Philippe
Aubert
1 - Les
questions subsidiaires
2 - Nous
sommes tombés sur la tête
3 - Une
vision tragique de la condition humaine
4 - Une
doctrine hypertophiée
5 - Accepter
la mort
6 - Le
Dieu des vivants
On aurait plutôt tendance
à résumer la Bible comme un livre nous parlant d’espérance.
Pourtant, à regarder de près les deux passages de
l’Ancien Testament, le Psaume 90 et le chapitre 14 du Livre
de Job, il semble que ce Livre ait une vision assez tragique de
la condition humaine, et mène plus vers le désespoir
et l’angoisse que vers l’espérance.
Tout être humain, quelle
que soit sa culture, se pose inévitablement un jour la question
du sens de la vie. Il peut le faire de manières bien différentes.
Malheureusement, le plus souvent il le fait dans des moments peu
favorables à une telle réflexion. Nous attendons d’être
en proie à l’angoisse, le dos au mur devant une situation
humaine difficile pour enfin nous demander : quel est le sens de
la vie ?
1 - Les
questions subsidiaires
Le plus souvent nous sommes
incapables de répondre à cette question, car elle
est mal posée. Il est vrai qu’une réponse valable
ne peut pas sortir d’une mauvaise question. Le drame de notre
culture moderne, c’est que nous sommes pris dans un système
qui fait que nous ne sommes plus capables de voir où se situent
les enjeux du sens de la vie. Notre culture moderne met d’abord
en avant, ce qu’on appelle dans les jeux télévisés,
les questions subsidiaires, et évite de prendre à
bras le corps les ou la question fondamentale. Nous passons notre
vie à nous occuper de tout, excepté de ce qui est
vital pour nous. Jésus l’avait déjà fortement
souligné plus d’une fois; souvenez-vous de ce passage
de l’Évangile de Matthieu et de l’admirable commentaire
qu’en a fait Kierkergaard: «Cherchez d’abord le
Royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné en plus».
C’est bien face aux questions subsidiaires que Jésus
réagissait.
Ce penchant que nous avons de
nous divertir de petits riens est malheureusement amplifié et facilité par
tout ce qui est devenu le sport planétaire par excellence:
le zapping intellectuel. Le zapping est apparu avec les télécommandes
des téléviseurs, et avec cet instrument, on s’est
aperçu qu’on ne regardait plus une émission
du début à la fin. Nos enfants devant le téléviseur
sont les rois du zapping.
2 - Nous sommes
tombés sur la tête
Involontairement, intellectuellement,
nous sommes des zappeurs. Au diable, dans notre culture moderne,
la rigueur de l’analyse, l’exigence de la pensée,
la profondeur de la réflexion, la pertinence et la cohérence
du discours, tout doit être consommable sur le champ, facilement
et jetable après l’emploi. Dans un tel monde, ne sont
considérés comme auteurs que les gens à succès,
comme penseurs ceux qui font le siège des plateaux de télévisions,
etc.
Ce zapping intellectuel nous
a conduits à un tel abrutissement que quelques marchands
de génie, mais sans aucun scrupule, sont en train de réussir
à nous faire croire que l’événement mondial
de l’année 1993 n’est autre que la sortie de
“Jurassic parc”, et l’on va envahir tout le marché
avec les images, les symboles et les messages contenus dans ce type
de culture. Comment voulez-vous que nous soyons capables et aptes
à réfléchir sur le sens de nos vies, quand
nous sommes sans cesse court-circuités par ce genre d’inepties
?
Lorsqu’on s’en
rend compte, il est trop tard. On se regarde un jour dans les couples
d’en face, et on n’a plus rien à se dire, on
ne s’est pas aperçu que, pendant dix ans de vie commune,
on a passé son temps à s’occuper de ce genre
de petits riens, plutôt que de s’occuper de ce qui était
fondamental pour la vie du couple. Il en est de même pour
la foi et la spiritualité, pour les relations avec les autres,
et pour la structuration de notre propre individu. Zapper n’a
jamais forgé une âme, ni même un esprit. Nous
sommes effectivement tombés sur la tête et il est temps,
humblement mais fermement de réagir. Le fer de lance de ce
qu’il faut bien appeler une reconquête nécessaire,
devrait être le peuple des croyants.
3 - Une
vision tragique de la condition humaine
Il est temps que le peuple
de l’Église se remette sur les rails et se repose véritablement
les questions qui doivent être posées dans une vie
humaine.
Il n’est pas sacrilège
de se poser la question du sens: pourquoi en aurait-elle? Il n’y
a rien d’évident qui puisse répondre à
cette question. Il serait beaucoup plus sécurisant pour nous
qu’elle en ait un, mais nous confondons peut-être nos
désirs et la réalité. La mort vient brutalement
nous rappeler que nos projections dans l’avenir ne reposent
sur aucune assurance, sur aucun droit non plus, et que la mort,
d’un point de vue biologique, est aussi légitime que
la vie conçue comme une activité biologique. Comme
nous le rappelle Job dans sa détresse, que nos jours soient
de 70 ou de 80 ans cela n'a que peu de poids sur le sens de la vie.
Heureusement, car si tel était le cas, il faudrait que le
sens de la vie soit proportionnel à la durée de celle-ci.
Sinon, tous nos êtres aimés qui nous ont quittés
jeunes seraient alors des non-sens. Mais le sens n'a rien à
voir avec la durée, c'est
peut-être même parfois la durée qui peut
conduire au non-sens.
Le sens est toujours l'affaire
d'un instant, c'est-à-dire d'une décision. Pour cette
raison, parler du sens de la vie en général n'a aucun
intérêt. Par contre, parler du sens de ma vie c'est
déjà être sur la bonne voie. C'est ainsi qu'on
peut découvrir que chercher le sens dans sa propre vie, risque
de nous en rendre prisonnier plutôt qu'acteur. C'est un malaise
qu'éprouve bon nombre de nos contemporains. Malheureusement
c'est là que se situe le mal dans notre société:
la plupart des hommes et des femmes que nous croisons ne sont pas
véritablement les acteurs de leur vie, ils en sont en quelque
sorte des jouets, des figurants.
C'est d'ailleurs ce que semble
regretter Job quand il dit: «Au moins un arbre a de l'espérance
quand on le coupe, il repousse, il produit encore des rejetons.
Quand sa racine a vieilli dans la terre, quand son tronc meurt dans
la poussière, il reverdit à l'approche de l'eau ,
il lui pousse des branches comme une jeune plante, mais l'homme
lui, il meurt, perd sa force, l'homme expire et où est-il?»
Devant cette vision tragique d'un homme balloté par un destin
qui lui échappe, Job a le courage de dire à Dieu:
«Si c'est ainsi, laisse-lui du relâche».
4 - Une
doctrine hypertophiée
Face à cette vision
tragique de la condition humaine, d'aucuns s'empressent de répondre,
avec un angélisme béat, que le christianisme est la
réponse, l'antidote, la solution par excellence à
cette angoisse existentielle décrite par Job et le psalmiste.
On nous a abreuvé du
discours suivant: la résurrection de Jésus donne un
sens à ma vie. Et nous l'avons entendu, et nous n'y avons
pas tout à fait cru, mais nous avons fait semblant d'y croire
par habitude. Si la résurrection de Jésus donne un
sens à ma vie, encore faut-il se demander: à quel
prix ?
Si les Évangiles ne
nous présentaient que la mort et la résurrection de
Jésus, si nous n'avions qu'un petit texte nous racontant
le procès, Golgotha, puis la résurrection de Jésus,
cela serait-il suffisant pour donner un sens à nos vies ?
Á l'inverse, si les Évangiles n'étaient que
le récit sommaire de la vie de Jésus, ce récit
ne suffirait-il pas à donner un sens à la mienne
?
Posée par ces deux
extrêmes, la question est certainement réductrice,
mais elle a au moins le mérite de mettre en évidence
l'erreur que nous commettons le plus souvent et qui est fatale au
christianisme, à savoir de relativiser l'importance de nos
vies en fonction de l'importance de la mort et de la résurrection
de Jésus.
Le christianisme s'est transformé
en une doctrine hypertrophiée avec à son début
des individus dont on ne sait pas très bien à quoi
ils servent, et à la fin une énorme partie qui est
la mort et la résurrection de Jésus. Pour cette raison
les philosophes, comme Camus, ont pris la fuite du christianisme,
et Sartre n'en voulait pas: de ce point de vue ils n'avaient pas
tort.
Nous avons hypertrophié
la mort et la résurrection de Jésus au détriment
d'une prise en compte de ce que signifie la vie de Jésus
dans un premier temps et ensuite dans nos vies.
C'était d'ailleurs
la problématique d'Albert Schweitzer. Ce que Jésus
n'a cessé de répéter à ses disciples,
qui ne voulaient pas l'entendre, ce n'est pas qu'il allait ressusciter
mais c'est qu'il allait mourir, et que son action était conduite
non pas en fonction de sa résurrection, mais en fonction
de sa mort qu'il savait incontournable. "C'est parce que je
vais mourir qu'il faut vous dépêcher de comprendre
ce que je suis en train de dire, qu'il ne faut pas être béat
devant le miracle du partage des pains et des poissons, mais qu'il
faudrait que vous soyez capables de comprendre qu'un jour vous devrez
nourrir le peuple de l'Église, parce que je ne serai plus
là".
Sa résurrection n'a
pesé en rien sur les décisions de sa vie. Heureusement,
car elle aurait faussé ses décisions. Il a fait ce
qu'il a fait, et dit ce qu'il a dit, parce qu'il savait que le temps
lui était compté comme pour nous.
5 - Accepter
la mort
Á l'encontre donc de
bien des religions, le christianisme, en accord avec toute la tradition
biblique, affirme la finitude de l'homme. C'est parce que je sais
que vais mourir, qu'il est impératif de trouver le sens de
ma vie. Le christianisme me dit en tout premier lieu: tu es mortel,
essaie d'en tenir compte. Comme nous le dit G. Vahanian dans sa
confession de foi: "c'est parce qu'il accepte la mort, mieux
que nous n'acceptons la vie, qu'il vit" . Il vit parce que
la mort, et quelle que soit sa nature, n'a aucune prise sur le sens
que nous pouvons donner à nos vies. Les martyrs l'avaient
compris ainsi que tous ces anonymes qui, pour leur foi, par leur
foi, n'ont pas hésité à perdre leur vie. Nous
ne sommes plus dans ce type de situation extrême, mais cela
ne nous empêche pas de trouver une réponse à la
question du sens de nos vies.
Notre Dieu doit être
le sens de nos vies, mais lorsque nous disons que Dieu est le sens
de nos vies, nous sommes comme happés, déshuma-nisés
par un Dieu qui fait de nous une marionnette, quelqu'un pour cette
vie terrestre avant une autre vie dont il est bien difficile de
se faire une idée. Non, quand nous disons que Dieu est le
sens de nos vies, cela ne veut pas dire que nous nous projetons
vers un au-delà aussi peu intéressant qu'inefficace,
mais que le sens de nos vies "n'est pas de l'autre côté
d'une mer infranchissable, ni au fin fond d'un univers, que nous
ne pourrons jamais atteindre". Nous n'avons pas besoin de
passer par les affres et les angoisses de la mort pour savoir qui
est notre
Dieu.
6 - Le
Dieu des vivants
Lorsque nous disons que le
sens de notre vie est Dieu, c'est que le sens de nos vies est
au
plus près de nous, tout comme Dieu. Ce n'est pas une question
réservée aux philosophes, c'est une réalité
qui prend corps dans les plus petits gestes de notre quotidien.
Il est important pour le croyant d'affirmer que Dieu prend tout
son sens à chaque instant de la vie et qu'il n'est pas nécessaire
d'attendre un au-delà hypothétique pour enfin découvrir
ce à quoi nous sommes appelés.
En théologie, c'est
tout simplement choisir entre l'attente perverse de l'Apocalypse
ou l'attestation courageuse du Règne de Dieu ici-bas. C'était
aussi la problématique d'Albert Schweitzer. Le sens de la
vie pour tout croyant, c'est attester en parole et en acte, que
notre Dieu est le Dieu, non pas des morts, mais des vivants, fût-il
la seule espérance des morts et des vivants, il est le Dieu
des vivants.
Dans un contexte culturel
qui n'est pas favorable à la vraie foi, mais à la
superstition, et aux divertissements, où la spiritualité
est la sixième roue de la charette, où nous faisons
aussi du zapping intellectuel en allant picorer ce qui, l'espace
d'un instant, peut calmer nos angoisses, il nous faut faire cet
effort de penser solidement en profondeur, de revoir toute la tradition
biblique, de la réinvestir et de se demander si l'on veut
donner un sens à sa vie ou si on ne le veut pas.
Philippe Aubert,
in revue Vivre, 94/1, Lillois, 1994
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