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 Les chroniques



    Jean-Paul Sorg

 

 

 

   

 


Un art de la joie

 

 

Il a fallu que j’assiste à un culte animé par des choristes et un pasteur africains (camerounais) pour que je prenne ou reprenne nettement conscience d’une chose banale au fond, mais dont je n’avais plus qu’un savoir abstrait : la religion est joie, fondamentalement, en son essence même. Réapprenons donc, si nous l’avions oublié, que la joie est dans la ligne de l’évangile et des autres religions aussi bien. La joie est l’éthique commune à toutes les religions.

À croire que l’humanité a inventé les religions comme des techniques de groupe (des dynamiques !) pour entrer et demeurer dans la joie, rituellement, le temps d’une cérémonie, dont il importe que le retour soit programmé. Le bonheur, comme sécurité, est bien d’une manière générale la certitude du retour des plaisirs. Pour les chrétiens, par exemple, la « cérémonie » (le culte, la messe), avec toujours les chants, les louanges, les prières et un moment d’acmé dans la communion (l’eucharistie), se répète tous les dimanches et ses effets revigorants devront perdurer au-delà, rayonner à travers la semaine… Ainsi un mouvement d’ « éternel retour » est-il imprimé au temps, dont la linéarité, sans fin, serait autrement trop angoissante, désespérante…

Les religions monothéistes que nous connaissons ont toutes adopté, non, créé un rythme hebdomadaire, fondé sur l’opposition entre une série de jours « ordinaires », profanes, et un jour sacré, le jour du Seigneur, réservé (si on peut dire) à la joie, aux réjouissances. À quoi s’ajoutent, annuellement, les fêtes qui commémorent un événement miraculeux, merveilleux, ou fondateur. Tout ce système fonctionne depuis des millénaires et a été appliqué, vécu, avec plus ou moins de rigueur ou de fidélité et de bonheur. Le propre de la modernité, maintenant, comme laïcité déclarée, est d’ôter à ce rythme sa sacralité et de ne le conserver que comme habitude, commodité, en y tolérant les licences qu’on veut. Plutôt que la joie, ce sont les plaisirs qu’elle fait viser et dont elle organise les occasions, dont elle sature l’ambiance, l’air du temps. Images et promesses incessantes de plaisirs dans les médias, les magazines. Moteur perpétuel de la pub même. On doit bien entendre la différence entre joie et plaisirs (différence de niveau ?), mais elle n’est pas fixe. Que l’on se représente la joie accompagnée, soutenue de plaisirs, et les plaisirs s’unissant, montant, éclatant en joie.

Que l’on songe à la joie parfaitement profane, sauvage, explosive, d’une foule qui célèbre en délire une victoire, sportive ou électorale. Et à la joie des acteurs victorieux. Le plaisir individuel de la victoire (dans un tournoi de tennis, par exemple) devient joie devant et avec les supporters, les amis, le public. C’est que la joie naît de l’effusion, de la communication, de la communion. Un plaisir peut être à deux et même solitaire ! Un verre de bon vin le soir, tout seul, chez soi. Une gourmandise après le repas, un chocolat avant de se coucher. Un livre qui ravit et vous fait oublier… le temps. La lecture est un plaisir solitaire, on l’a souvent dit, et la solitude même, lorsqu’elle est reposante, qu’elle vient après un temps de tintamarre, est plaisir exquis, peut-être suffisant pour les sages, mais la joie est d’une autre intensité et d’une autre température.

La joie est plus, elle est partage et : il n’y a de joie que partagée. Que commune et collective alors ? Oui, mais en des degrés divers, heureusement. À la joie dans la foule d’un stade on peut préférer la forme de joie entre amis, en famille, ou au sein de petites associations « conviviales ». L’une n’empêche pas l’autre ? Sans doute, encore que les effets psychiques d’intoxication de la première soient dévastateurs. Le foot spectacle, à l’échelle du monde, est une drogue dure. La joie appartient le plus sûrement à la convivialité, comme Ivan Illich, esprit religieux, l’avait vu et comme il en avait construit l’espoir.

Il y a bien une sorte de religiosité dans les jeux et les joies d’un stade, et cette religiosité-là, primaire, fruste, qui se répand, que toutes les puissances sociales favorisent, que la politique encourage, tend à supplanter ou tout simplement à faire oublier, à faire ignorer l’autre, dont le besoin n’est plus ressenti et l’habitude se perd. Réciproquement, on comprendra que la religion « religieuse » remplissait, remplit encore des fonctions psychiques déterminées de communion, de sociabilité, d’appartenance et de joie même, et que d’un point de vue purement fonctionnaliste, anthropologique, en mettant entre parenthèses la transcendance, telle pourrait être sa principale raison d’être, sa ratio secrète, sa racine uniquement humaine et terrestre.

Les religions, ce sont originellement, primitivement, des pratiques de sacrifice et d’affliction, d’expiation, des cris de culpabilité et de repentance, mais au-delà triomphe et s’installe la joie. Le peuple des fidèles a gagné la faveur des dieux ; apaisés, ils nous pardonnent, nous comblent, nous aiment. La joie s’installe, à la fois signifiée et produite par la musique, les chants et les danses, l’exaltation, la libération contrôlée des corps. Spinoza : « La joie est un sentiment par lequel la puissance d’agir du corps est augmentée ou aidée… » Depuis des temps immémoriaux donc, dans l’histoire de tous les peuples, la religion est un art de la joie. Sa connaissance et sa pratique régulière, sa discipline, assurent une culture. Celle-ci existe à l’état séparé et reste facultative (selon le principe de la laïcité dans la civilisation moderne) ou elle est dominante, sinon totale.

Quand, le long de la modernité, la culture religieuse s’efface peu à peu de l’espace-temps social et des consciences, il faut lui trouver des substituts. On en trouve. Ils se mettent en place tout seuls en quelque sorte – et c’est aussi parce qu’ils gagnent du terrain, parce qu’ils dominent les esprits, que la pratique religieuse ne présente plus d’intérêt pour la plupart des gens et décline inexorablement. (Ça fait quelques lustres déjà qu’en Occident, le dimanche matin, les loisirs, les plaisirs et le besoin induit du sport vident les églises.)

Pas de résignation, toutefois. Pas de complexes ! Nous ne céderons pas aux anthropologues qui se plaisent à mettre à égalité deux phénomènes aussi différents que le sport de masse et la religion… de masse (pléonasme). De ce que le football procure des émotions intenses et des mouvements de joie que les religions ne savent plus donner, on ne tirera pas de conclusion cynique.
La religion et la culture religieuse, quelles que soient les confessions, n’ont pas pour rôle unique de produire des émotions et de la joie ; elles répondent aussi à des besoins intellectuels de l’esprit, elles apportent des connaissances, une morale et une représentation du monde. Ce qui n’est pas le cas du sport. Le football est un jeu, ce n’est pas un point de vue sur la vie.

Jean-Paul Sorg, 1er juin 2006