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 Les chroniques



    Etienne Godinot

 

Du même auteur, sur notre site :

- Les parents de Jésus

- Habiter le moment présent

- La marche du sel

- Tolstoï, ou l'excommunication d'un disciple de Jésus

- Dictionnaire de la non-violence

 

   

 


Jean Jaurès, prophète laïc assassiné

 

 

Le prophète, c’est celui qui, à temps et à contre temps, proclame par ses paroles et par ses actes les exigences du respect de l’autre et de la compassion, les impératifs de la justice et de la vérité, telles qu’ils résultent de sa réflexion et montent du plus profond de sa conscience. Les prophètes sont souvent incompris, méprisés, calomniés, et parfois tués. La mise à mort est le sort de milliers de chercheurs de sens de toutes cultures et de toutes croyances dans l’histoire de l’humanité : parmi les plus célèbres, Socrate, les prophètes du judaïsme, Jésus de Nazareth, Mansur al Halladj. Autres témoins plus près de nous, Dietrich Bonhoeffer, Mohandas Gandhi, Martin Luther King, Steve Biko, Oscar Romero, Jerzy Popieluszko, Mahmoud Muhammad Taha.

Ce fut aussi le sort de Jean Jaurès, assassiné le 31 juillet 1914 au café parisien du Croissant. Le meurtrier, un nationaliste d’extrême droite, fut acquitté en 1920, et la veuve Louise Jaurès eut même à payer les dépens de ce procès inique… La revue Alternatives non-violentes nous livre un passionnant dossier sur l’ancien boursier reçu premier à l’Ecole normale supérieure puis docteur en philosophie, le défenseur des mineurs de Carmaux élu député du Tarn, le fondateur du journal L’humanité, l’orateur percutant qui tentait avec l’Internationale de s’opposer à la guerre.

Tout statufié et panthéonisé qu’il soit aujourd’hui, Jaurès, en tant que philosophe, tribun, et homme politique, mérite plus que jamais une réflexion civique et morale, surtout chez ceux qui désespèrent de la politique ou désespèrent tout court. Car Jaurès crie des vérités toujours aussi éternelles que le respect de soi et de l’autre, l’amour de la patrie et de l’humanité, l’espoir d’un au-delà, le refus d’un monde désenchanté. Lors de l’inauguration de la verrerie ouvrière de Carmaux en 1896, Jaurès, barbe au vent, s’adressait « au monde entier, avec ses usines qui sont des prisons, ses lieux de plaisir où l’on pleure de tristesse, ses églises d’où Jésus serait chassé s’il pouvait parler ! ».

En défendant le capitaine Louis Dreyfus, il affirmait sa confiance dans la victoire future du droit sur l’arbitraire : « En tout individu, l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut ». En 1904, lors d’une distribution des prix à Castres, il affirmait « Le jour viendra où tous les citoyens, quelle que soit leur conception du monde, catholiques, protestants, libres penseurs, reconnaîtront le principe supérieur de laïcité ». En 1906, après avoir contribué au vote de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, il plaidait pour un enseignement qui soit « soustrait à toute étroitesse en quelque sens qu’elle se puisse exercer ». En bataillant en 1908 à la Chambre des députés pour le droit de vote des femmes (reconnu en 1946) et en s’élevant contre la peine de mort (abolie en 1981), il se montrait étonnamment en avance sur son temps.

A l’égard de la colonisation, il est passé de l’approbation la plus enjouée à la critique, d’abord mesurée, puis de plus en plus catégorique, mais aussi de plus en plus réfléchie. En 1912, lorsqu’il mène campagne contre la guerre du Maroc, où intervient aussi l’Allemagne du Kaiser Guillaume, lorsqu’il dénonce les massacres, les exactions, les bombardements de civils, il est interrompu, insulté, caricaturé, promis à la mort.

« Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » chante Jacques Brel. Parce que son internationalisme n’était pas de mise au milieu des politiques nationalistes et militaristes qui allaient embraser l’Europe puis le monde. Charles de Foucauld, qui devait être tué en 1916 dans son ermitage transformé en dépôt d’armes, écrivait le 20 novembre 1915 à Henry de Castries « Dieu veut une guerre longue : seule une guerre longue peut affaiblir l’Allemagne, qui était si forte, au point de la mettre à merci ». Le catholique Charles Péguy, l’ancien admirateur et ami du député socialiste, écrivait en 1913 : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès ». Et Madame Poincaré, le 25 juillet 1914 : « Ce qu’il faudrait, c’est une bonne guerre et la suppression de Jaurès ! ». Le vœu délicat de Madame Poincaré a été doublement exaucé…

On sait moins combien la réflexion spirituelle était constamment présente chez l’homme politique, ce « sens métaphysique, qui est tout ensemble le sens de l’absolu, le sens de la justice et le sens de la démocratie ». Dans une conférence à Toulouse en 1911, trois mois après la disparition de celui qu’il appelait, avec infiniment d’admiration et de respect, « le grand Tolstoï », Jaurès a montré qu’il avait parfaitement compris l’œuvre et la pensée de l’écrivain russe, excommunié de l’Eglise orthodoxe en 1901 : « Il prenait comme règle de sa vie l’évangile, non pas l’évangile des orthodoxes, non pas l’évangile des prêtres, mais l’évangile instinctif et éternel des pauvres . (…) Tous, nous sommes exposés à oublier qu’avant tout nous sommes des hommes, c’est dire des consciences, à la fois autonomes et éphémères, perdues dans un univers immense plein de mystères (…) Tolstoï nous aide à lever les yeux vers le ciel plein d’astres, à retrouver le sens de la simplicité, de la fraternité, de la vie profonde et mystérieuse ».

Aujourd’hui, les prophètes en France s’appellent Théodore Monod, Albert Jacquard ou Pierre Rabhi. Dans le monde, ils se nomment Muhammad Junus, Chico Whitacker ou Marguerite Barankitsé. On assassine encore et toujours les témoins de la bonté et de la vérité, Itzhak Rabin, les moines de Tibhirine et Pierre Claverie, ou récemment en Russie Anna Politkovskaïa. Qu’importe que les prophètes soient croyants ou non. « Les vrais croyants, disait Jaurès, sont ceux qui veulent abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et, par suite, les haines d’homme à homme, les haines aussi de race à race, de nation à nation, toutes les haines, et créer vraiment l’humanité qui n’est pas encore ».

Etienne Godinot, membre de l’Institut de recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC)