Il a fallu que j’assiste à un
culte animé par des choristes et un pasteur africains
(camerounais) pour que je prenne ou reprenne nettement conscience
d’une chose banale au fond, mais dont je n’avais
plus qu’un savoir abstrait : la religion est joie,
fondamentalement, en son essence même. Réapprenons
donc, si nous l’avions oublié, que la joie est
dans la ligne de l’évangile et des autres religions
aussi bien. La joie est l’éthique commune à toutes
les religions.
À
croire que l’humanité a inventé les religions
comme des techniques de groupe (des dynamiques !) pour
entrer et demeurer dans la joie, rituellement, le temps d’une
cérémonie, dont il importe que le retour soit
programmé. Le bonheur, comme sécurité,
est bien d’une manière générale
la certitude du retour des plaisirs. Pour les chrétiens,
par exemple, la « cérémonie » (le
culte, la messe), avec toujours les chants, les louanges,
les prières et un moment d’acmé dans
la communion (l’eucharistie), se répète
tous les dimanches et ses effets revigorants devront perdurer
au-delà,
rayonner à travers la semaine… Ainsi un mouvement
d’ « éternel retour » est-il
imprimé au temps, dont la linéarité,
sans fin, serait autrement trop angoissante, désespérante…
Les
religions monothéistes que nous connaissons ont
toutes adopté, non, créé un rythme hebdomadaire,
fondé sur l’opposition entre une série
de jours « ordinaires », profanes,
et un jour sacré, le jour du Seigneur, réservé (si
on peut dire) à la joie, aux réjouissances. À quoi
s’ajoutent, annuellement, les fêtes qui commémorent
un événement miraculeux, merveilleux, ou fondateur.
Tout ce système fonctionne depuis des millénaires
et a été appliqué, vécu, avec
plus ou moins de rigueur ou de fidélité et
de bonheur. Le propre de la modernité, maintenant,
comme laïcité déclarée,
est d’ôter à ce rythme sa sacralité et
de ne le conserver que comme habitude, commodité,
en y tolérant les licences qu’on veut. Plutôt
que la joie, ce sont les plaisirs qu’elle fait viser
et dont elle organise les occasions, dont elle sature l’ambiance,
l’air du temps. Images et promesses incessantes de
plaisirs dans les médias, les magazines. Moteur perpétuel
de la pub même. On doit bien entendre la différence
entre joie et plaisirs (différence de niveau ?),
mais elle n’est pas fixe. Que l’on se représente
la joie accompagnée, soutenue de plaisirs, et les
plaisirs s’unissant, montant, éclatant en joie.
Que
l’on songe à la joie parfaitement profane,
sauvage, explosive, d’une foule qui célèbre
en délire une victoire, sportive ou électorale.
Et à la joie des acteurs victorieux. Le plaisir individuel
de la victoire (dans un tournoi de tennis, par exemple) devient
joie devant et avec les supporters, les amis, le public.
C’est
que la joie naît de l’effusion, de la communication,
de la communion. Un plaisir peut être à deux
et même solitaire ! Un verre de bon vin le soir,
tout seul, chez soi. Une gourmandise après le repas,
un chocolat avant de se coucher. Un livre qui ravit et vous
fait oublier… le
temps. La lecture est un plaisir solitaire, on l’a
souvent dit, et la solitude même, lorsqu’elle
est reposante, qu’elle vient après un temps
de tintamarre, est plaisir exquis, peut-être suffisant
pour les sages, mais la joie est d’une autre intensité et
d’une
autre température.
La joie est plus, elle est partage
et : il n’y a
de joie que partagée. Que commune et collective alors ?
Oui, mais en des degrés divers, heureusement. À la
joie dans la foule d’un stade on peut préférer
la forme de joie entre amis, en famille, ou au sein de petites
associations « conviviales ». L’une
n’empêche pas l’autre ? Sans doute,
encore que les effets psychiques d’intoxication de
la première soient dévastateurs. Le foot spectacle, à l’échelle
du monde, est une drogue dure. La joie appartient le plus
sûrement à la
convivialité, comme Ivan Illich, esprit religieux,
l’avait
vu et comme il en avait construit l’espoir.
Il y a bien
une sorte de religiosité dans les jeux et
les joies d’un stade, et cette religiosité-là,
primaire, fruste, qui se répand, que toutes les puissances
sociales favorisent, que la politique encourage, tend à supplanter
ou tout simplement à faire oublier, à faire
ignorer l’autre, dont le besoin n’est plus ressenti
et l’habitude se perd. Réciproquement, on comprendra
que la religion « religieuse » remplissait,
remplit encore des fonctions psychiques déterminées
de communion, de sociabilité, d’appartenance
et de joie même, et que d’un point de vue purement
fonctionnaliste, anthropologique, en mettant entre parenthèses
la transcendance, telle pourrait être sa principale
raison d’être, sa ratio secrète, sa racine
uniquement humaine et terrestre.
Les religions, ce sont originellement,
primitivement, des pratiques de sacrifice et d’affliction,
d’expiation,
des cris de culpabilité et de repentance, mais au-delà triomphe
et s’installe la joie. Le peuple des fidèles
a gagné la faveur des dieux ; apaisés,
ils nous pardonnent, nous comblent, nous aiment. La joie
s’installe, à la
fois signifiée et produite par la musique, les chants
et les danses, l’exaltation, la libération contrôlée
des corps. Spinoza : « La joie est un sentiment
par lequel la puissance d’agir du corps est augmentée
ou aidée… » Depuis des temps immémoriaux
donc, dans l’histoire de tous les peuples, la religion
est un art de la joie. Sa connaissance et sa pratique régulière,
sa discipline, assurent une culture. Celle-ci existe à l’état
séparé et reste facultative (selon le principe
de la laïcité dans la civilisation moderne) ou
elle est dominante, sinon totale.
Quand, le long de la modernité,
la culture religieuse s’efface peu à peu de
l’espace-temps social
et des consciences, il faut lui trouver des substituts. On
en trouve. Ils se mettent en place tout seuls en quelque
sorte – et
c’est aussi parce qu’ils gagnent du terrain,
parce qu’ils dominent les esprits, que la pratique
religieuse ne présente plus d’intérêt
pour la plupart des gens et décline inexorablement.
(Ça
fait quelques lustres déjà qu’en Occident,
le dimanche matin, les loisirs, les plaisirs et le besoin
induit du sport vident les églises.)
Pas de résignation,
toutefois. Pas de complexes !
Nous ne céderons pas aux anthropologues qui se plaisent à mettre à égalité deux
phénomènes aussi différents que le sport
de masse et la religion… de masse (pléonasme).
De ce que le football procure des émotions intenses
et des mouvements de joie que les religions ne savent plus
donner, on ne tirera pas de conclusion cynique.
La religion
et la culture religieuse, quelles que soient les confessions,
n’ont pas pour rôle unique de produire des émotions
et de la joie ; elles répondent aussi à des
besoins intellectuels de l’esprit, elles apportent
des connaissances, une morale et une représentation
du monde. Ce qui n’est pas le cas du sport. Le football
est un jeu, ce n’est pas un point de vue sur la vie.
Jean-Paul Sorg, 1er juin 2006 |
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