Pierre
Le Fort
1 - La
foi attise les haines
2 - Un processus piégé
3 - La sacralisation
du sol de la race, etc
4 - Les points névralgiques
5 - Pour conclure
Une phrase entendue pendant
mes études, au cours d’histoire ecclésiastique,
m’avait indigné. Ou plus exactement, afin de m’en
protéger, je l’avais qualifiée de grossière
ineptie. C’est une déclaration proférée
par un nommé Druey, ministre des cultes du gouvernement
vaudois au milieu du 16e siècle et qui disait: "L’Église
a pour tâche de maintenir la religion dans de justes limites!"
Je m’amuse maintenant
de cette phrase comme d’un gag. Quelle perle! Vous ne trouverez
sûrement pas une telle définition de l’Église
dans un traité de dogmatique… Mais en réalité,
cette vue est inacceptable dans l’optique d’un christianisme
missionnaire. Quiconque travaille à rendre l’Église
vivante, joyeuse, contagieuse, se réjouira de la voir susciter
des adhésions nombreuses et ferventes. Il ne se verra vraiment
pas occupé à calmer les enthousiasmes et freiner
les conversions.
En fait, ce Vaudois prudent
considérait le danger des sectes. Il craignait l’agitation
entretenue par des prédicateurs sans mesure. Pour favoriser
un état d’esprit paisible dans la population, il comptait
sur l’Église, laquelle était à même,
pensait-il, de fournir aux gens des certitudes inoffensives pour
l’ordre public. Maintenir la religion dans de justes limites!…
1 - La foi
attise les haines
Eh bien moi, il y a des jours
où j’ai
dans ma tête une phrase encore plus scandaleuse que celle
de l'homme d'État vaudois. En observant tous les conflits
qui meurtrissent la Terre, et l’ardeur exacerbée que
les combattants tirent de leur ferveur religieuse, j’ai envie
de dire: "Il vaudrait mieux que la religion n’existe
pas du tout!"
Le facteur religieux n’est-il pas en effet présent
dans beaucoup de conflits actuels, et ne les rend-il pas encore
plus sanglants? Les exemples, chacun les a à la mémoire
et peut en allonger la liste: Irlande du Nord, Azerbaïdjan,
Algérie, Bosnie. Dans tous ces foyers de discorde il y a
des groupes d’hommes chez qui le fanatisme religieux provoque
un renforcement de leur bonne conscience et de leur haine sacrée.
Comme nous tombons de haut!
Quel chambardement de toutes nos idées reçues! On avait placé
la religion du côté du bien. Le christianisme, bien
entendu, mais aussi toutes les religions étaient vues comme
la source de la moralité. C’est d’ailleurs l’une
des raisons pour lesquelles les pouvoirs publics entretiennent les
cultes; l’influence religieuse sur la société est
un facteur de paix, en principe.
On élevait même un mur entre les croyants
d’un côté, pratiquant l’amour du prochain,
et de l’autre côté les sans-dieu qui ne respectent
rien. Dostoïevski pouvait écrire: «Si Dieu n’existe
pas, tout est permis». Et maintenant nous entendons: «Dieu
est avec moi, je peux donc tout me permettre». France Quéré,
dans un article de Réforme (10-17 juillet 1993), exprime
parfaitement notre désillusion: "Historiquement, la
foi n’a jamais pu réprimer les zones les moins contrôlées
de l’âme humaine. Elle excelle même, le cas échéant,
à surexciter ce fond de ténèbres. Comme alors
les religions ressemblent à l’athéisme qu’elles
conspuent".
2 - Un processus
piégé
Mais il ne faut pas jeter l’enfant avec l’eau
du bain. La foi ne produit pas toujours les retombées pernicieuses
qui nous frappent aujourd’hui. Seulement, un fameux discernement
s’impose. Tout type de religion n’est pas bon à
défendre.
D’abord je dois bien admettre que dans les conflits
tels que ceux que j’ai signalés, le fanatisme religieux
n’est pas la seule cause de violence. La haine se nourrit
de frustrations historiques, d’incompréhensions culturelles,
d’injustices et de mensonges. Et quand un drapeau confessionnel
s’agite au-dessus des masses en furie, ce n’est souvent
qu’un prétexte, une couverture. Mais c’est déjà
beaucoup trop; comment les responsables d’une Église
tolèrent-ils que la foi devienne le vêtement de la
haine? On dirait d’ailleurs que non seulement ils l’acceptent
mais qu’ils y travaillent. J’allais parler des Croates
et des Serbes, et notamment des dignitaires catholiques et orthodoxes
qu’on n’a guère vu s’interposer entre
les lignes des combattants.
Mais que se passe-t-il chez
nous en temps de guerre? Le problème s’éclairera
davantage à observer notre poutre que la paille qui est dans
l’œil du voisin. En temps de guerre, chez nous, on a
vu et on verrait sans doute ceci:
- chacun est convaincu du bon droit de la cause pour laquelle le
pays est mobilisé;
- pour ne pas faiblir dans la lutte engagée, on reçoit
volontiers et on amplifie les atrocités qui se racontent
sur le dos de l’ennemi;
- en outre, le sentiment d’être soutenu par Dieu dans
les épreuves endurées apporte aux croyants un puissant
réconfort.
Et voilà comment, sans qu’on l’ait voulu, la
dynamique propre au sentiment religieux s’inscrit dans la
spirale de la guerre, et la cause défendue devient une cause
sacrée.
Je dénonçais pour commencer le fait
de masquer un conflit politique sous des prétextes religieux.
Mais on arrive bien vite à une situation plus inquiétante
encore, quand la foi en Dieu s’est pervertie sous la pression
des événements. Elle nourrit la passion des combattants,
elle est elle-même un ferment de haine sainte.
3 - La sacralisation
du sol, de la race, etc.
Parlons aussi des déviations qui se produisent
quand des valeurs humaines sont divinisées. La religion du
sang, de la race, la religion du sol, on connaît ça,
malheureusement. On l’a connu. C’était la référence
suprême de la philosophie nazie. Quand on croit faire partie
d’une race élue, ou être le gardien désigné
d’une terre sacrée, tout ce qui est au dehors, on le
méprise. Un lourd potentiel de violence armée est
enfermé dans l’esprit des “croyants” dont
la religion devient vite meurtrière.
L’Ancien Testament est
ici bien instructif. Israël se disait le peuple élu
par Dieu. La tentation était forte pour lui d’en profiter
pour imposer sa loi dans tout l’espace environnant, et il
y a parfois succombé. Mais cette élection, il n’en
était pas le maître. Il se savait soumis à la
volonté de Dieu, que les prophètes lui rappelaient
constamment. Et surtout, les prophètes le mettaient en garde
contre les cultes de la nature illustrée par la religion
des Baals. On ne sacralise pas le sol, ni la force vitale des générations.
Aujourd’hui nous le dirions ainsi: seule la personne vivante
est sacrée.
4 - Les points
névralgiques
Quand le meilleur se corrompt,
cela produit le pire. J’aimerais donc détecter ce qui
peut provoquer une altération de la religion aux conséquences
aussi catastrophiques. Comment en arrive-t-elle à inspirer
à ses adeptes un comportement irréfléchi, régressif,
sauvage?
Ce qui excite et fanatise
les foules, c’est un message simpliste et compact, chevillé
sur les craintes primitives de la psyché humaine. Le militant
d’une cause sacrée, le croisé, est une homme
qui ne cherche pas à réfléchir trop loin. Son
sens critique a été plongé dans une profonde
hibernation. Démission de la jugeote personnelle, c’est
grâce à cela que les meneurs conduisent ces hommes
où ils veulent.
Les Iraniens qui ont réclamé la mort de Rushdie n’avaient
surtout pas lu les “Versets sataniques” pour vérifier
si ce livre s’attaque à l’Islam. Les manifestants
de Paris qui ont mis le feu au cinéma où l’on
jouait “La dernière tentation du Christ” ne s’étaient
surtout pas interrogés sur la nature humaine de Jésus
de Nazareth.
C’est pourquoi, parmi
plusieurs facteurs économiques, sociaux, psychologiques et
politiques qui transforment d’honnêtes citoyens en fanatiques
enragés, j’en discerne un de nature théologique.
Le danger point lorsqu’une religion a perdu le souffle de
son inspiration première et s’est dégradée
en une fidélité toute formelle. Pas de recherche fondamentale,
pas d’esprit critique, mais une définition simpliste
de la vérité. On enfermera alors celle-ci dans des
textes indiscutables ou dans des principes élémentaires,
applicables en toutes circonstances. Sur terrain chrétien,
cette dérive est particulièrement impressionnante.
Voici deux exemples tout proches.
- L’enseignement éthique
de l’Église romaine, durci par l’acharnement
papal s’attaquant à la contraception et à l’avortement,
est responsable de la révolte et du martyre de millions d’enfants,
nés à contre-volonté et rejetés dès
leur naissance. Sans parler de beaucoup d’autres souffrances
inutiles.
Comment cela est-il possible, particulièrement
sous couvert de fidélité chrétienne? C’est
que la morale a été réduite au respect de la
vie biologique, selon une doctrine forte mais rudimentaire, capable
de déclencher des indignations vertueuses. On ne tiendra
pas compte des réalités complexes vécues par
les intéressé(e)s. On refuse aussi de soumettre la
“vérité” reçue à une critique
de fond. (Voir le livre affolant de Pierre de Locht sur le dialogue
de sourds que lui ont opposé ses supérieurs ecclésiastiques,
dans son livre Morale sexuelle et magistère.
- Autre exemple concret, encore
plus près de
nous. L’être humain éprouve une répulsion
naturelle à l’égard de ce qui s’éloigne
de la normalité. De là une agressivité instinctive
de la masse envers les homosexuels. On s’attendrait à
ce que l’Église s’implique activement dans la
défense de cette minorité injustement persécutée.
Or, c’est le contraire qui se produit. Les idées qui
circulent dans nos milieux à propos de l’homosexualité
nourrissent et renforcent constamment un état d’esprit
déjà peu enclin à la compréhension.
Comment cela est-il possible, notamment sous le label évangélique
?
C’est que l’approche
du problème a été réduite à l’application
aveugle de quelques textes bibliques, dont on a déclaré
qu’ils contenaient toute la vérité sur le sujet.
Soumis à ce principe exclusif, on s’interdit d’aller
voir ce que vivent réellement les personnes concernées.
On s’empêche surtout de rechercher, à partir
de la tradition évangélique, quelle attitude le Christ
adopterait à leur égard.
Pourtant, s’il existe des chrétiens,
c’est parce que Jésus a frappé l’imagination
par un comportement hors norme. Dans une société où
les interdits religieux et les traditions théologiques tenaient
une grande place, il les a volontairement et publiquement dépassés
pour aller directement à la volonté de Dieu et à
l’accueil du prochain. On dirait que les Églises se
sont peureusement recroquevillées dans la peau des scribes
et des pharisiens.
Pour
conclure
Simples fidèles ou
sympathisants d’une communauté chrétienne, modestes
citoyens, nous n’avons pas directement prise sur les conflits
mondiaux. Notre responsabilité immédiate se situe
dans la famille, parmi nos relations, au gré des opinions
que nous échangeons sur ce qui touche nos contemporains;
le fait religieux y est actuellement très présent.
Or la religion se révèle grevée
d’ambiguïté. Le christianisme aussi, lui qui a
sauvé des populations et multiplié des injustices.
C’est comme une ville cosmopolite, avec ses terrains obscurs,
ses quartiers louches, où des éléments incontrôlés
peuvent prendre position et faire la loi.
Alors voici la conclusion
que je tire de tout cela.
On n’achète pas un chat dans un sac.
Une religion non plus. Cette activité humaine est parmi celles
qui nécessitent une bonne vigilance critique. Concernant
le christianisme, les risques qu’il perde le souffle de son
initiateur sont évidents; l’histoire de nos églises
est partiellement l’histoire de ces ratages. Donc même
des idées et des pratiques reçues depuis des siècles
doivent être examinées d’un œil neuf, éclairé
par l’Évangile. Je crains les enthousiasmes unanimes.
Tant pis si le pluralisme favorise l’émiettement et
si l’esprit critique entraîne certaines personnes vers
le relativisme, voire l’agnosticisme. Car actuellement c’est
la crédulité, l’instinct moutonnier, que j’estime
être la menace première, par où nos communautés
deviendraient mûres pour soutenir de douteuses croisades.
J’espère que nos évangélistes
et missionnaires ne spéculent pas sur la naïveté
de leurs auditeurs et qu’ils sont conscients du risque qui
naît au moment même du succès de leur ministère.
En faisant appel à l'instinct religieux que
tout homme porte en soi, il faut savoir qu'on manipule de l'explosif.
Les explosifs sont une bonne chose… dans de justes limites
!
Pierre Le Fort, Docteur
en théologie, Vivre, 94/2
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