CORRESPONDANCE UNITARIENNE    octobre 2002

Le dieu d'Abraham

Actualités
unitariennes


N° 7

La Révélation à usage humain :
Le dieu protecteur d’Abraham et de sa descendance, est-il un dieu qui préserve ou un dieu qui intègre ?

1 - La Révélation est-elle le fait d’un dieu ou plutôt un dire humain ?
2 - Le dieu El, ou l’aide à une intégration régionale
3 -  IHVH ou le particularisme religieux et social
4 - Mais un dieu qui pourtant deviendra universel
5 - A chacun sa Révélation ou le partage des expériences religieuses ?
6 - En guise de conclusion

La Révélation est souvent vécue comme l’irruption d’un inédit (une nouvelle entité surnaturelle, un nouveau message) qui nous invite à un changement de cap, au reniement de notre passé, à une nouvelle vie, à une conversion, à un avant et à un après, à un "new born again". L’événement se traduit par une rupture d’avec d’autres. Elle est alors fondatrice d’une nouvelle appartenance. Les trois grandes religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, se sont ainsi rapidement structurées à coup de révélations initiales. La révélation d’un dieu au nom imprononçable, IHVH, sur le mont Sinaï à un nommé Moise pour le judaïsme ; celui d’un livre céleste, le Coran, pour l’islam ; les langues de feu de la Pentecôte pour les chrétiens ; les visions pour de nombreuses Eglises prophétiques, notamment en Afrique noire. Mais elle peut être aussi vécue pour un dépassement, un bond en avant sans renier l’étape précédente. Elle peut inviter à la découverte progressive du divin, à un évolutionnisme religieux, à un élargissement à plus d’universel, à la représentation d’un dieu pour tous.

1 - La Révélation est-elle le fait d’un dieu ou plutôt un dire humain ?

En des lieux et époques précis, des humains (groupe, à plusieurs ou à un seul individu) témoignent qu’une puissance surnaturelle s’est révélée à eux pour leur prouver son existence et leur communiquer un message.

La Révélation va de haut en bas, des cieux où sont censés habiter les dieux, vers la terre que nous habitons. Elle n’est pas découverte d’un dieu après une longue quête spirituelle, un ressenti du divin au terme d’une aventure mystique, un éveil au sens bouddhiste du terme, mais une irruption du divin dans notre existence, sans crier gare. On n’accède pas à la Révélation, comme à une connaissance suprême ; elle se donne ; on la reçoit. La Révélation est brusque, inattendue, ressentie comme extérieure à nous même. Nous subissons l’événement. Le dieu qui se révèle est actif, nous, le récipiendaire, passif. A nous de comprendre ce qui s’est passé, de l’inscrire dans l’espace pour s’y repérer au moyen de pierres levées, de sanctuaires, de lieux de pèlerinage, etc. ; à nous de le noter sur des tablettes d’argile ou des rouleaux de parchemin pour en faire des textes sacrés. Abraham, au cours d’une migration pastorale qu’il aurait vécu comme un voyage mystique, plante ici et là des pierres levées. Alors que lui, n’attend plus rien de la vie puisque sa femme est ménopausée, le dieu qui se révèle à lui, contre toute attente, lui promet une descendance … et quelle descendance : ni plus ni moins celui d’un grand peuple et l’appartenance d’un pays ! Il en est tout abasourdi…Paul le sera plus tard, sur le chemin de Damas, lorsqu’il recevra la révélation christique.

Cette définition que nous donnons est restrictive par rapport au sens commun. En effet, un individu parlera volontiers de révélation lorsqu’il découvrira une vérité, une réalité, une œuvre, etc. , qui jusqu’à présent lui était méconnu, dont il n’avait pas conscience de l’importance et de la valeur, par rapport à laquelle il passait à côté…Ce désillement est proche de l’éveil religieux des bouddhistes que nous avons déjà mentionné, également à l’intuition qui précipite la connaissance. Il correspond aussi au terme d’une recherche gnostique, à la quête du Graal, à la plénitude spirituelle enfin trouvée. Nous prenons, quant à nous, la Révélation au sens biblique du terme : l’irruption soudaine du divin. Remarquons ici que la soudaineté est commune aux deux définitions, mais les mouvements sont inverses, l’un est supposé partir d’un acteur surnaturel, l’autre est une découverte par l’homme.

La Révélation emprunte des voies diverses : par théophanie (mais parfois par des signes d’anormalité que, seul, le croyant peut voir), par vision, par songe, par transe, etc. . Elle est censée emprunter les voies les plus diverses puisqu’elle est un acte gratuit, lié à un bon vouloir : c’est nous qui avons besoin des dieux et non l’inverse ! Cependant, elle implique la disponibilité humaine : des exercices spirituels comme la méditation, la prière, le jeûne, semblent créer des conditions non indispensables mais favorables.

La Révélation est-elle réservée à l’histoire des fondements ? En consultant les divinités, parfois par de simples opérations techniques comme la divinisation, l’homme croit obtenir des réponses. Les dieux consultés révèlent des connaissances aux êtres humains : les causes de leurs malheurs, les évènements futurs, etc. Ce sont autant de révélations. Cette banalisation du commerce entre les dieux et les hommes, loin des coups de tonnerre, n’est pas à minimiser puisque c’est par un sentiment de très grande intimité avec IHVH que Yeshoua de Nazareth parlera de Dieu comme étant son Père et le nôtre. Certes, la tradition chrétienne a retenu la naissance par le Saint-Esprit, la colombe ternaire du baptême, la Transfiguration sur le mont Thabor, le tombeau vide, en plus de nombreux miracles ; mais cette “ révélation chrétienne ” apparaît davantage liée à la sagesse de Yeshoua de Nazareth et à sa piété qu’à une Révélation ponctuelle, nouvelle. En fait, pour Yeshoua et les chrétiens, Dieu s’est déjà révélé aux hommes. Il n’y a rien de nouveau, sinon d’appliquer son message, en rappelant que cela doit se faire avec sincérité. Là aussi, nous préférons maintenir une différence entre la Révélation proprement dite et l’inspiration par le Saint-Esprit qui guide l’Eglise et les chrétiens. Les apparitions, par exemple les apparitions mariales, sont plus vécues comme des rappels dans la ligne du prophétisme biblique que comme de nouvelles révélations. La Révélation, au sens où nous l’entendons, suppose à la fois la manifestation d’une nouvelle entité surnaturelle et l’annonce d’un changement de cap, d’un nouveau programme. En ce sens, les apparitions succèderaient tout simplement à une révélation initiale, fondatrice.

La Révélation se donne à voir à certains seulement. Il y a celui ou ceux qui en sont les récipiendaires, qui peuvent en témoigner, comme les femmes découvrant le tombeau vide du Crucifié, et les autres qui, eux, ont besoin de preuves comme Thomas, d’arguments, de répétition des faits …

Les lieux où s’est opéré cette irruption du surnaturel dans l’ordre humain sont dès lors sacrés. Si écriture il y a, les messages reçus sont transcrits. La Révélation est un événement vécu concrètement dans le temps et dans l’espace. Elle est un point de référence incontournable.

La Révélation est efficace. Les récipiendaires s’organisent rapidement en conséquence, changent leurs habitudes antérieures, adoptent de nouvelles pratiques, se lancent en aventure. Les débats humains, légitimes et démocratiques, cessent dès lors qu’un dieu s’est fait entendre ! La naissance du christianisme, si l’on en croit les Actes des Apôtres, se fait à coup de visions. Pierre voit une nappe chargée de victuailles interdites descendre des cieux et c’est la levée de tabous alimentaires pluriséculaires et la fin de la ségrégation d’avec les étrangers. C’est en constatant que des incirconcis entrent en transe – et que celle-ci est considérée comme venant bien du Saint-Esprit – que le même Pierre demande que la circoncision ne soit plus imposée aux Gentils craignant Dieu. C’est également une vision qui dirigera les pas de Paul vers l’Europe, etc.

La critique scientifique des textes sacrés va déconstruire ce bel objet. Alors que le point de départ de la théologie est une Révélation reçue telle quelle, cette critique va y voir, d’abord et souvent tout bonnement, un langage humain de dévots. Elle y ajoute un point d’interrogation sur la sincérité des acteurs et une analyse de leurs stratégies. Elle renvoie dos-à-dos les révélations de tous ordres (théophanies, voies, apparitions, visions, songes, transes, miracles, etc.), en refusant d’établir une hiérarchie entre elles et de les prendre pour argent comptant. Mais elle les acceptent cependant en tant qu’expérience religieuse d’un peuple, d’une communauté, d’un individu. Elle ne rejette pas l’expérience du religieux révélé, mais elle le limite à une aventure subjective. Ce sont, pour elle, autant de représentations humaines de Dieu ou du divin. Dieu, s’il existe, le serait au-delà de ces représentations humaines. Contrairement à ce qu’on pense trop souvent, la science n’exclut pas le subjectif religieux, mais le resitue à sa place. Pour elle, les Révélations renvoient à la façon dont nous pensons Dieu, ou les Dieux ou le divin.

Les faits et gestes du dieu qui se révèle sont à mettre en relation avec nos vécus historiques. Ils arrivent à point nommé, au seuil des grands changements … à moins qu’ils n’arrivent ensuite pour les justifier. C’est l’éternel dilemme entre l’homme que Dieu aurait créé à son image, et dont il marque le destin, et un dieu anthropomorphique, fait de mains d’homme et d’aspirations humaines, qui est Dieu à l’image de l’homme.
Bottero Jean, 1992, Naissance de Dieu ; la Bible et l'historien. Paris : Gallimard, 333 p. ("Folio/Histoire", 1ère édition en 1986.)

Les conséquences de l’irruption des sciences humaines dans le domaine religieux sont loin d’avoir été tirées. Le catéchisme catholique de 1992 cite la critique historique des textes parmi d’autres méthodes, alors qu’elle en est la première phase nécessaire, celle de la compréhension d’un texte. Les Eglises chrétiennes doivent en effet tenir compte de la réaction “ orthodoxe ” des chrétiens évangéliques du 19e siècle face au libéralisme théologique qui s’est développé d’abord au sein des Eglises protestantes d’Europe, puis du développement des expériences religieuses de type pentecôtiste au 20e siècle (pentecôtisme, évangélisme, prophétismes, mouvements charismatiques, etc.) où Dieu s’adresse directement aux croyants “ qui ont la foi ” (dans le cadre de transes médiumniques). Plus que ne l’avaient fait les protestants de la Réforme, le 20e siècle a affirmé que la Bible était bien la “ Parole de Dieu ”.

Si j’en crois la journée consacrée à la Tour de Babel (Genèse 11) qui eut lieu au Centre Beaulieu de Bordeaux fin 2001, la plupart des chrétiens prennent encore à la lettre l’action de Dieu : Dieu détruisant la tour de Babel afin de juguler notre orgueil et, interprétation moderne, afin de nous obliger à vivre notre diversité. N’y a-t-il pas plutôt là matière à réflexion sur notre façon d’imaginer Dieu (un Dieu jaloux et autoritaire, maintenant la séparation d’avec les humains), autant sinon plus que sur nos ambitions et nos vanités humaines.

Et la Révélation abrahamique ? Qui est le dieu qui se révèle ou (plutôt) quelle est la représentation de ce dieu par les bénéficiaires de cette révélation ? Quel fut son message  ou, plutôt, quelles furent les paroles divines dont le peuple concerné eut besoin à ce moment-là ? A quelle rupture les patriarches furent-ils conviés ou (plutôt) quel changement cautionna-t-elle ?

Non spécialiste de l’exégèse biblique, je ne prétends pas ici faire le tour de cet événement historique. En introduction à notre débat, je propose seulement, en toute simplicité, quelques réflexions de caractère plutôt sociologique qui peuvent servir de pistes de recherche.

2 - Le dieu El, ou l’aide à une intégration régionale

La tradition élohiste a adopté le nom d’un dieu déjà connu. Le mot El appartient en effet au langage régional des populations sémites pour désigner une divinité en général. Il sert de racine pour de nombreuses formes dérivées que pratiqueront les auteurs des textes bibliques : Elohim (forme du pluriel), Eloha (dans le Livre de Job), etc. Il entre en composition avec des qualificatifs, des fonctions (El-Shaddaï = le dieu des armées, le dieu combattant ; le dieu Tout-Puissant, etc.) et de nombreux lieux dont il est explicatif de la toponymie. On le retrouve sous d’autres cieux avec une forme proche : El est Allah pour les Arabes Dans le panthéon ougarit (actuel port syrien), au royaume d'Oronte, le dieu El joue plus précisément le rôle d’un dieu créateur du monde.

Ce dieu ne pouvait pas ne pas être connu par les gens d’Haran, en Syrie actuelle, là où vivait la famille d’Abraham. Rien n’indique cependant que ce dieu ait été fréquenté. Il semble que chaque famille avait ses puissances tutélaires, ses dieux lares, et qu’à ce niveau domestique s’arrêtaient les activités cultuelles. Pour Laban, le beau-père de Jacob, il y a désormais, après la séparation entre lui et son gendre, “ les Elohim d’Abraham [pour Jacob et sa descendance] et les Elohim de Nahor [pour Laban et sa descendance]” (Genèse 31 : 53). Le langage religieux reste ici dans un cadre strictement lignager. On ne se réfère nullement à une puissance qui serait au-dessus des unités familiales, en position d’arbitrage et de commandement suprême, mais on se contente de remonter le patrilignage le plus haut possible en faisant appel aux “ Elohim de leur père ” : en cas de conflit entre les familles Jacob et Laban, “ les Elohim d’Abraham et les Elohim de Nahor jugeront entre nous les Elohim de leur père ”. Il y avait des statuettes pour représenter ces puissances tutélaires de chaque famille. Rachel, fille de Laban, voulut les emporter avec elle lorsqu’elle suivit son mari, Jacob, en Palestine (Genèse 31 : 19).

Abraham, lui, n’a pas emporté les statuettes domestiques. Il quitte son milieu d’origine, c'est-à-dire un microcosme religieux coutumier, pour circuler dans de plus grands espaces (les steppes du Croissant fertile pour les éleveurs de cette époque, la modernité pour l’homme du 20e siècle, l’univers pour Pascal et les hommes du IIIème millénaire, etc.). Dans cette aventure, les microcosmes éclatent pour laisser place à des divinités hégémoniques, impériales, universelles… Un millénaire plus tard, le Dieu Un des musulmans ira de pair avec l’unification religieuse et politique des tribus arabes sous la houlette de Mahomet. Abraham change donc de religion.

Toutefois, ce n’est pas à un nouveau dieu qu’il va demander la protection, mais à une divinité régionalement connue, El. Le langage de la révélation masque ici l’emprunt qui est fait. Il y a la fois rupture familiale (un nouveau dieu) et continuité (un dieu emprunté aux voisins), mais cette fois-ci la divinité choisie a une audience régionale. N’oublions pas qu’Ougarit est un grand port méditerranéen et un lieu de civilisation et que tout le pays de Canaan partage cette référence à El. L’ironie du sort fit que la même chose arriva à Abraham, plusieurs siècles plus tard, lorsque lui et son dieu furent cooptés par Mahomet pour la grande aventure de l’islam, avec résidence obligée à la Kaaba, à La Mecque.

L’espace semi-désertique à l’est des cités cananéennes est ponctué de lieux qui témoignent de la forte référence à cette divinité ou plutôt au nom générique de dieu. Les patriarches, Abraham et ses descendants, s’adresseront tout naturellement à El, à l’exemple du roi-prêtre autochtone de la région de Jérusalem, Malki-Sedeq (Genèse 14; 18 -20). Il est par ailleurs significatif que la tradition dite elohiste commence avec la geste d’Abraham (même si les deux premiers chapitres – évoquant le départ de sa ville natale – et d’autres passages sont yahvistes). Cette appellation de Dieu est partagée par le nouveau venu et les populations locales. Le pasteur qu’est Abraham a bel et bien choisi son ancrage territorial. C’est ce qu’on appelle un semi-nomade. Il est en osmose avec les sociétés agricoles qui ont accepté sa présence. L’éleveur semi-nomade ira jusqu’à acheter une concession funéraire, à Hébron. Plus tard, les exilés juifs à Babylone se réfèreront à Abraham pour défendre leurs terres, craignant qu’elles ne soient redistribuées aux colons. Nous sommes bien en face d’une volonté d’intégration. El est un dieu partagé.

Lorsque le texte positionne Abraham comme ancêtre d’un peuple, il ne rompe pas avec la logique lignagère, mais il l’élargit puisque l’ancêtre devient celui de tout un peuple (voir même de plusieurs peuples : les tribus arabes par sa concubine Agar, mais aussi d’autres par sa concubine Qetura (Genèse 25; 1-6). La voie qui pourrait mener à un des ancêtres fondateurs n’est toutefois pas empruntée. Bien que les patriarches, Abraham et son épouse Sara, aient été enterrés côte à côte à Hébron, dans une concession funéraire achetée aux autochtones sédentaires des lieux, leur mausolée, s’il est le lieu de pèlerinage d’une religion populaire, n’en est pas pour autant devenu un sanctuaire où l’on rend un culte à une puissance surnaturelle. S’il a le rang d’ancêtre des Hébreux, par Isaac, des Arabes, par Ismaël (avec inversion pour l’islam entre Itsac et Ismaël), des Madianites, des Sabéens et des Dédanites par les enfants qu’il eut de Qetura, Abraham ne bénéficie nullement d’un culte. La vénération à laquelle il a droit ne va pas jusque-là. Il n’a pas non plus été divinisé. Le dieu El est l’unique bénéficiaire de son séparatisme religieux.

La tradition que les exégètes appellent “ élohiste ”, et qui désigne les textes où Dieu est nommé El, ou par le pluriel Elohim, est-elle plus universalisant que celle du Yavhisme ? Le style est assurément plus sobre, moins imagé, la morale se fait plus exigeante, Dieu est plus séparé de l’homme, moins familier. Elle serait plus récente que la tradition yavhiste et on l’attribue généralement aux tribus du Nord (Bible de Jérusalem, 1956, introduction à la Genèse). Certes, les textes affirment sans ambiguïté l’équivalence entre El et IHVH ; il y a d’ailleurs souvent l’expression IHVH l’Elohim. Toutefois, le choix des noms de Dieu n’est pas sans incidence. Il révèle à la fois la sensibilité de l’auteur et le public à qui il s’adresse. Les textes hellénisés de la Bible, par exemple le Qohelet, font carrément l’impasse sur IHVH. Paul ira jusqu’à évoquer le dieu inconnu des Athéniens.

Avec le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, nous sommes cependant encore loin d’un dieu universel. El est coopté comme puissance tutélaire dans le cadre d’une monolâtrie (et non encore d’un monothéisme). Le dieu El devient la puissance surnaturelle à laquelle Abraham se réfère. Il n’a pas besoin d’autres dieux ; El lui suffira…Cette monolâtrie va cependant le séparer des autres. Bien que le dieu d’Abraham puisse être aisément compris dans l’espace là où notre éleveur circule avec ses troupeaux, la cooptation de ce dieu, le sort du panthéon des dieux ougarit. Il y a désormais, El et les autres dieux, avec comme traduction humaine : le dieu d’Abraham, d’Isaac et Jacob, le dieu de nos propres ancêtres, le dieu qui a fait alliance avec notre peuple… Alors que les dieux, dans un système polythéiste, sont en interrelation, ne sont nullement jaloux les uns des autres acceptant que les croyants s’adressent à l’un ou à l’autre, se partagent les tâches sans rechigner, la monolâtrie instaure une rupture. Celle-ci sera encore plus évidente avec une seconde révélation, celle reçut par Moïse (à moins, qu’historiquement, celle-ci soit première et celle d’Abraham mythique).

3 -  IHVH ou le particularisme religieux et social

Avec les historiens, nous savons aujourd’hui que la révélation abrahamique, contrairement à l’ordre chronologique adopté par les rédacteurs de la Genèse, n’est pas première. La théophanie sur le mont Sinaï, qui consacre une cohorte de diverses tribus pour en faire le peuple des Hébreux semble avoir été la Révélation fondatrice. Celle-ci consacre un fort particularisme, voire même un isolationnisme. Elle est le fait, non plus de populations semi-nomades qui doivent cohabiter avec des agriculteurs sédentaires, mais de villages de montagne qui doivent se défendre contre les gens de plaine - les Philistins voisins dont les guerriers sont bardés de fer - et l’hégémonie des grandes puissances.

Le dieu qui se révèle à Moïse n’a plus de consonance sémitique, ni de consonance du tout puisque son nom est imprononçable – IHVH. On ne peut voir sa face et il est interdit de le figurer. Mieux, il se révèle avec des interdits qui vont préserver le peuple élu de toute influence étrangère :

a) pas d’autre dieu dans les lieux saints. Le grand dieu du Moyen Orient, Baal, pourtant lié à la renaissance annuelle de la végétation et grand maître ès prospérité et fécondité, sera pourchassé par les prophètes de IHVH. Les influences étrangères seront toujours suspectes car pouvant introduire d’autres cultes. D’ailleurs la monarchie instaurera bientôt, pour mieux le contrôler, un seul lieu de culte : le Temple de Jérusalem. Sous l’occupation romaine, “ César ”, lui même, restera à l’extérieur du Temple de Jérusalem - privilège exceptionnel accordé aux Juifs.

b) la condamnation des coutumes religieuses afin que le peuple élu conserve son identité : à la monolâtrie rigoureuse, que nous venons de citer, s’ajoute la condamnation des sacrifices humains (Isaac échappe à l’immolation en Genèse 22), et, plus tard, celle de la nécromancie et toutes autres pratiques de consultation des morts, de la divination, etc.

c) la condamnation des mœurs étrangères, à commencer par la réprobation sans appel de l’homosexualité masculine et du manque d’hospitalité des cités (la destruction de Sodome et Gomorrhe par le feu divin en Genèse 19).

d) un marquage physique par la circoncision (à commencer par le jeune Isaac, Genèse 21, 4), et une stricte endogamie (voir le meurtre d’une malheureuse concubine madiânite à Peor en Nombres 26, 6-7). Pour plus de sécurité, la descendance patrilinéaire – qui donne l’identité juive – sera complétée par le lien maternel : une mère également juive ! De multiples interdits alimentaires (et d’une façon plus radicale l’interdit tout bonnement de manger avec des étrangers) et culturelles (ne pas participer aux fêtes chez les peuples voisins) protègeront le reste d’Israël en raréfiant les contacts avec les étrangers. Il sera ainsi l’un des rares peuples à résister victorieusement à la mondialisation de l’époque, l’hellénisme dominant ; du moins jusqu’à ce que Jérusalem ne soit interdit aux “ Hébreux ” en 135 après Jésus-Christ). La condamnation morale des riches cités de la plaine du Jourdain, Sodome et Gomorrhe, la chute des murailles de Jéricho au seul son des trompettes de la liturgie des Hébreux, c'est-à-dire autant de souvenirs de grandeurs dont la mémoire régionale s’enorgueillissait. Le choix des steppes par Abraham (Lot, son neveu, va quant à lui vers les riches pâturages du Jourdain) se veut, d’abord, un refus des compromis avec les tribus qui possèdent le sol, la préservation de la plus grande autonomie possible. Le prêtre Samuel saura rappeler à David que, leur Dieu, est un dieu de nomades, le dieu d’un peuple libre et fier …

Psaume 137 : 1-6

Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions en nous souvenant de Sion. Aux saules de la contrée, nous avions suspendu nos harpes. Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, et nos oppresseurs de la joie : Chantez-nous quelques-uns de vos cantiques de Sion ! Comment chanterions-nous les cantiques de l'Eternel sur une terre étrangère ? Si je t'oublie, Jérusalem, que ma droite m'oublie ! Que ma langue s'attache à mon palais, si je ne me souviens pas de toi, si je ne fais pas de Jérusalem le principal sujet de ma joie !

4 – Mais un dieu qui pourtant deviendra universel

Le fait que le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, El, soit créateur facilitera indéniablement le passage de la monolâtrie au monothéisme, par glissement : mon dieu qui me protège, qui est le plus fort de tous les dieux (démonstration faite par Moïse devant “ Pharaon ”), qui est le dieu créateur qui jugula les monstres du chaos (le Léviathan, le crocodile-dragon des mers, et Behemot, l’hippopotame du delta du Nil, dans le livre de Job, la baleine dans celui de Jonas) et grâce à qui règne l’ordre cosmique, et donc le dieu de tous les hommes qui habitent cette Création. De son côté, la tradition yahviste a récupéré les grands mythes de la Création qui ont cours en Mésopotamie et IHVH est le dieu créateur des cieux et de la terre. C’est le même ! Ils se superposeront.

Par ailleurs, ce même dieu, s’il se manifeste par des théophanies et des songes, n’en est pas moins invisible – contrairement aux dieux faits de mains d’homme, les “ idoles ”.

Il y a, à la fois, un séparatisme religieux par monolâtrie (le dieu d’un peuple) et les germes d’un universalisme. Le dieu de la Création, par son caractère globalisant, ne peut en effet qu’être victorieux des dieux locaux, ceux des cités mésopotamiennes et athéniennes, et des dieux possédant des vertus (Athéna dieu de la sagesse) ou des domaines de compétences (Eros, dieu de l’amour, Neptune, dieu de la mer, etc.) ou encore des caractères (violence ou douceur, etc.). Son invisibilité lui confère d’emblée une omniprésence ; son regard est partout et Caïn le sait bien. Ce dieu créateur a même survécu au Siècle des lumières avec l’Etre suprême, sinon à l’ère scientifique comme la cause de la grande lumière bleue du big-bang initial.

Les prophètes annonceront ce glissement vers l’universel. Ce ne sont plus seulement le Reste d’Israël qui montera à Jérusalem, mais aussi toutes les nations ! Plus radicalement, le rabbi Yeshoua de Nazareth rompra avec la descendance biologique d’Abraham lorsqu’il ouvrira une pure descendance spirituelle en déclarant que, des pierres que voici, Dieu peut en faire, s’il le veut, des fils d’Abraham ! Mieux, il décentralisera le culte qu’un roi trop zélé, Josias, avait circonscrit au seul Temple de Jérusalem, nombril éphémère d’un peuple qui voulut accaparer pour lui seul, mais en vain, le dieu créateur : Dieu sera désormais partout présent, dans la sincérité de nos cœurs. Enfin, il n’y aura plus de culte – donc plus besoin de marchands du Temple – car la fin des Temps est arrivée et, nous tous, pourrons voir Dieu face à face. Dieu, comme un poisson dans les eaux de la vanne ouverte, avait glissé d’entre les mains des monolâtres !

On peut se demander si, aujourd’hui, le même Dieu n’est pas entrain de glisser hors de nos nasses théologiques qui ont voulu l’enfermer, transcender les diverses Révélations où sa parole s’est sans doute trouvée mêlée à des voix toutes humaines, visiter toutes les cultures et religions pour devenir vraiment universel. Un Dieu pour tous, où chacun puisse s’y revivifier comme à la source de la vie.

5 – A chacun sa Révélation ou le partage des expériences religieuses ?

Et si les Révélations n’étaient que des expériences humaines, subjectives, du divin ?

Une première conséquence est d’ordre relationnel. Nos clivages religieux et confessionnels ne sont plus des barrières infranchissables. Je m’explique.

Les dogmes ne sont plus que des hypothèses pour expliquer le divin, des propositions et non plus des a priori absolu, des ordres. Ils peuvent susciter de remarquables spiritualités, mais non être obligatoires. Les conflits dogmatiques entre chrétiens n’ont plus de fondement. Il n’y a plus d’hérésies. C’est la position a-dogmatique de l’unitarisme, de l’universalisme et du protestantisme libéral.

L’expérience religieuse de la Révélation judéo-chrétienne et mahométane n’est pas unique. Juifs, chrétiens et musulmans sont invités à s’ouvrir à d’autres expériences religieuses, par exemple le bouddhisme, les religions coutumières, etc. (le père de Rosny, jésuite, et la voyance dans “ Les yeux de ma chèvre ”), le théologien Moingt et la spiritualité du corps. Voir l’expérience des communautés unitariennes-unitaristes où des chrétiens unitariens vivent leur spiritualité avec d’autres croyants et des “ humanistes ” (agnostiques, voir athées).

Mieux, chaque culture humaine est à sa façon porteuse de Dieu. C’est la théologie de l’inculturation mise au point déjà au 18e siècle par les Jésuites. La charte missionnaire promulguée par Rome le 10 novembre 1659, qui faisait le point sur l’action missionnaire un siècle après le concile de Trente se montre très respectueuse des us et coutumes : “ … Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes ou leurs mœurs. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois, la France, l’Espagne ou l’Italie ou quelque autre nation d’Europe ? N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d’aucun peuple, pourvu qu’ils ne soient détestables, mais bien au contraire, veut qu’on les garde et le protège. Il est dans la nature de tous les hommes d’estimer, d’aimer, de mettre au-dessus de toutes les traditions de leur pays et ce pays lui-même. Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples et ceux de l’Europe : bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer. Admirez et louez ce qui mérite louange ” (cité par André L’Hénoret dans le dossier  “ Inculturation et identités ” de la revue “ Les réseaux des Parvis ”, n° 12, décembre 2001 , p. 18).

La non-croyance fait non seulement partie des libertés de pensée, mais elle a aussi une position tout à fait légitime (avec, elle aussi, ses arguments, ses convictions, ses expériences subjectives, etc.). Mise à égalité de la non-croyance (qui n’est plus à considérer comme un “ manque ” – de moralité, de spiritualité, d’altruisme, etc.) et de la croyance. En tant de guerre, qu’elle est la différence entre “ Celui qui croyait et celui qui ne croyait pas… ” nous dit le poète communiste Louis Aragon ?

En plus de cette “ décrispation ”, l’approche scientifique des textes sacrés, nous apporte une plus grande densité humaine. Si la migration abrahamique a été en même temps un voyage mystique, cette aventure est d’abord la sienne avant d’être celle d’un dieu, même s’il vécut sa vie (ou si celle-ci fut interprétée, par la suite) comme étant la réalisation de la volonté de ce dieu, à savoir un destin. Le récit est ponctué d’injonctions divines, mais c’est là le langage de la foi, une façon de dire que les décisions ont été prises dans un contexte religieux en se référant à des puissances surnaturelles – peut-être après les avoirs consultés - et non pas tant une obéissance après que des ordres divins eussent été donnés. La ligature d’Isaac signifie certainement autre chose que l’obéissance d’un père illuminé, aveuglé par une foi fanatique.

À un Abraham dont les pas sont dirigés par Dieu, nous substituerons volontiers un Abraham qui chemine avec la conviction d’être sous le regard d’un dieu qu’il prend comme protecteur et guide, le dieu El du panthéon ougarit. À ce niveau, qu’importe que le personnage ait réellement existé, ou bien qu’il soit la recomposition d’une tradition orale locale de la région d’Hébron, voir même un simple héros littéraire en vue de nourrir le sentiment identitaire d’un peuple (nous, nous avons pour cela Astérix le Gaulois !). Il est porteur d’un message, d’un enseignement, d’une foi. C’est un être humain que nous suivons et non plus une marionnette qu’un Dieu providentiel et maître de l’histoire manipulerait du haut des cieux pour mener une Histoire sainte malgré nous.

6 - En guise de conclusion

Nous nous sommes attaché, pour notre première rencontre, à la séparation d’Abraham de son milieu d’origine, la ville d’Haran dans l’actuelle Syrie, pour s’établir comme semi-nomade dans la plaine du Jourdain et les steppes palestiniennes. Il vécut ce changement, nous dit la Bible, dans la foi en un nouveau dieu. Cette foi fut pour lui un réconfort et l’aida à la fois dans son intégration et dans la préservation de son identité. Avant que n’existât Israël, elle fit de lui un Palestinien à part entière, ayant droit à l’acquisition d’une concession funéraire… avant de se trouver embarqué, bien malgré lui, dans les grandes constructions nationalistes que furent le judaïsme et l’islam. Aujourd’hui, son souvenir est plus que précieux puisqu’il réunit les trois grandes religions monothéistes qui se réfèrent à lui alors que des fidèles de ces religions, pour des raisons principalement politiques et d’inégalités sociales, sont en conflit ouvert. Abraham réussira-t-il à réconcilier ses descendants ? Prions le dieu créateur et universel pour que, là aussi, il lui vienne en secours …

Communication de Jean-Claude Barbier à la rencontre interconfessionnelle et inter-religieuse les samedi 26 et dimanche 27 octobre 2002, au Centre Hâ 32, à Bordeaux