1) Le grand écart
Mon ami Bernard est un scientifique
de haut vol. Un physicien pour qui l'atome n'a plus de secret.
Il se spécialise
dans l'infiniment petit et son boulot actuel consiste à étudier
le comportement de je ne sais quelle molécule dans le
froid absolu.
C'est aussi un homme cultivé. Il a notamment
de l'intérêt
pour l'histoire ancienne, les dynasties égyptiennes,
l'éclosion de la démocratie dans les cités
grecques. Nous devrions un jour nous rencontrer sur le terrain
du judaïsme et de l'Eglise des premiers siècles,
où je m'y connais mieux. Mais nous n'avons pas encore
abordé ces sujets.
Bernard est croyant. J'ignore s'il
pratique, et surtout à quel
type de christianisme il se rattache. Je n'allais pas tarder à le
savoir. Le voici sur la place du Marché, qui s'approche
de moi avec une mine courroucée.
- Je suis en rogne contre mon curé
- Tu ne devrais peut-être pas fréquenter ces gens
de trop près.
- Ce n'est pas mon habitude, mais il fallait
en avoir le cœur
net. J'espérais qu'il me remettrait sur pied et, au
contraire, ses propos m'ont consterné.
Et Bernard de
raconter d'abord qu'il a eu la curiosité – foutue
inspiration – d'ouvrir sa télé sur une émission
d'ARTE, Les origines du christianisme. Renouveler mes souvenirs
de catéchisme, se disait-il, reprendre pied dans la
culture chrétienne à l'heure où le pape étend
son audience chez les jeunes, ça paraissait indiqué.
- Et sais-tu, s'emporte-t-il, ce que j'ai appris de ces théologiens à la
con ? Que Jésus n'a pas fondé l'Eglise, que
sa Résurrection n'est qu'une invention des disciples
pour surmonter leur déception, et qu'ensuite Pierre était
en conflit avec les frères de Jésus au sujet
de sa succession ! Et d'abord, comment peut-on parler des
frères
de Jésus alors que Marie est restée vierge
toute sa vie ?
Visiblement, Bernard n'avait pas bien profité de
son nouveau catéchisme…
- Et ton curé, pourquoi lui en veux-tu ?
- J'attendais de lui une indignation qui
aurait soutenu la mienne. Eh bien non. Ces théories,
on dirait qu'il les a avalées sans broncher. Il me
disait mollement : "Essaie
de comprendre. Ce sont des savants, ils ont perdu le contact
avec la foi du peuple.
Comment aider Bernard à retrouver
sa sérénité ?
Je découvrais en lui un homme désemparé,
et il fallait qu'il le soit pour me parler avec une telle
violence. Je ne l'avais jamais vu comme ça.
Est-ce
que j'allais reprendre tous les points litigieux ?
Demander à Bernard
qu'il me précise les propos qui l'avaient scandalisé ?
Lui faire remarquer qu'il a sans doute exagéré l'aspect
provocateur ?
J'ai préféré me placer
sur don terrain personnel.
- On dirait, Bernard, que ces discours sur l'origine du christianisme
t'ont blessé. Pourquoi ?
- Je n'aime pas qu'on arrache les racines de la vie humaine.
Je vais jusque là : une certaine théologie porte
atteinte à mon identité profonde. Même
si je n'ai pas beaucoup de piété, je sens qu'il
y a dans la religion un bloc solide sur lequel j'assure mon
existence. C'est mon point fixe, la source de mon espérance,
et j'oserais dire de mon bonheur. Ce bloc, j'exige qu'il soit
préservé intact.
- Et concrètement, où le trouves-tu ce bloc précieux
? Est-ce le dogme inaltérable déposé dans
l'Eglise, ou remontes-tu aux événements fondateurs
du premier siècle ?
- C'est l'ensemble des certitudes que j'ai reçues déjà enfant,
mais elles reposent évidemment sur les faits attestés
par les évangiles.
- Encore une question, Bernard. Toi le scientifique, as-tu
un moyen de vérifier que les évangiles sont historiquement
fiables ? Car si ce sont des faits et non de la mythologie,
ils sont passibles d'une investigation historique.
- Là, je ne te suis pas. La vérité des évangiles
ne se discute pas, et n'a donc pas à être vérifiée.
Tu raisonne comme un athée.
Cette déclaration
a signé la fin de notre entretien.
Il y a deux conceptions
de la foi chrétienne qui sont
difficilement conciliables. Bernard et moi, nous plaçons
chacun notre sécurité de vie sur un socle différent.
Dans
le cas particulier des évangiles, Bernard se repose
aveuglément sur les documents estampillés par
l'autorité ecclésiastique. Il lit de même
l'histoire sainte telle qu'elle lui a été enseignée.
Moi,
au contraire, je ne peux recevoir le message que de personnes
pleinement intégrées dans la condition humaine.
Un Jésus sans faiblesse, une Bible sans erreur, une
Eglise sans conflits, c'est trop suspect et je ne pourrais
pas y croire.
Mais Bernard reste une question pour moi.
Ce
personnage – fictif, on l'a compris – illustre
un type d'intellectuel qui m'intrigue. Chez la même
personne, d'un côté la pratique d'une méthode
scientifique rigoureuse, et de l'autre des croyances dont
quelques-unes
me paraissent vraiment enfantines. Mon esprit n'est sans
doute pas assez souple pour exécuter ce grand écart.
Suis-je
trop rationaliste pour comprendre que la foi en un Être
suprême pourrait éclipser l'exercice habituel
de la raison profane ? Ou bien dois-je soupçonner
qu'une certaine forme de vie religieuse a le pouvoir d'anesthésier
le sens critique ?
Quand je reverrai Bernard, il faudrait
qu'ensemble nous essayions d'aller plus loin. Je lui ferai
aussi remarquer que chez
les protestants le problème est moins aigu, car nous
avons moins de croyances au surnaturel et de toutes façons
la foi traditionnelle n'est pas canonisée.
Mais pour
l'instant laissons Bernard méditer sur ces
questions existentielles.
Pierre Le Fort, Genval le 6 septembre
2004
La suite
du dialogue avec l'Ami Bernard dans : L'arroseur
arrosé |