2. Au commencement, Dieu créa
les cieux et la terre
Telle est une traduction habituelle de ce premier
verset de la Bible. Il vaut mieux traduire « les
cieux » plutôt que « le ciel ».
En effet, le singulier de ce mot n’existe pas en hébreu.
C’est toujours un duel -comme pour toutes les choses
qui vont par deux (comme les deux yeux, les deux mains, les
deux pieds etc…) ou les réalités perçues
comme étant double (Jérusalem -la céleste
et la terrestre, l’Egypte -la haute et la basse, les
dents -qui vont par paire…). De même les cieux :
comme il y a des cieux au dessus de la terre, il y a des cieux
au dessus des cieux visibles, lesquels sont des cieux pour
les cieux (« les cieux des cieux » …)
et encore d’autres cieux au dessus de ces cieux…
Finalement, une représentation traditionnelle
sera celle de sept cieux superposés et d’un
trône
divin au dessus des sept cieux. C’est l’origine
de l’expression conservée par les liturgies
(en hébreu, puis en grec et en latin) : « Au
plus haut des cieux », là où Dieu
réside…. Expression qui n’a littéralement
aucun sens pour un moderne et qui doit donc être
expliquée.
Comme beaucoup d’autres expressions de la langue
cultuelle, tout aussi incomprises de nos contemporains.
Deux mots sur le titre
habituel : « La Genèse » ou livre
du commencement. En hébreu : Dans- (ou
par-) commencement. Nous verrons que la traduction du premier mot est
la source de bien des interprétations.
Le premier verset du
« récit » de la création.
Il n’est sans doute pas de textes bibliques
qui soient plus mystérieux, difficiles, controversés
que ce verset qui ouvre la Bible. Tout le monde cependant
le connaît par cœur. Apparemment, le verset est
simple. En fait, tout le récit est le résultat
d’une subtile et savante construction.
Les « six jours » de la
création (et de l’histoire du monde) culminent
dans un « septième jour », comme
la semaine ainsi fondée. Dans l’intention des
sages rédacteurs il s’agit de la « semaine »
de l’histoire du monde (le « septénaire »
des apocalypticiens qui trouveront là le modèle et la source de leurs spéculations
sur la fin).
C’est aussi la
source de méditations sur les « six jours »
de l’histoire de la totalité de la création.
C’est ainsi que le Temple de Salomon (résumé
de la création) aura un volume de mille fois le carré
de 6 :
La
maison que le roi Salomon bâtit pour le Seigneur avait
60 coudées de longueur, 20 de largeur, et 30 coudées
de hauteur… (I
Rois 6,2)
6O x 20 x 30 = 36 000 coudées cubiques.
Un temple est toujours un résumé symbolique
de l’ensemble de la création en 6 jours.
Nous laisserons ici de côté le
symbolisme numérique mis en œuvre dans le texte
de la Genèse. Ce serait un vaste sujet et un long détour
sur la connaissance des structures mathématiques utilisées
anciennement. Ce thème a d’ailleurs été
traité antérieurement (note 1)
Il faut reconnaître que le symbolisme
numérique est mal (voire très mal) connu. Une
savante méfiance s’éveille dès
que l’on parle de symbolisme numérique. Il faut
reconnaître que cette méfiance est parfois justifiée,
tant on peut faire un mauvais usage (apologétique ou
délirant) de ces observations. Les exemples sont fréquents..
Cependant, la seule question est de savoir s’il
y a des arrangements numériques dans certains textes
bibliques. S’il y en a (et ils sont nombreux !),
quelle en est la signification ? Toute autre attitude
serait méthodiquement à écarter.
Il est vrai que nous utilisons, de nos jours,
les nombres pour leur valeur, non pour leur signification.
Notre approche des nombres est quantitative, non qualitative.
Ainsi, la signification des computs nous échappe largement.
Mais pour les anciens, cette signification est capitale.
Bornons-nous ici au premier verset. Déjà
très complexe. Mais les traductions courantes (depuis
les anciennes versions grecques et latines) ne révèlent
rien de cette complexité -laquelle, cependant, sera
connue de ceux qu’on nommera les apocalypticiens juifs
et chrétiens.
Dans les lectures courantes -anciennes et modernes-
on affecte de prendre ce texte de façon chronologique,
comme s’il s’agissait -littéralement- des
« commencements » du monde connu, dans
une représentation pré-scientifique -pour ne
pas dire naïve.
Un choix de traduction a pris force de loi par
l’usage multiséculaire. Mais ce choix n’est
pas incontestable. Il n’était d’ailleurs
pas neutre, puisqu’il permettait de lire un commencement
absolu, à partir de rien (ex nihilo). C’est ce que disent les anciennes versions ET
le texte hébreu dans sa vocalisation actuelle !
Juifs et chrétiens ont anciennement voulu
que le texte réfère à un commencement
absolu. Avant ce commencement : rien n’existait.
Mais pour cela, il fallait vocaliser le texte d’une
manière particulière -qui n’a pas d’équivalent
en hébreu biblique.
En effet, comme le remarquait le grand commentateur
Raschi au onzième siècle, la construction est
grammaticalement impossible –du point de vue de l’hébreu.
En effet, le mot « reshit » (commencement)
est toujours suivi par un substantif (« au commencement
de l’année », « en prémisse
de la récolte », « au commencement
du règne » etc…). Conformément
à cet usage bien avéré, le mot suivant
devrait être un substantif ou un infinitif substantivé
(le nom d’action qui est le masdar de
l’arabe ou l’ »infinitif construit »
de l’hébreu). Autrement dit, le texte originel
(sans vocalisation) devait être : « Au-commencement
du-créer de Dieu… », ou (en français)
: « Lorsque Dieu commença de créer
le monde… ».
Mais cette construction circonstantielle nous
écarte d’un commencement absolu. La création
serait alors vue comme une organisation à partir d’une
matière préexistante. Dieu, semblable en cela
au prêtre, sépare la lumière des ténèbres,
l’eau de la terre, le bien du mal… Cette tâche
de séparation et d’organisation conduit à
la création d’un habitat humain et –finalement-
d’un genre humain sexué (et non d’un androgyne
primitif !) dont cette terre est le seul habitat.
La nouvelle révision de la Bible Segond
(NBS) a le mérite de rappeler, en note, que le premier
verset pourrait être traduit (en modifiant, certes,
la vocalisation du texte –donc en remontant au delà
du travail des massorètes, ces scribes juifs qui, dans
le haut Moyen-âge, ont mis les voyelles au texte hébreu) :
Quand Dieu commença
de créer le ciel et la terre
(2) la terre était…
La même traduction signale, en note, que
ce premier verset se compose de 7 mots. Le texte original
est ici pris en compte dans sa forme même, ce qui n’est
pas très courant. Dans un tel texte, la forme est
significative, au-delà d’un « contenu »
supposé. Mais il faut certainement aller plus loin
et compter aussi le nombre des lettres.
Genèse 1,1 compte exactement 7 mots et
28 lettres. La première lettre attire l’attention
sur ce début : les manuscrits (et
la plupart des éditions du texte hébreu) la
font nettement plus grande que les autres lettres. Cette graphie
spéciale de lettres plus grandes, ou plus petites,
ou renversées… est une manière d’attirer
l’attention sur le texte. De fait, plusieurs explications
ont été données sur ce grand « beth »
qui ouvre la Bible. Comme aussi sur le petit « hé »
du verset qui ferme le récit (Genèse 2;4). Bornons-nous
ici aux mots et aux lettres :
7 se rapporte aux 7 jours de la grande semaine
de l’histoire du monde. Et le nombre 28 (certes, multiple
de 7) est le nombre triangulaire de 7 (1 + 2 + 3 + 4 + 5 +
6 + 7 = 28). Bien des spéculations anciennes ont exalté
le nombre 28. Nombre « parfait » (égal
à la somme de ses diviseurs). Peu de nombres sont dans
ce cas. Le premier « nombre parfait »
est 6. Le deuxième est 28.
Platon -sur ce point
le philosophe était l’élève de
Pythagore- et, plus tard, Philon d’Alexandrie, attestent
de la connaissance des nombres parfaits.
Il serait étonnant que les rédacteurs
aient ignoré cela et qu’ainsi les 7 mots et 28
lettres de Genèse 1,1 soient le fruit du hasard. Qui
connaît la structure numérique du texte tout
entier (et sa reprise dans les computs des apocalypticiens
-Daniel en tête, jugera même cette « coïncidence »
impossible.
Nous sommes ici au point de départ d’une
admirable construction : le récit de la création,
ou plutôt le programme du développement d’un
monde de plus en plus complexe dans lequel l’humain
est appelé à se développer.
Cette multiplication fantastique sera même
suggérée -en des termes de résonance
platonicienne- par le Sefer Yetsira (le
livre de la Formation) par une progression que nous appelons
factorielle :
« Deux
pierres bâtissent deux maisons
Trois bâtissent six maisons
Quatre bâtissent vingt-quatre maisons
Cinq bâtissent cent-vingt maisons
Six bâtissent sept cent vingt maisons
Sept bâtissent cinq mille quarante maisons
A partir de là, sors et compte
Ce que la bouche ne peut dire
Ce que l’oreille ne peut entendre »
Sefer
Yetsira 4,4 (2)
L’auteur a en
vue les sept « jours » de la vie du
monde. Six « jours » de création
et un « jour » de repos. Le modèle
est donné par le premier verset de la Genèse.
Jacques Chopineau,
Genappe, 10 juin 2003
Notes
(1) Jacques Chopineau : La Bible symbolique :
note sur l’apport hellénistique à la numérologie
symbolique de la Bible,
Analecta Bruxellensia 1 (1996) pp 88-101. Id. Les
mots et la parole : simples questions aux exégètes
qui sont aussi des théologiens,
Analecta Bruxellensia 3 (1998) 7-20). Id. Les temps
derniers : Durée symbolique et nombre-racine.
Un aspect de l’usage des nombres dans la Bible ; Analecta Bruxellensia 5, Octobre 2000 pp 49-71).
NB : « Analecta » est le nom de
la revue annuelle publiée par la faculté de
théologie protestante de Bruxelles.
(2)
En hébreu et allemand, cf Lazarus Goldschmidt : Das
Buch der Schöpfung,
1894 (réimpression Darmstadt 1969) p 64. Une traduction
française du Sefer Yetsira est donnée par Paul
B. Fenton : Sefer Yetsira ou Le Livre de la Création,
Paris 2002, Ce petit livre aura fait couler beaucoup d’encre…
Pas seulement chez les cabbalistes.
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