Chère C.,
Je t’ai demandé hier matin au Lycée, alors
que nous prenions le café près de cette machine
bien banale, mais qui le deviendra bien moins lorsque nous
l’aurons quittée toi et moi pour prendre ce qu’on
appelle notre retraite, « si tu étais croyante ».
Aussitôt tu as tourné vers moi tes yeux rieurs,
et tu m’as dit quelque chose comme : « Bien sûr,
il faut bien qu’il y ait quelque chose après... ».
Et tu es partie vers tes étudiants, et moi vers les
miens.
Mais ta phrase ne m’a pas quitté de toute la journée.
Et y repensant maintenant, je me dis que peut-être il
faut poser autrement la question.
La vraie ne serait-elle pas
plutôt : « Y a-t-il quelque chose avant ? ».
Sans m’effrayer de la normalité très répandue
de ta réflexion, et de l’incongruité de
la mienne, je me mets à creuser la chose.
Qu’as-tu voulu me dire par là ?
Es-tu si peu contente
de ta vie, que tu espères qu’il y en aura une
autre qui compensera celle-ci ?
Ou au contraire en es-tu si
heureuse, que tu penses qu’elle devra se prolonger, que
ce serait dommage que tout « s’arrête là » ?
Je sais peu de choses sur toi, ma chère
C., hors nos relations profession-nelles et de camaraderie,
et d’ailleurs
je crois qu’on ne sait jamais grand chose de quiconque.
Mais raisonnons, veux-tu ? Et appelons les autres à notre
secours. Aussi bien nulle voix n’est inouïe, et
tout est dit depuis bien longtemps. Si l’on n’a pas su vivre, à quoi bon espérer
une autre vie ? Elle ne serait que le prolongement de celle-ci,
et pourquoi penser que ce que nous n’avons su mener à bien
maintenant, nous le saurons bien après ? Le cher Lucrèce
l’a dit, qui m’a bien fait souffrir étudiant,
mais que je pratique maintenant de plus en plus (de toute façon,
on n’aime bien le latin qu’après quarante
ans) :
Enfin,
si, prenant soudain la parole, la Nature en personne
adressait à l’un de nous ces reproches
:
« Qu’est-ce
donc qui te tient tant à cœur, ô mortel,
pour t’abandonner à cette douleur et à ces
plaintes sans mesure ? Pourquoi la mort t’arrache-t-elle
ces gémissements et ces pleurs ? Car si tu as
pu jouir à ton
gré de ta vie passée, si tous ces plaisirs
n’ont
pas été comme entassés dans un vase
percé,
s’ils ne se sont pas écoulés et perdus
sans profit, pourquoi, tel un convive rassasié,
ne point te retirer de la vie, pourquoi, pauvre sot,
ne point prendre
de bonne grâce un repos que rien ne troublera ?
Si au contraire tout ce dont tu as joui s’est écoulé en
pure perte, si la vie t’est à charge, pourquoi
vouloir l’allonger d’un temps qui doit à son
tour aboutir à une triste fin, et se dissiper
tout entier sans profit ? Ne vaut-il pas mieux mettre
un terme à tes
jours et à tes souffrances ? Car imaginer désormais
quelque invention nouvelle pour te plaire, je ne le puis
: les choses vont toujours de même. Si ton corps
n’est
plus décrépit par les années, si
tes membres ne tombent pas d’épuisement,
il te faut néanmoins toujours t’attendre
aux mêmes
choses, même si la durée de ta vie devait
triompher de toutes les générations, et
bien plus encore, si tu ne devais jamais mourir. »
Que
répondre,
sinon que la Nature nous intente un juste procès,
et qu’elle plaide la cause de la vérité ?
Et
si c’est un vieillard tout chargé d’ans
qui se plaint et se lamente sans mesure sur le malheur
de mourir, n’aurait-elle pas raison d’élever
la voix et de le gourmander d’un ton plus sévère
?
« Essuie ces larmes, bélître, et
fais taire ces plaintes. Toutes les joies de la vie,
tu les as épuisées
avant d’en venir à cette décrépitude.
Mais à désirer toujours ce que tu n’as
pas, à mépriser les biens présents,
ta vie s’est écoulée incomplète
et sans joie, et soudain tu as vu la mort debout à ton
chevet, avant de pouvoir t’en aller le cœur
content et rassasié de tout. Mais maintenant quitte
tous ces biens qui ne sont plus de ton âge, et,
sans regret, allons, cède la place à d’autres
: il le faut. » (1)
Combien en connaissons-nous, chère
C., qui meurent les yeux fermés ! Ce sont ceux-là même
qui n’ont pas vécu qui se plaignent de devoir
mourir. Il n’y a rien de plus bizarre, de plus inconséquent
que certaines vieillesses. Le plus semblable aux morts meurt
le plus à regret. Qu’il y ait quelque chose
après
console peut-être de bien des ratages. Mais pourquoi
lâcher la proie de la vie pour l’ombre du paradis
?
Je te vois froncer les sourcils, et me dire
que mon raisonnement et mon langage sont ceux d’un athée. Je n’en
sais rien, mais je vais te citer maintenant un évangile.
Lequel ? Tu devineras...
1 Ils virent un Samaritain
2 emmenant un agneau
3 et entrant en Judée.
4 Il dit à ses disciples :
5 ‘Pourquoi celui-ci tourne-t-il autour de l’agneau
?’
6 Ils lui dirent :
7 ‘Pour le tuer et le manger’.
8 Il leur dit :
9 ‘Aussi longtemps qu’il vit,
10 il ne le mangera pas,
11 sauf s’il le tue,
12 et qu’il devienne un cadavre’.
13 Ils dirent :
14 ‘Autrement, il ne pourra pas le faire’.
15 Il leur dit :
16 ‘Vous-même cherchez un lieu pour vous
17 dans le repos
18 de peur que vous ne deveniez cadavre
19 et que l’on ne vous mange’. (2)
J’espère, chère C., que ni toi ni moi ne
sommes morts, ou devenus cadavres. À cela sert pour
moi maintenant la foi, s’il peut encore en être
une : à être vivant, ou plutôt à le
rester.
Vois-tu, nous avons toi et moi entamé la seconde moitié de
notre vie. Au lieu de penser à ce qui nous attend, il
vaut mieux, tu ne crois pas ? nous demander ce que nous sommes
devenus. Qu’est-ce que la vie a fait de nous, ne nous
sommes-nous pas reniés ? Pourquoi espérer que
les choses continuent à être, si elles ne sont
pas maintenant ce qu’elles devraient ?
Ne nous laissons donc pas dévorer. Ne devenons pas cadavre.
Et si tu penses qu’ici je suis hérétique,
regarde alors ta propre Bible :
– ‘En quelque lieu que soit le cadavre, là s’assembleront
les aigles’.
–
Les disciples lui dirent : ‘Où sera-ce, Seigneur
?’
–
Et il répondit : ‘Où sera le corps, là s’assembleront
les aigles’. (3)
C’est au départ la même idée. Mais
un autre jour je te dirai ce qu’on en a fait, ce qu’on
nous en a dit ou enseigné, et qui explique peut-être
ta réflexion de ce matin.
Bien à toi.
M.
Michel Théron, Lunel
le 7 mars 2005
(1) De natura rerum, III, v.931-962
(2) Evangile de Thomas, logion 60
(3) Matthieu 24;28 – Luc 17;37
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