
une transcendance, se fonde sur la révolte de la conscience
contre la barbarie, la tyrannie et l'oppression pour poser
une valeur absolue, à savoir la
dignité de la personne humaine, qui fonctionne comme
une transcendance, c'est à dire comme un principe qui nous
dépasse et s'impose à nous (19).
3. Enfin, on ne sert pas
une cause sacrée ou sainte en utilisant la violence et l'oppression.
Le droit de Dieu ne supprime pas les droits de l'homme, mais les
exige, car Dieu veut la communion et l'adhésion, la sincérité
et la foi, et non l'obéissance servile.
Déjà, Jésus
en demandant à Pierre de rengainer son épée
indique que la vérité ne se défend pas par
n'importe quel moyen. Au seizième siècle, un Sébastien
Castellion l'a proclamé avec éclat dans sa protestation
contre le bûcher de Michel Servet. "Tuer un homme, écrit-il,
ce n'est pas défendre une doctrine, c'est tuer un homme"
(20). On ne lutte pas pour des idées en maltraitant des personnes.
Le persécuteur sincère se trompe lui-même et
se donne de mauvaises excuses.
3 - Fondements bibliques des droits de l'homme
Après avoir répondu
aux objections que certaines théologies adressent aux droits
de l'homme, je termine en montrant comment les trois principaux,
celui à la vie, celui à la liberté et celui
à la justice peuvent se fonder sur des thèmes bibliques.
a)
Le droit à la vie
Je m'appuie ici sur une histoire
bien connue, celle du sacrifice avorté d'Isaac (21). Dieu
demande à Abraham de lui immoler son fils; le patriarche
obéit, et au moment où il va égorger son fils,
un ange arrête son bras.
Dans le judaïsme, le
christianisme, et l'Islam, domine une interprétation de ce
récit qui y voit l'affirmation du droit absolu de Dieu sur
toute vie humaine. Quand il en exige une, même sans raison
ni justification apparente, il faut la lui donner. Abraham ne discute
pas, ne proteste pas,
ne se révolte pas; il agit comme Dieu le lui demande. Sa
soumission en fait un modèle pour le croyant. Lu ainsi, ce
texte apparaît comme une radicale négation du droit
à l'existence. La vie d'un homme ne lui appartient pas, il
n'en dispose pas.; il n'a pas à la défendre et à
la protéger. Elle est la propriété de Dieu
qui en fait ce qu'il juge bon.
Cette interprétation me paraît être
un contresens. Pour bien comprendre ce récit, il importe
de le replacer dans son contexte, celui du monde phénicien
où l'on pratiquait abondamment les sacrifices d'enfants.
On immolait l'aîné pour que les dieux, satisfaits,
laissent vivre les suivants. On retrouve au Proche Orient et en
Afrique du Nord, dans les régions dominées par Carthage,
colonie phénicienne, des milliers de stèles commémorant
l'offrande pieuse d'un premier-né. Un des rois d'Israël,
Manassé a voulu introduire cette pratique en Israël.
On lui a alors opposé le cas d'Isaac, qui a fondé
théologiquement l'interdiction dans la religion juive de
sacrifices humains.
Ce récit ne signifie
donc pas : vous devez accepter de tout donner à Dieu, y compris
la vie de vos enfants. Au contraire il affirme que Dieu refuse que
l'on tue pour lui et en son nom des êtres humains. Il en résulte
qu'aucune cause politique, ethnique, religieuse ou idéologique
ne justifie des assassinats ou des exterminations. La vie est sacrée,
tout être humain y a droit, comme l'affirment les Déclarations
(22), et Dieu lui-même reconnaît ce droit, il exige
qu'on le respecte : "Tu ne tueras point", dit l'un des
commandements.
b)
Le droit à la liberté
La Bible insiste beaucoup
sur la foi. Pour le Nouveau Testament, elle détermine
l'existence humaine et constitue le coeur de la religion. Elle
sauve; elle
inspire
nos actions et nos comportements. Elle rend positives nos relations
avec Dieu, avec nos semblables et avec le monde.
Elle constitue le centre et l'essentiel;
le reste en découle et en dépend. Ce en quoi
nous croyons décide de ce que nous sommes et donne sa valeur
à ce que nous faisons.
Or, la foi présente
deux caractéristiques qui vont conduire à mettre l'accent
sur la liberté personnelle.
1. En premier lieu, la foi
concerne et engage l'individu en tant que tel, et non pas en
tant
que membre d'un groupe. Elle ne relève pas de choix collectifs,
mais de la conscience et des orientations de chacun. Les appartenances
sociales, ethniques, religieuses passent donc au second plan, et
la personne devient l'instance essentielle. Les Déclarations
des droits de l'homme vont dans le même sens. Elles le font
en parlant de l'homme, et pas seulement de l'américain ou
du français ou de l'occidental, et surtout en mettant "homme"
au singulier, ce qui indique bien qu'il s'agit de chacun de nous
en particulier. L'importance donnée à la foi a pour
corollaire la prise en considération et le respect de la
personne en tant que telle.
2. En second lieu, la foi
ne se commande pas, ni ne se décrète. On peut obliger
quelqu'un à accomplir des rites, à obéir à
des autorités et à des lois, à se soumettre
à des coutumes. Par contre, on n'arrivera jamais à
lui imposer une foi, parce que la foi, comme la confiance et l'amour,
implique une sincérité, c'est à dire une conviction
intime, un consentement profond de la personne (23). La foi naît
d'une parole qui s'adresse à moi en cherchant mon assentiment,
en agissant par le moyen de la persuasion, en refusant la contrainte.
L'édit de tolérance adopté en 1568 par la diète
de Transsylvanie, sous l'influence de Ferencz David et du roi Jean-Sigismond,
souligne ce point avec beaucoup de clarté et de pertinence.
Cet édit proscrit toute persécution parce que la foi
est un don de Dieu, qu'elle vient de l'écoute de la parole
de Dieu. La primauté de la foi conduit donc à la liberté
de conscience, telle que la proclament les diverses Déclarations
des droits de l'homme (24).
c)
Le droit à la justice
Le droit à la justice
comporte trois aspects :
1. D'abord, un aspect juridique.
La justice consiste ici dans l'impartialité. Les tribunaux
doivent appliquer les mêmes règles à tous, et
permettre à chacun de se défendre dans des conditions
convenables (25).
2. Elle a, ensuite, un aspect
politique. Elle exige des dirigeants qu’ils servent les peuples
et ne les exploitent pas (26). Les peuples ont le droit de renverser
des gouvernements qui ne respectent pas cette obligation; dans ce
cas, la révolte peut être légitime (27).
3. Elle a enfin un aspect
social, affirmé seulement par la Déclaration de l'O.N.U.
en 1948 (28); on n'en parle pas dans les textes du dix-huitième
siècle. La justice signifie qu'il n'y ait pas une trop forte
disproportion entre la richesse des uns et la pauvreté des
autres. Elle demande que l'on s'occupe des démunis.
Ces trois aspects de la justice
peuvent s'appuyer sur de très nombreux textes de l'Ancien
Testament, en particulier des prophètes qui s'en prennent
vigoureusement, parfois véhémentement à ceux
qui s'en écartent et les oublient.
Il vaut la peine de remarquer
que l'Ancien Testament ne réserve pas la justice au peuple
élu et à ses membres. Le Décalogue mentionne
que les étrangers y ont aussi droit au repos hebdomadaire
du sabbat. Si Israël ne se conduit pas justement avec les autres
nations, Dieu s'en désolidarise. L'exigence de justice est
universelle.
Les Déclarations de
droits de l'homme reprennent ces divers aspects de la justice,
et se trouvent là également en consonance avec la Bible.
Et surtout la volonté de justice s'enracine dans l'aspiration
en une cité fraternelle, en une société où
régneraient l'accord et l'harmonie (29). Pour la Bible, cette
cité représente une espérance eschatologique.
Pour les rédacteurs des Déclarations des droits de
l'homme, qui ne sont pas aussi naïfs qu'on l'a parfois dit,
il s'agit d'un idéal dont ils savent bien qu'il est utopique.
Mais l'eschatologie oriente le présent; l'utopie donne des
directions et des directives. Dans les deux cas, on pense que l'humanité
est en marche et on veut lui indiquer le but. Les droits de l'homme
s'inspirent d'une espérance agissante (30), à laquelle
le thème théologique du Royaume de Dieu fournit un
fondement.
Conclusion
J'aurais pu faire d'autre
rapprochements. Je m'en tiens à ceux-là. Ils suffisent pour montrer qu'à mes
yeux le message biblique tel que je le reçois,
et les principes théologiques du christianisme tels que
je les comprends conduisent aux droits de l'homme. Beaucoup de
gens les acceptent et les défendent
sans partager nos orientations religieuses. Nous pouvons et nous
devons nous joindre à eux sans aucune réserve ni réticence,
car l'évangile et les droits de l'homme s'accordent pour
affirmer que la fraternité humaine dépasse toutes
les frontières, qu'elles soient culturelles, religieuses,
ou nationales.
André Gounelle
1 Dans ce texte, homme
est employé au sens inclusif et désigne aussi bien
l'être humain masculin que féminin.
2 Cf.les textes réunis par S. Rials dans La Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen, p.577-492 depuis la charte
imposée en 1215 à Jean sans Terre jusqu'au Bill of
Rights de 1689.
3 Déclaration des droits de la Virginie, art. 1.
4 article 1 des Déclarations de la Virginie, de la Pensylvanie,
du Massachussetts, de la France,
et de l'O.N.U.
5 Préambule.
6 Déclarations de la Pensylvanie (article 1) de la France
(préambule), et de l'O.N.U. (préambule).
7 Déclaration de Pensylvanie,(préambule). Cf. La Déclaration
d'indépendance des Etats-Unis.
11 Cf. E. Fuchs et P.A. Stucki, Au nom de l'autre, p.197-204.
12 Cf. R. Mehl, "Origines protestantes des droits de l'homme",
Revue des sciences morales et politiques, 1989/1.
13 article 16
14 article 10.
15 Marc, 2, 27
16 La Déclaration de la France qualifie de "sacrés"
les droits de l'homme (préambule).
17 L'Assemblée Nationale de 1789 a rejeté par 570
voix contre 433 le principe de la rédaction d'une Déclaration
des droits et des
devoirs de l'homme défendu par l'abbé Grégoire.
Cf. S.Rials, La déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, p.163-170.
18 Déclaration de la France (préambule), de l'O.NU.
(article 29).
19 cf. P.A.Stucki, "Lecture de la "Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen" (1789)" dans P. Buhler
(ed.) Justice en dialogue. Stucki montre très justement,
p.83-84, que l'instance "déclarative" n'est pas
l'instance fondatrice des droits de l'homme.
20 F. Buisson, Sébastien Castellion. Sa vie et son oeuvre,
p.454.
21 Genèse, ch.22
22 Déclarations de la Virginie (article 1), de la Pensylvanie
(article 1), du Delaware (article 10), du Massachussetts (article
10), de l'O.N.U. (article
3).
23 Cf..E. Fuchs et P.A. Stucki, Au nom de l'autre, p.182-183.
24 Déclarations de la Virginie (article 16), de la
Pensylvanie (article 2), du Delaware (article 2), du Maryland
(articles 33-34), de Caroline (article 19), du Massachussetts (article
2), de la France (article 10), de l'O.N.U. (article
18).
25 Déclarations de la Virginie (article 8), de la Pensylvanie
(article 9), du Delaware (article 11 à 17), du Maryland (articles
19 à 23), de Caroline (article 7 à 14), du Massachussetts
(article 12 à 15), de la France (articles 7 à 9), de l'O.N.U. (articles 7 à 11).
26 Déclarations de la Virginie, (articles 3, 5,15), de la
Pensylvanie (articles 4 et 5), du Delaware (article 5), du Maryland
(article 4), de la France ( articles 12 à 16).
27 Déclarations de Virginie (article 3), de Pensylvanie (préambule
et article 5), du Delaware (article 5), du Maryland (article 4),
du Massachussetts (préambule, et article 7) et la Déclaration
d'indépendance des Etats-Unis.
28 Déclaration de l'O.N.U.( article 22 à 27). En 1789,
Sieyès propose d'inscrire dans la déclaration l'obligation
d'une solidarité économique et le droits des démunis
aux secours publics. Il ne sera pas suivi. Voir S.Rials, La déclaration
des droits de l'homme et du citoyen, p.140, 181.
29 cf. P.A.Stucki, "Lecture de la "Déclaration
des droits de l'homme et du citoyen" (1789)" dans P. Buhler
(ed.) Justice en dialogue p.90-91 qui souligne très fortement
ce point.
30 cf. E. Fuchs et P.A. Stucki, Au nom de l'autre,, p.206-207.
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