CORRESPONDANCE UNITARIENNE    juin 2006

L’unitarisme est-il un évolutionnisme ?

Actualités
unitariennes


n° 56

"Cheikh, vous cherchez à faire de nous des musulmans,
dit un jour un Français du groupe des Amis de l'islam (1).
Vous parlez avec une telle force de conviction
qu'il me semble qu'en dehors des musulmans,
nul n'est dans le droit chemin...
- Non, mon frère.
En toute honnêteté,
je veux faire de vous un véritable ami de l'islam.
J'aimerais, s'il plaît à Dieu, que vous soyez un fidèle serviteur
de Jésus et que vous le suiviez en paroles et en actes."
Extrait du livre "Le Choeur des Prophètes"
Enseignements soufis du Cheikh Adda BENTOUNES,
Editions Albin Michel, 1999. Paris.

(1) l’association Les Amis de l'Islam fut créée en 1948 par le Cheikh Adda BENTOUNES
(qui dirige la confrérie soufi Alawiya, fondée par son père à Mostaganem en Algérie au XXème siècle) ;
elle était, à l'époque, la seule association oecuménique à offrir un cadre
de débat et de rencontres conviviales entre les religions et différents courants de pensée
.

L’unitarisme est-il un évolutionnisme ?
présenté par Jean-Claude Barbier,
secrétaire général de l’AFCU

L’évolutionnisme qui consiste à penser l’Humanité comme étant sur un seul chemin, avec des étapes à franchir successivement, est une appréhension de notre histoire qui semble très largement répandue. Sur cet itinéraire, unique et balisé, il y a des pionniers (des “ élites ”), des détenteurs de vérité (comme des “ élus de Dieu”), des gens qui sont en avant, qui acceptent d’emblée les nouveautés (des progressistes), des gens à l’allure lente qui stagnent au milieu (des conservateurs), des gens qui freinent tant qu’ils peuvent ou qui même veulent rebrousser chemin (des réactionnaires) et des gens manifestement attardés (les traditionalistes). Elle est, cette vision, en partie due, me semble-t-il, à plusieurs traditions conjuguées, à commencer par la judéo-chrétienne (la Révélation a remplacé les vieux cultes “ païens ” et la conversion qui fait qu’il y a un avant et un après), la musulmane (avec Muhammad comme dernier et plus grand prophète), le millénarisme avec ses étapes comme autant de combat entre le Bien et le Mal, l’Eglise catholique qui va de dogme en dogme comme on enfile les perles, chaque nouveau dogme étant déduit des précédents au nom du Saint-Esprit qui soufflerait plus particulièrement sur le Magister, le rationalisme avec ses affrontements entre Anciens et Modernes, le marxisme avec ses classes sociales successivement dominantes, les débuts de la sociologie avec les étapes d’Auguste Comte vers le Progrès, la religion primitive d’Emile Durkheim et la mentalité non moins primitive selon un Levy-Bruhl, la sociologie plus récente avec sa modernité et sa post-modernité, sans oublier nos livres d’histoire avec le découpage en périodes chronologiques, et puis – surtout - cette vague du “ modernisme ” enflée comme un déluge par un mondialisme porté par des acteurs on ne peut plus mercantiles qui nous incitent à vivre culturellement “ branchés ” … et à acheter (beaucoup) plus.

Les unitariens ont aussi leur évolutionnisme, du moins certains le vivent ainsi. Nous aurions – acceptent ces évolutionnistes -, des origines protestantes, une vieille histoire datant des Réformes du XVIème siècle européen, mais les unitariens se seraient très vite délestés de cet ancrage archaïque pour passer au théisme, qui, lui, se dispense de toute révélation particulière, ne fait plus référence aux diverses Ecritures dites saintes, notre seule raison pouvant nous faire connaître Dieu et son rôle providentiel quant à l’ordre de la Nature et à la marche de l’Histoire, puis au déisme où une entité supérieure et métaphysique reste affirmée mais désormais inconnaissable dans son identité et dans son action.

Faust Socin avait ouvert la théologie chrétienne en prônant la compatibilité entre la révélation biblique
et la raison humaine ; Dieu, pédagogue, nous apporte des connaissances à la hauteur de ce que nous pouvons comprendre (et non plus un fatras de mystères à qui il fallait adhérer par la seule “ foi ”).
De nombreux philosophes et scientifiques du Siècle des lumières furent unitariens ou sympathisants de cette façon moderne de penser la religion sur un mode rationnel. Mais un tel christianisme ne courrait-il pas le risque de se diluer dans un théisme ou, pire, dans un déisme des plus vagues ? William Ellery Channing, en 1819, dû rappeler à ses coreligionnaires américains qu’il parlait bien du christianisme unitarien.

De même que Faust Socin avait ouvert la boîte de pandore au tournant des XV et XVIème siècles, de même, ce fut le tour de l’Américain Ralph Waldo Emerson, en 1832, en démissionnant de sa fonction de ministre du culte au sein de l’Eglise unitarienne et en se consacrant à sa très brillante carrière de philosophe et de poète. Le transcendantalisme nous propose désormais un recentrage humaniste : la transcendance n’est plus externe, mais interne, en nous. C’est à partir de notre propre dimension spirituelle que nous pouvons, par notre raison mais aussi, désormais, par notre intuition, comprendre le Monde et vivre selon un ordre moral qui est inscrit dans la nature toute entière. Nous devons donc avoir confiance en nous, dans nos capacités, puisque la perception du Beau, du Juste et du Bien est présente en notre nature humaine. Nous sommes libres de penser ; notre reconnaissance des autorités existantes, politiques ou religieuses, dépend d’une adhésion et non plus d’une obéissance aveugle.
Nous savons que, pour son ami Nietzsche (1), cette confiance en soi dégénéra très vite en nostalgie du surhomme, en échos aux demi-dieux de l’Antiquité, idéologie que les totalitarismes européens du XXème siècle surent racoler à leur profit. Aux Etats-Unis, le trancendantalisme demeura dans une sphère humaniste et, progressivement, nombre d’unitariens se rallièrent à cette vision.
Paradoxalement, R. W. Emerson, qui avait (pourtant) quitté l’Eglise unitarienne, devint une référence incontournable pour le mouvement unitarien ! À la fécondité humaniste du transcendantalisme, il faut ajouter la vision toute écologique d’une fusion entre l’homme et la nature développée par Henry David Thoreau (2), écrivain de talent influencé par les mystiques hindous et les idéalistes allemands. A la fin du XIXème siècle, une majorité d’unitariens américains avaient abandonné le christianisme ; en 1894, réunis au sein d’une conférence nationale, ils soulignèrent l’importance d’aimer Dieu et l’Humanité, sans plus de précision sur l’appartenance religieuse.

La roue de l’Histoire continuant à tourner, un manifeste d’humanistes proposa en 1933 d’abandonner toute référence à Dieu, puisque la seule dimension spirituelle de l’homme suffisait. La porte était donc largement ouverte aux agnostiques et aux athées. Les Eglises américaines sont ainsi très fiers d’affirmer qu’elles n’ont pas de credo, qu’elles sont ouvertes à tous et à toutes, sans aucune discrimination de croyance ou d’idéologie. D’autres croyants (Juifs, baha’is, bouddhistes, etc.) et des non croyants s’ajoutèrent ainsi aux chrétiens restants pour constituer des communautés composites mais consolidées par le partage d’une même éthique, d’un culte et de fêtes. En Europe, au XXème siècle, dans plusieurs pays (Tchéquie, Allemagne, Finlande et Espagne) (3), des unitariens préférèrent, ce qui me semble de bon goût, fonder des “ sociétés religieuses ” plutôt que des “ Eglises ”, ce terme renvoyant manifestement à un usage typiquement chrétien.

Dans une telle histoire aussi évolutive, l’unitarisme est vécu par beaucoup comme étant une nouvelle religion. On peut certes se dire “ unitarien chrétien ” (4) puisque toute les croyances sont admises, mais le terme chrétien ne peut venir qu’en second, sous entendu “ un unitarien d’origine chrétienne dont on admet qu’il a pu conserver certaines de ses traditions ”. Il est d’ailleurs à l’honneur chaque 25 décembre avec l’arbre de Noël, qui a été promu au rang de fête unitarienne en Amérique du Nord. Le sermon du jour (toujours fait par des “ révérends ” ou “ révérendes ”) ne manque pas de faire référence à la tradition chrétienne, mais sans trop d’insistance afin ne pas ennuyer la partie non chrétienne de l’assemblée.

L’évolutionnisme unitarien aboutirait-il ainsi à un minimalisme, à un dénominateur commun par le bas ? Or, pour un “ chrétien unitarien ”, à savoir un chrétien de confession ou de conviction unitarienne, le jour de Noël ne saurait être célébré religieusement, fut-ce avec un arbre, puisqu’il n’adhère pas au dogme de l’Incarnation : Iéshoua de Nazareth n’est pas Dieu - un dieu qui se serait incarné en lui ou qui serait apparu sous une forme humaine. On voit bien là, dans cet exemple, le hiatus entre une tradition particulière (le christianisme unitarien), et un corpus qui s’est élargi en voulant devenir le plus universel possible et qui maintient quand même des héritages hétéroclites mais, désormais, sous des formes “ néo-traditionnelles ”. Celles-ci, minimalisées sinon folklorisées, ne sauraient en aucun cas satisfaire des personnes attachées à une culture particulière. Un autre exemple, les chrétiens unitariens pratiquent le partage du pain et du vin au nom de Yeshoua, ce qu’aucun sermon fort éloquent ne saurait remplacer. Les rites et les fêtes sont en effet des moments identitaires pour des personnes qui se réfèrent à une même tradition. Il faut bien sûr savoir les partager, mais faut-il le faire en permanence (au sein de leurs communautés, les unitariens-universalistes pratiquent l’inter-faith, l’échange spirituel toutes croyances confondues) ou bien à certaines occasions ?

Au lieu de placer les cultures selon un schéma évolutionniste, où elles risquent d’ailleurs d’être toutes laminées par la mondialisation en cours, pourquoi ne pas constater et respecter le foisonnement de la vie ? D’autant plus que les scientifiques ont déjà, depuis belle lurette, abandonné cette vision simpliste et réductrice de l’Histoire, que ce soit les préhistoriens, les linguistes et les sociologues d’aujourd’hui. Ce pluralisme rejoint tout à fait la démocratie qui reconnaît la diversité d’une collectivité et la légitimité des choix individuels. Il rejoint également la réflexion écologique sur les systèmes de vie, ainsi que la mise au point d’actions alternatives. Il n’y a pas de modèles qui seraient supérieurs aux autres, plus “ modernes ”, qui s’imposeraient comme des nécessités pour tous, auxquels il faudrait adhérer tôt ou tard, mais plutôt des institutions (religions y compris) inventées, adaptées, rodées, apprivoisées, opérationnelles selon divers milieux humains. A moins que le rouleau compresseur du libéralisme économique à tout crin n’écrase tout …

Loin de la voie unique, divers cheminements, et puis de nouveaux sentiers à ouvrir, à débroussailler, des clairières à découvrir. Adieu aux donneurs de leçons, aux impérialistes culturels et aux prosélytes de tout bord ! À chacun sa tradition et sa modernité, à chacun ses coutumes et son vécu, quitte à savoir vivre non seulement dans la cohabitation, mais aussi et surtout dans le dialogue et l’échange ; quitte aussi à savoir parler de sa foi dans un langage communicable, non sectaire et en en retirant les scories qui font obstacle aux droits humains.

L’International Council of Unitarians and Universalists (ICUU) nous montre l’exemple puisque cette instance, située au plus haut niveau de l’unitarisme contemporain, accepte la diversité issue de notre histoire. Je rappellerais volontiers ici l’émotion de John Eichrodt, à Montserrat, en novembre dernier, lorsqu’il vit marcher côte à côte Arpad Szabo, évêque de l’Eglise unitarienne de Roumanie, et le révérend William G. Sinkford, président de l’Unitarian Universalist American of Congregations (UUA) (5). Oui, toutes les composantes de l’unitarisme contemporain vivent leur modernité, chacune à sa façon, et il n’y en a pas une qui serait en avance sur les autres ou bien qui serait plus vraie ! C’est là une belle leçon de tolérance et de démocratie. J’en suis, personnellement, preneur.

Jean-Claude Barbier, Bordeaux, le 25 mai 2006

(1) MICHAUD Stéphane, 2000 - “ Nietzsche et Emerson ”, postface à Monique Bégot, Emerson, La Confiance en soi et autres essais, Paris, éditions Payot et Rivages, pp. 193-198
(2) CABOURDIN Willy, SOL Anne, 2006 - Thoreau Journal (1837-1861), éditions Terrail, 240 p.
(3) En Tchéquie, la Religious Society of Czech Unitarians (RSCU, 1930), la Deutsche Unitarier Religionsgemeinschaft (l’importante “ DUR ” allemande, 1950), la Unitarian Universalist Society of Finland (1996), la Sociedad Unitaria Universalista de España (SUUE, 2000).
(4) ou, aux Etats-Unis, “ unitarien-universalist chrétien ” depuis la fusion en 1961 entre les congrégations unitariennes de ce pays et l’Eglise universaliste.
(5) Correspondance unitarienne, n° 51, janvier 2006, “ Voyage à Montserrat : impressions personnelles ”, article à la Une.