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 Dialogue


    Michel Théron

 

Professeur honoraire de Première Supérieure et de Lettres Supérieures au Lycée Joffre de Montpellier

 

   

 

 

Autre article du même auteur :

- Familles spirituelles

- Lettre à une chrétienne, suite

 

 


Lettre à une chrétienne

 

 

Chère C.,

Je t’ai demandé hier matin au Lycée, alors que nous prenions le café près de cette machine bien banale, mais qui le deviendra bien moins lorsque nous l’aurons quittée toi et moi pour prendre ce qu’on appelle notre retraite, « si tu étais croyante ». Aussitôt tu as tourné vers moi tes yeux rieurs, et tu m’as dit quelque chose comme : « Bien sûr, il faut bien qu’il y ait quelque chose après... ». Et tu es partie vers tes étudiants, et moi vers les miens.

Mais ta phrase ne m’a pas quitté de toute la journée.
Et y repensant maintenant, je me dis que peut-être il faut poser autrement la question.
La vraie ne serait-elle pas plutôt : « Y a-t-il quelque chose avant ? ».
Sans m’effrayer de la normalité très répandue de ta réflexion, et de l’incongruité de la mienne, je me mets à creuser la chose.

Qu’as-tu voulu me dire par là ? Es-tu si peu contente de ta vie, que tu espères qu’il y en aura une autre qui compensera celle-ci ? Ou au contraire en es-tu si heureuse, que tu penses qu’elle devra se prolonger, que ce serait dommage que tout « s’arrête là » ?

Je sais peu de choses sur toi, ma chère C., hors nos relations profession-nelles et de camaraderie, et d’ailleurs je crois qu’on ne sait jamais grand chose de quiconque. Mais raisonnons, veux-tu ? Et appelons les autres à notre secours. Aussi bien nulle voix n’est inouïe, et tout est dit depuis bien longtemps.

Si l’on n’a pas su vivre, à quoi bon espérer une autre vie ? Elle ne serait que le prolongement de celle-ci, et pourquoi penser que ce que nous n’avons su mener à bien maintenant, nous le saurons bien après ? Le cher Lucrèce l’a dit, qui m’a bien fait souffrir étudiant, mais que je pratique maintenant de plus en plus (de toute façon, on n’aime bien le latin qu’après quarante ans) :

Enfin, si, prenant soudain la parole, la Nature en personne adressait à l’un de nous ces reproches :

« Qu’est-ce donc qui te tient tant à cœur, ô mortel, pour t’abandonner à cette douleur et à ces plaintes sans mesure ? Pourquoi la mort t’arrache-t-elle ces gémissements et ces pleurs ? Car si tu as pu jouir à ton gré de ta vie passée, si tous ces plaisirs n’ont pas été comme entassés dans un vase percé, s’ils ne se sont pas écoulés et perdus sans profit, pourquoi, tel un convive rassasié, ne point te retirer de la vie, pourquoi, pauvre sot, ne point prendre de bonne grâce un repos que rien ne troublera ? Si au contraire tout ce dont tu as joui s’est écoulé en pure perte, si la vie t’est à charge, pourquoi vouloir l’allonger d’un temps qui doit à son tour aboutir à une triste fin, et se dissiper tout entier sans profit ? Ne vaut-il pas mieux mettre un terme à tes jours et à tes souffrances ? Car imaginer désormais quelque invention nouvelle pour te plaire, je ne le puis : les choses vont toujours de même. Si ton corps n’est plus décrépit par les années, si tes membres ne tombent pas d’épuisement, il te faut néanmoins toujours t’attendre aux mêmes choses, même si la durée de ta vie devait triompher de toutes les générations, et bien plus encore, si tu ne devais jamais mourir. »

Que répondre, sinon que la Nature nous intente un juste procès, et qu’elle plaide la cause de la vérité ?

Et si c’est un vieillard tout chargé d’ans qui se plaint et se lamente sans mesure sur le malheur de mourir, n’aurait-elle pas raison d’élever la voix et de le gourmander d’un ton plus sévère ?

« Essuie ces larmes, bélître, et fais taire ces plaintes. Toutes les joies de la vie, tu les as épuisées avant d’en venir à cette décrépitude. Mais à désirer toujours ce que tu n’as pas, à mépriser les biens présents, ta vie s’est écoulée incomplète et sans joie, et soudain tu as vu la mort debout à ton chevet, avant de pouvoir t’en aller le cœur content et rassasié de tout. Mais maintenant quitte tous ces biens qui ne sont plus de ton âge, et, sans regret, allons, cède la place à d’autres : il le faut. » (1)

Combien en connaissons-nous, chère C., qui meurent les yeux fermés ! Ce sont ceux-là même qui n’ont pas vécu qui se plaignent de devoir mourir. Il n’y a rien de plus bizarre, de plus inconséquent que certaines vieillesses. Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. Qu’il y ait quelque chose après console peut-être de bien des ratages. Mais pourquoi lâcher la proie de la vie pour l’ombre du paradis ?

Je te vois froncer les sourcils, et me dire que mon raisonnement et mon langage sont ceux d’un athée. Je n’en sais rien, mais je vais te citer maintenant un évangile. Lequel ? Tu devineras...

1 Ils virent un Samaritain
2 emmenant un agneau
3 et entrant en Judée.
4 Il dit à ses disciples :
5 ‘Pourquoi celui-ci tourne-t-il autour de l’agneau ?’
6 Ils lui dirent :
7 ‘Pour le tuer et le manger’.
8 Il leur dit :
9 ‘Aussi longtemps qu’il vit,
10 il ne le mangera pas,
11 sauf s’il le tue,
12 et qu’il devienne un cadavre’.
13 Ils dirent :
14 ‘Autrement, il ne pourra pas le faire’.
15 Il leur dit :
16 ‘Vous-même cherchez un lieu pour vous
17 dans le repos
18 de peur que vous ne deveniez cadavre
19 et que l’on ne vous mange’. (2)

J’espère, chère C., que ni toi ni moi ne sommes morts, ou devenus cadavres. À cela sert pour moi maintenant la foi, s’il peut encore en être une : à être vivant, ou plutôt à le rester.

Vois-tu, nous avons toi et moi entamé la seconde moitié de notre vie. Au lieu de penser à ce qui nous attend, il vaut mieux, tu ne crois pas ? nous demander ce que nous sommes devenus. Qu’est-ce que la vie a fait de nous, ne nous sommes-nous pas reniés ? Pourquoi espérer que les choses continuent à être, si elles ne sont pas maintenant ce qu’elles devraient ?

Ne nous laissons donc pas dévorer. Ne devenons pas cadavre. Et si tu penses qu’ici je suis hérétique, regarde alors ta propre Bible :

– ‘En quelque lieu que soit le cadavre, là s’assembleront les aigles’.
– Les disciples lui dirent : ‘Où sera-ce, Seigneur ?’
– Et il répondit : ‘Où sera le corps, là s’assembleront les aigles’. (3)

C’est au départ la même idée. Mais un autre jour je te dirai ce qu’on en a fait, ce qu’on nous en a dit ou enseigné, et qui explique peut-être ta réflexion de ce matin.

Bien à toi.
M.

Michel Théron, Lunel le 7 mars 2005  

(1) De natura rerum, III, v.931-962
(2) Evangile de Thomas, logion 60
(3) Matthieu 24;28 – Luc 17;37

 


             

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