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 Dialogue


    Pierre Le Fort

 

Lire la première partie du dialogue avec l'Ami Bernard dans : Le grand écart

 

   


Dialogue avec mon ami Bernard

 

 

2) L'arroseur arrosé

Bernard m'a convoqué. Bernard, vous vous souvenez, est mon ami physicien avec qui j'avais eu une conversation interrompue sur la place du Marché. Il m'avait interpellé à propos d'émissions théologiques sur ARTE qui l'avaient scandalisé.

Suite à cet entretien où je l'avais trouvé un peu borné - ce qui me décevait chez un homme de science – j'ai confié quelques impressions à Internet. Mais voilà, Bernard a lu mon article et n'a pas été enchanté. Il a voulu m'en parler et me donne rendez-vous au café de la Paix.

J'ai deviné qu'il m'en voulait et, effectivement, j'ai dû subir un réquisitoire musclé. Inversions des rôles, à mon tour d'être attaqué !
- " Le grand écart ", c'est le titre que tu as donné à ton libelle. Tu me reproches donc de vouloir soutenir des positions inconciliables. Pendant que tu y es, pourquoi ne m'as-tu pas traité de schizophrène ?
- Désolé de t'avoir fait de la peine, Bernard. Mais remarque que j'accueillais ton questionnement. Il nous faut poursuivre le dialogue. Parle le premier.

- Grand écart, contradiction entre la croyance religieuse que je professe et la méthode scientifique que je pratique. Et toi, mon vieux, n'es-tu pas aussi en pleine contradiction ? Tu te prétends disciple du Christ et tu acceptes des propos quasi diffamants à son sujet !
- Diffamants, Que veux-tu dire ?

- Tu as entendu les exégètes invités par ARTE. Jésus, d'après leur lecture des textes, a entraîné des hommes dans un projet politique sans lendemain, le Royaume de Dieu envisagé comme la restauration du temps des rois d'Israël. Or il ne s'est rien produit de tel, comme on sait. Heureusement que ses disciples ont rebondi après sa mort misérable en inventant et en proclamant sa Résurrection. N'est-ce pas cette image du Christ que tes théologiens ont voulu accréditer ? Et tu ne te révoltes pas devant ce discours ? En fait de "grand écart", c'est ton inconséquence qui me sidère !
- Minute, Bernard, ne mélangeons pas tout.

Mais il ne m'écoute pas et continue.

- Le Jésus qu'ils nous présentent est un irresponsable. Il a fait des promesses que personne ne peut tenir, en tout cas pas lui. La fin du monde dans sa génération et l'installation des douze apôtres comme maîtres d'Israël ! J'ai retenu la phrase qui clôt une salve d'invectives : "Aucune des prédictions faites par Jésus ne s'est réalisée". Qu'en penses-tu ? Toi qui t'affirmes comme son disciple, tu approuves ces propos ?
- Bernard, maintenant laisse-moi le temps de te répondre. Tu n'as retenu qu'une partie de l'information, et par endroits tu la déformes. Dans les discours de Jésus, il y a très peu de prédictions. Elles ne recouvrent pas et n'invalident pas non plus le reste de son enseignement, qui a traversé des siècles.
Le plus important, à mes yeux, c'est son attitude devant les gens qui l'approchaient. Son accueil des laissés-pour-compte, sa liberté à l'égard des principes pour donner priorité aux personnes. Les exégètes d'ARTE en ont dit quelque chose mais ne l'ont pas assez souligné. Ils voulaient apparemment sauver de l'oubli ce point qui t'a justement frappé, le projet politique de Jésus, qui ne s'est pas réalisé, en tout cas pas comme il l'avait formulé.

- Vas-y toujours. Je suis curieux de voir comment tu t'en sortiras.
- Je dis carrément que Jésus n'avait pas la science infuse. Il a partagé les espoirs patriotiques des Juifs de sa génération sous la botte de l'occupant romain. Il avait comme eux la certitude que Dieu ne tarderait pas à secourir son peuple.

- Veux-tu dire que Jésus s'est trompé et a trompé son monde ?
- Replaçons-nous dans l'ambiance d'un groupe porté par une vive espérance mais accablé sous une domination impitoyable. Cette situation ne peut durer.
Je vais risquer, Bernard, une comparaison entre Jésus et ses disciples d'une part et les sectes contemporaines qui, malgré des démentis successifs, annoncent la fin du monde dans des échéances rapprochées. Ne sursaute pas, écoute-moi encore. La grande différence, c'est que Jésus mettait bien d'autres choses dans la tête de ses disciples, comme tu viens de le rappeler. Mais c'est un fait, et aucun historien de bonne foi ne peut le nier : Jésus a partagé et propagé des espoirs voués à l'échec.

- Et bien décidément, mon ami soit-disant croyant m'étonne et me déçoit plus encore que les conférenciers d'ARTE. Quand donc t'inscris-tu comme membre d'une secte apocalyptique ?
- Justement pas ! Quand je constate que Jésus s'est trompé sur un certain point, je laisse tomber; Il m'impressionne et me fascine par les autres aspects de sa personnalité.
Et au fond, non. Je ne laisse pas tomber. Cela m'importe justement que Jésus ait commis des erreurs. On ne le dit jamais dans les églises, mais ces prédictions ne tiennent pas la route. Il faut le savoir pour une bonne compréhension de l'homme Jésus.
La dogmatique chrétienne s'est plu à prêter au Christ les perfections qui manquent aux humains. Ce jeu fausse l'histoire et n'ajoute rien à la gloire de Jésus, lui qui ne voulait pas la gloire et dont le moteur était l'amour.

- Dans ton article " Le grand écart ", tu refusais déjà l'image d'un Jésus sans faiblesse. Et pour toi-même tu avoues préférer l'incertitude du chercheur à l'assurance des convertis, si j'ai bien compris, car je lis entre les lignes. Moi, au contraire, tes propos me déroutent et j'ai besoin d'un sol stable pour construire mon édifice religieux. Y a-t-il plusieurs christianismes possibles ?
- Je le crois, Bernard. Jésus lui-même n'a jamais imposé sa façon de croire.

Je commence à penser que les divergences en matière de religion sont inévitables. Car chaque être humain module ses convictions non seulement sur base de son milieu familial et social, mais aussi en fonction de ses besoins affectifs les plus profonds et les plus cachés.

Quel manque les intégristes tentent-ils de combler ? Pourquoi suis-je plus à l'aise avec les théologiens qui cassent l'image traditionnelle de Jésus, tandis que Bernard ne veut pas qu'on y touche ?

Notre conversation, qui avait commencé dans une atmosphère tendue, nous aura appris à tous les deux, je pense, à respecter, peut-être à apprécier la spiritualité de l'autre.

Pierre le Fort, Genval le 3 novembre 2004  

P.S. Je rappelle que Bernard est un personnage inventé.

 


             

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