Sous ce titre paraît
aux éditions l’Aube
(2006) la réédition d’un très
court texte du prince anarchiste, Pierre Kropotkine. Il s’agit
là – je n’hésite pas à le
dire – d’une contribution majeure à la
réflexion morale de tous les temps. Le lecteur pressé en
trouvera la synthèse dans les deux dernières
pages de l’opuscule. Je voudrais ici la reprendre par
le menu.
Kropotkine pose LA question : « pourquoi
serais-je moral ? » et prétend
dépasser l’étape salutaire mais provisoire de la rébellion
: «je
serai immoral», pour proposer une morale supérieure
d’essence anarchiste. Son point de départ n’est guère
différent de celui des utilitaristes anglais puisqu’il note que « quoi
qu’il fasse, l’homme recherche toujours un plaisir, ou bien il évite
une peine ». Il insiste sur l’importance de cette constatation qui
nous libère des constructions religieuses, philosophiques, idéologiques
ou juridiques, tendant à édicter des devoirs et des interdits.
Loin de signifier la mort de la morale, comme le conclurent trop vite les nihilistes
russes par exemple, cela laisse le champ libre à l’observation qui
révèle l’existence d’une morale dans l’ordre
animal lui-même… Sur ce point, on notera que l’auteur rejoint
d’une certaine façon la moderne sociobiologie, si ce n’est
que ses meilleurs représentants situent leurs réflexions au plan
du gène plutôt que de l’animal. Comme les utilitaristes toujours,
Kropotkine voit dans l’utilité à la société – restreinte
ou étendue au genre humain dans son ensemble, selon le degré de
civilisation – le critère de l’acte bon ou mauvais. Il oppose
alors à la morale chrétienne : « Ne fais pas aux autres ce
que tu ne veux pas qu’on te fasse à toi » une morale supérieure,
dégagée de l’observation de l’ensemble du règne
animal : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans
les mêmes circonstances ». L’auteur précise alors en
quoi il se distingue d’un utilitariste tel qu’Adam Smith : avoir
vu que le sentiment de sympathie qui fonde cette morale supérieure est
commun aux hommes et aux animaux vivant en société.
«
Quant à la Loi et à la Religion qui, elles aussi, ont prêché ce
(sentiment moral), nous savons qu’elles l’ont simplement escamoté pour
en couvrir leur marchandise – leurs prescriptions à l’usage
du conquérant, de l’exploiteur et du prêtre. Sans ce principe
de solidarité dont la justesse est généralement reconnue,
comment auraient-ils eu prise sur les esprits ? » Ainsi, selon l’auteur,
le droit et la religion ne fondent pas la morale mais, au rebours, la morale
est le véhicule dans lequel embarquent les abus de droit et les mystifications
religieuses…Quel renversement de perspective !
Se dégage alors
le principe fondamental de l’anarchie : « traiter
les autres comme on veut être traité soi-même ». Il
entraîne les conséquences suivantes. « Nous ne voulons pas être
gouvernés. Mais, par cela même, ne déclarons-nous pas que
nous ne voulons gouverner personne ? Nous ne voulons pas être trompés
(…). Mais par cela même, ne déclarons-nous pas que nous
nous engageons à dire toujours la vérité, rien que la
vérité,
toute la vérité ? Nous ne voulons pas qu’on nous vole les
fruits de notre labeur ; mais, par cela même, ne déclarons-nous
pas respecter les fruits du labeur d’autrui ? De quel droit, en effet,
demanderions-nous qu’on nous traitât d’une certaine façon,
en nous réservant de traiter les autres d’une façon tout à fait
différente ? Serions-nous, par hasard, cet « os blanc » des
Kirghizes qui peut traiter les autres comme bon lui semble ? Notre simple sentiment
d’égalité se révolte à cette idée ».
Mais,
si rien n’est interdit, comment expliquer le recours à la
force que prône l’anarchiste à l’encontre des exploiteurs
et des tyrans ? Tout simplement au nom même du principe d’égalité « parce
que nous demandons qu’on nous tue, nous, si nous allons faire une invasion
au Tonkin ou chez les Zoulous qui ne nous ont jamais fait aucun mal. Nous
disons à nos
fils, à nos amis : « Tue-moi, si je me mets jamais du parti
de l’invasion
! »
Y a-t-il quelque danger à renoncer à la
sanction et à la
contrainte ? Non car « nous ne renonçons pas à notre
capacité d’aimer
ce qui nous semble bon, et de haïr ce qui nous semble mauvais (…)
et puisque cela suffit à chaque société animale pour
maintenir et développer les sentiments moraux, cela suffira d’autant
plus à l’espèce
humaine ». Ainsi, par exemple, «à (la) passion active
(du menteur), opposons la nôtre, tout aussi active et vigoureuse ».
Pour terminer, disons que la morale développée
jusqu’ici
ne constitue qu’un premier degré destiné à l’homme
ordinaire, à la force vitale plutôt faible. Par-delà,
il existe un degré ultime qui nous indique : « si tu sens
en toi la force de la jeunesse, si tu veux vivre, si tu veux jouir de
la vie entière,
pleine, débordante – c’est-à-dire connaître
la plus grande jouissance qu’un être vivant puisse désirer
-, sois fort, sois grand, sois énergique dans tout ce que tu feras.
Sème
la vie autour de toi (…) ; révolte-toi contre l’iniquité,
le mensonge et l’injustice. Lutte ! (…) Lutte pour permettre à tous
de vivre cette vie riche et débordante, et sois sûr que
tu retrouveras dans cette lutte des joies si grandes que tu n’en
trouverais pas de pareilles dans aucune autre activité ».
Ce combat, l’individu le mène
au mépris de son intérêt immédiat, de son
confort et même de sa vie.
Il me paraissait qu’une analyse
d’une telle élévation
devait être communiquée sans prise de position personnelle
; d’autant
plus que je ne me sens pas à sa hauteur. En tout cas, elle ne
peut manquer de nous inciter à questionner la pensée anarchiste
dans ses diverses facettes. Daniel Parotte, Liège, le 5 juin 2006 |
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