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 Les chroniques



    Daniel Parotte

 

 

 

   

 


La morale anarchiste

 

 

Sous ce titre paraît aux éditions l’Aube (2006) la réédition d’un très court texte du prince anarchiste, Pierre Kropotkine. Il s’agit là – je n’hésite pas à le dire – d’une contribution majeure à la réflexion morale de tous les temps. Le lecteur pressé en trouvera la synthèse dans les deux dernières pages de l’opuscule. Je voudrais ici la reprendre par le menu.

Kropotkine pose LA question : « pourquoi serais-je moral ? » et prétend dépasser l’étape salutaire mais provisoire de la rébellion : «je serai immoral», pour proposer une morale supérieure d’essence anarchiste. Son point de départ n’est guère différent de celui des utilitaristes anglais puisqu’il note que « quoi qu’il fasse, l’homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite une peine ». Il insiste sur l’importance de cette constatation qui nous libère des constructions religieuses, philosophiques, idéologiques ou juridiques, tendant à édicter des devoirs et des interdits. Loin de signifier la mort de la morale, comme le conclurent trop vite les nihilistes russes par exemple, cela laisse le champ libre à l’observation qui révèle l’existence d’une morale dans l’ordre animal lui-même… Sur ce point, on notera que l’auteur rejoint d’une certaine façon la moderne sociobiologie, si ce n’est que ses meilleurs représentants situent leurs réflexions au plan du gène plutôt que de l’animal. Comme les utilitaristes toujours, Kropotkine voit dans l’utilité à la société – restreinte ou étendue au genre humain dans son ensemble, selon le degré de civilisation – le critère de l’acte bon ou mauvais. Il oppose alors à la morale chrétienne : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi » une morale supérieure, dégagée de l’observation de l’ensemble du règne animal : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances ». L’auteur précise alors en quoi il se distingue d’un utilitariste tel qu’Adam Smith : avoir vu que le sentiment de sympathie qui fonde cette morale supérieure est commun aux hommes et aux animaux vivant en société.

« Quant à la Loi et à la Religion qui, elles aussi, ont prêché ce (sentiment moral), nous savons qu’elles l’ont simplement escamoté pour en couvrir leur marchandise – leurs prescriptions à l’usage du conquérant, de l’exploiteur et du prêtre. Sans ce principe de solidarité dont la justesse est généralement reconnue, comment auraient-ils eu prise sur les esprits ? » Ainsi, selon l’auteur, le droit et la religion ne fondent pas la morale mais, au rebours, la morale est le véhicule dans lequel embarquent les abus de droit et les mystifications religieuses…Quel renversement de perspective !

Se dégage alors le principe fondamental de l’anarchie : « traiter les autres comme on veut être traité soi-même ». Il entraîne les conséquences suivantes. « Nous ne voulons pas être gouvernés. Mais, par cela même, ne déclarons-nous pas que nous ne voulons gouverner personne ? Nous ne voulons pas être trompés (…). Mais par cela même, ne déclarons-nous pas que nous nous engageons à dire toujours la vérité, rien que la vérité, toute la vérité ? Nous ne voulons pas qu’on nous vole les fruits de notre labeur ; mais, par cela même, ne déclarons-nous pas respecter les fruits du labeur d’autrui ? De quel droit, en effet, demanderions-nous qu’on nous traitât d’une certaine façon, en nous réservant de traiter les autres d’une façon tout à fait différente ? Serions-nous, par hasard, cet « os blanc » des Kirghizes qui peut traiter les autres comme bon lui semble ? Notre simple sentiment d’égalité se révolte à cette idée ».

Mais, si rien n’est interdit, comment expliquer le recours à la force que prône l’anarchiste à l’encontre des exploiteurs et des tyrans ? Tout simplement au nom même du principe d’égalité « parce que nous demandons qu’on nous tue, nous, si nous allons faire une invasion au Tonkin ou chez les Zoulous qui ne nous ont jamais fait aucun mal. Nous disons à nos fils, à nos amis : « Tue-moi, si je me mets jamais du parti de l’invasion ! »

Y a-t-il quelque danger à renoncer à la sanction et à la contrainte ? Non car
« nous ne renonçons pas à notre capacité d’aimer ce qui nous semble bon, et de haïr ce qui nous semble mauvais (…) et puisque cela suffit à chaque société animale pour maintenir et développer les sentiments moraux, cela suffira d’autant plus à l’espèce humaine ». Ainsi, par exemple, «à (la) passion active (du menteur), opposons la nôtre, tout aussi active et vigoureuse ».

Pour terminer, disons que la morale développée jusqu’ici ne constitue qu’un premier degré destiné à l’homme ordinaire, à la force vitale plutôt faible. Par-delà, il existe un degré ultime qui nous indique : « si tu sens en toi la force de la jeunesse, si tu veux vivre, si tu veux jouir de la vie entière, pleine, débordante – c’est-à-dire connaître la plus grande jouissance qu’un être vivant puisse désirer -, sois fort, sois grand, sois énergique dans tout ce que tu feras. Sème la vie autour de toi (…) ; révolte-toi contre l’iniquité, le mensonge et l’injustice. Lutte ! (…) Lutte pour permettre à tous de vivre cette vie riche et débordante, et sois sûr que tu retrouveras dans cette lutte des joies si grandes que tu n’en trouverais pas de pareilles dans aucune autre activité ». Ce combat, l’individu le mène au mépris de son intérêt immédiat, de son confort et même de sa vie.

Il me paraissait qu’une analyse d’une telle élévation devait être communiquée sans prise de position personnelle ; d’autant plus que je ne me sens pas à sa hauteur. En tout cas, elle ne peut manquer de nous inciter à questionner la pensée anarchiste dans ses diverses facettes.

Daniel Parotte, Liège, le 5 juin 2006