Le prophète,
c’est celui qui, à temps et à contre
temps, proclame par ses paroles et par ses actes les exigences
du respect de l’autre et de la compassion, les impératifs
de la justice et de la vérité, telles qu’ils
résultent de sa réflexion et montent du plus
profond de sa conscience. Les prophètes sont souvent
incompris, méprisés, calomniés, et parfois
tués. La mise à mort est le sort de milliers
de chercheurs de sens de toutes cultures et de toutes croyances
dans l’histoire de l’humanité : parmi
les plus célèbres, Socrate, les prophètes
du judaïsme, Jésus de Nazareth, Mansur al Halladj.
Autres témoins plus près de nous, Dietrich
Bonhoeffer, Mohandas Gandhi, Martin Luther King, Steve Biko,
Oscar Romero, Jerzy Popieluszko, Mahmoud Muhammad Taha.
Ce
fut aussi le sort de Jean Jaurès, assassiné le
31 juillet 1914 au café parisien du Croissant. Le meurtrier,
un nationaliste d’extrême droite, fut acquitté en
1920, et la veuve Louise Jaurès eut même à payer
les dépens de ce procès inique… La revue
Alternatives non-violentes nous livre un passionnant dossier
sur l’ancien boursier reçu premier à l’Ecole
normale supérieure puis docteur en philosophie, le défenseur
des mineurs de Carmaux élu député du Tarn,
le fondateur du journal L’humanité, l’orateur
percutant qui tentait avec l’Internationale de s’opposer à la
guerre.
Tout statufié et panthéonisé qu’il
soit aujourd’hui, Jaurès, en tant que philosophe,
tribun, et homme politique, mérite plus que jamais
une réflexion civique et morale, surtout chez ceux
qui désespèrent
de la politique ou désespèrent tout court.
Car Jaurès crie des vérités toujours
aussi éternelles
que le respect de soi et de l’autre, l’amour
de la patrie et de l’humanité, l’espoir
d’un
au-delà, le refus d’un monde désenchanté.
Lors de l’inauguration de la verrerie ouvrière
de Carmaux en 1896, Jaurès, barbe au vent, s’adressait « au
monde entier, avec ses usines qui sont des prisons, ses lieux
de plaisir où l’on pleure de tristesse, ses églises
d’où Jésus serait chassé s’il
pouvait parler ! ».
En défendant le capitaine
Louis Dreyfus, il affirmait sa confiance dans la victoire
future du droit sur l’arbitraire
: « En tout individu, l’humanité doit être
pleinement respectée et portée au plus haut ».
En 1904, lors d’une distribution des prix à Castres,
il affirmait « Le jour viendra où tous les citoyens,
quelle que soit leur conception du monde, catholiques, protestants,
libres penseurs, reconnaîtront le principe supérieur
de laïcité ». En 1906, après avoir
contribué au vote de la loi de séparation de
l’Eglise et de l’Etat, il plaidait pour un enseignement
qui soit « soustrait à toute étroitesse
en quelque sens qu’elle se puisse exercer ».
En bataillant en 1908 à la Chambre des députés
pour le droit de vote des femmes (reconnu en 1946) et en
s’élevant
contre la peine de mort (abolie en 1981), il se montrait étonnamment
en avance sur son temps.
A l’égard de la colonisation,
il est passé de
l’approbation la plus enjouée à la critique,
d’abord mesurée, puis de plus en plus catégorique,
mais aussi de plus en plus réfléchie. En 1912,
lorsqu’il mène campagne contre la guerre du
Maroc, où intervient aussi l’Allemagne du Kaiser
Guillaume, lorsqu’il dénonce les massacres,
les exactions, les bombardements de civils, il est interrompu,
insulté,
caricaturé, promis à la mort.
«
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » chante
Jacques Brel. Parce que son internationalisme n’était
pas de mise au milieu des politiques nationalistes et militaristes
qui allaient embraser l’Europe puis le monde. Charles
de Foucauld, qui devait être tué en 1916 dans
son ermitage transformé en dépôt d’armes, écrivait
le 20 novembre 1915 à Henry de Castries « Dieu
veut une guerre longue : seule une guerre longue peut affaiblir
l’Allemagne, qui était si forte, au point de
la mettre à merci ». Le catholique Charles Péguy,
l’ancien admirateur et ami du député socialiste, écrivait
en 1913 : « Dès la déclaration de guerre,
la première chose que nous ferons sera de fusiller
Jaurès ».
Et Madame Poincaré, le 25 juillet 1914 : « Ce
qu’il faudrait, c’est une bonne guerre et la
suppression de Jaurès ! ». Le vœu délicat
de Madame Poincaré a été doublement
exaucé…
On sait moins combien la réflexion
spirituelle était
constamment présente chez l’homme politique,
ce « sens
métaphysique, qui est tout ensemble le sens de l’absolu,
le sens de la justice et le sens de la démocratie ».
Dans une conférence à Toulouse en 1911, trois
mois après la disparition de celui qu’il appelait,
avec infiniment d’admiration et de respect, « le
grand Tolstoï », Jaurès a montré qu’il
avait parfaitement compris l’œuvre et la pensée
de l’écrivain russe, excommunié de l’Eglise
orthodoxe en 1901 : « Il prenait comme règle
de sa vie l’évangile, non pas l’évangile
des orthodoxes, non pas l’évangile des prêtres,
mais l’évangile instinctif et éternel
des pauvres . (…) Tous, nous sommes exposés à oublier
qu’avant tout nous sommes des hommes, c’est dire
des consciences, à la fois autonomes et éphémères,
perdues dans un univers immense plein de mystères
(…)
Tolstoï nous aide à lever les yeux vers le ciel
plein d’astres, à retrouver le sens de la simplicité,
de la fraternité, de la vie profonde et mystérieuse ».
Aujourd’hui,
les prophètes en France s’appellent
Théodore Monod, Albert Jacquard ou Pierre Rabhi. Dans
le monde, ils se nomment Muhammad Junus, Chico Whitacker
ou Marguerite Barankitsé. On assassine encore et toujours
les témoins de la bonté et de la vérité,
Itzhak Rabin, les moines de Tibhirine et Pierre Claverie,
ou récemment en Russie Anna Politkovskaïa. Qu’importe
que les prophètes soient croyants ou non. « Les
vrais croyants, disait Jaurès, sont ceux qui veulent
abolir l’exploitation de l’homme par l’homme,
et, par suite, les haines d’homme à homme, les
haines aussi de race à race, de nation à nation,
toutes les haines, et créer vraiment l’humanité qui
n’est pas encore ». Etienne Godinot, membre de l’Institut
de recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits
(IRNC) |
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