Le monde tremble
«
Quand les fondements sont ébranlés que peut
faire le juste ? ».
Psaume 11,3
La question est bien
actuelle : le monde est ébranlé.
Mais il l’est depuis très longtemps. L’ancien
monde ne cesse pas de vaciller sur ses bases. Un monde ancien
s’écroule et, cependant, le monde continue.
C’est
là une expérience souvent ressentie dans le
passé.
À la fin d’une civilisation ou à la fin
d’un
monde … Comme à la fin d’une vie.
De fait,
le cycle de vie d’une culture, d’une civilisation,
d’un empire….. est analogue au cycle de la vie
humaine. Naissance, enfance, maturité, vieillesse
et mort sont le lot commun de tout ce qui vit. Mais cependant,
tout ce qui vit agit comme s’il était immortel.
En sorte que la fin de la vie est vécue comme la fin
du monde.
Pour le psalmiste, l’écroulement
du monde ancien est –sans doute- celui de la disparition
de la royauté davidique,
la perte de l’indépendance de la petite Judée,
l’exil imposé par la grande puissance d’alors.
La puissance militaire et la richesse économique sont –pour
un temps- du côté de Babylone. Et dans le même
temps, les croyants dispersés assistent, impuissants,
au spectacle de la force triomphante.
Mais il en va de même
dans la vie individuelle. Les puissants ne sont pas les justes.
Un des plus vieux chants de l’humanité est
la complainte (babylonnienne) du juste persécuté.
C’est aussi un thème courant dans les écrits
bibliques –et c’est, en particulier, le thème
central du livre de Job (la « rétribution »).
Quel est le sens de ces événements
? Comment comprendre le dessein de Dieu ? Le règne
de la force rend le présent incompréhensible.
Pourquoi être
juste ? Pourqoi être sage ? Pourquoi être pieux
? Ces questions traversent la religion biblique.
Et les temps
actuels ne sont pas pires que les temps anciens. À sa manière –très
décapante- le
sage Qohelet (l’Ecclésiaste) le disait :
«
Ne dis pas : Comment se fait-il que les temps anciens aient été meilleurs
que ceux-ci ? Ce n’est pas la sagesse qui te fait poser
cette question ». Qohelet 7,10
Rétribution
Un
très vieux problème - dans une perspective
religieuse - est celui de la rétribution. Châtiments
et récompenses (éventuellement éternels)
pour des actions humaines (toujours limitées par le
temps et l’espace). Cependant, les interrogations furent
nombreuses :
«
Tout cela nous est arrivé et nous ne t’avions
pas oublié,
nous n’avions pas démenti
ton alliance… ». Psaume 44,18
D’une autre
manière, en Judée –mais
aussi chez certains membres de la génération
qui vit en terre étrangère, après le
terrible exil babylonien- a été forgé ce
dicton ironique (qui rejettait le « châtiment » infligé aux
fils à cause de la faute des pères) :
«
Les pères ont mangé des raisins verts
et les
dents des fils ont été agacées ».
Ezekiel 18,2
Il n’y aurait donc pas de relation de
causalité entre
les fautes et le châtiment. Du moins cette relation
n’est
pas visible :
«
Il est des justes qui sont traités selon le fait des
méchants, et des méchants qui sont traités
selon le fait des justes ». Qohelet 8,14
«
L’homme ne peut découvrir l’œuvre
qui se fait sous le soleil ». Qohelet 8, 17
Non qu’il
n’y ait pas de rétribution (Qohlet
12,14), mais les signes n’en sont pas visibles. De
là,
cette violence de la libre loi des puissants. De là aussi
ces explications compliquées et ces affirmations qui –parfois
en dépit de tout- maintiennent une « vérité » invisible
aux yeux de l’entendement humain.
En ce domaine, la « preuve » n’est pas
expérimentale
! Mais faut-il prouver l’horizon vers lequel le marcheur
s’oriente ? La soif seule le met en marche vers la
source. La source est rêvée, peut-être,
mais la marche est bien réelle. Et, sans elle, la
mort est assurée.
Il en va de même pour la recherche de la justice. Sans
juge, le monde est un gouffre sombre. Telle est la perspective
religieuse.
Certes, si les fraudeurs étaient immédiatement
châtiés –comme Ananias et Sephira (Actes
5 )- la justice s’établirait d’elle-même,
rapidement. Mais ce n’est pas le cas.
Nous vivons dans
un monde de justice cachée. Par contre,
l’injustice est flagrante et c’est contre elle
qu’il faut lutter. Mais comment ? C’est la seule
question qui importe.
Et aujourd’hui ?
Le monde continue de
trembler. Les empires s’écroulent.
Les sociétés humaines sont agitées :
guerres et révoltes en témoignent. Des événements
récents nous le rappellent. Mais la violence, habituellement,
est appelée par l’injustice. Et, à son
tour, la violence engendre la violence –comme le meurtre
appelle la vengeance et la vengeance ouvre la porte à la
violence. Cycle sans fin, depuis le meurtre d’Abel…
En
face de ces réalités, une approche religieuse
(non toujours confessionnelle, d’ailleurs) place la
justice au-delà des revendications verbales. Aimer
la justice n’est pas une manière de penser ou
de parler. C’est une attitude intérieure qui –comme
le désir de vérité- s’exprime
dans le respect de l’autre, même s’il m’est
opposé. Dans le secret, même…
« Quand
vous priez, ne rabâchez pas comme les païens
; ils s’imaginent
que c’est à force de paroles qu’ils se feront exaucer.
Ne leur ressemblez donc pas, car votre Père sait ce dont vous avez
besoin … ».
Matthieu 6, 7-8
Fondamentalement, une attitude
religieuse n’est
pas un savoir-dire, mais un savoir-faire. Non une doctrine, mais une pratique.
Et cette pratique
est,
parfois, silencieuse et retirée. Grand bruit n’est pas vérité.
Un proverbe yiddisch le dit : « Les tonneaux vides font le plus de
bruit »
Notre monde de bruit est loin
de comprendre cela. Il faudrait peut-être
inventer une publicité silencieuse, ainsi que des campagnes de
presse ou des campagnes électorales silencieuses. ? Ce serait, évidemment,
un autre monde. Dans notre quotidien : ce qui ne fait pas de bruit n’est
pas entendu. De sorte que lorsque l’essentiel est silencieux, il
est voué à se
perdre.
Il importe, cependant, de prêter l’oreille, car les
bruits du monde couvrent le chant de la source. Ce monde qui chancelle
est un monde bruyant autant
que violent. Mais le monde de la permanence –autrefois appelée « éternité »-
ne chancelle pas.
«
La terre fond avec tous ses habitants :
C’est moi qui affermis
ses colonnes ».
Psaume 75,4
Jacques Chopineau, Genappe le
2 décembre 2005
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