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 Bible et libertés


  Jacques Chopineau

 

 

 

   


Genèse.
Le mystère des premiers versets de la Bible…

 

 

2. Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre

Telle est une traduction habituelle de ce premier verset de la Bible. Il vaut mieux traduire « les cieux » plutôt que « le ciel ». En effet, le singulier de ce mot n’existe pas en hébreu. C’est toujours un duel -comme pour toutes les choses qui vont par deux (comme les deux yeux, les deux mains, les deux pieds etc…) ou les réalités perçues comme étant double (Jérusalem -la céleste et la terrestre, l’Egypte -la haute et la basse, les dents -qui vont par paire…). De même les cieux : comme il y a des cieux au dessus de la terre, il y a des cieux au dessus des cieux visibles, lesquels sont des cieux pour les cieux (« les cieux des cieux » …) et encore d’autres cieux au dessus de ces cieux… 

Finalement, une représentation traditionnelle sera celle de sept cieux superposés et d’un trône divin au dessus des sept cieux. C’est l’origine de l’expression conservée par les liturgies (en hébreu, puis en grec et en latin) : « Au plus haut des cieux », là où Dieu réside…. Expression qui n’a littéralement aucun sens pour un moderne et qui doit donc être expliquée. Comme beaucoup d’autres expressions de la langue cultuelle, tout aussi incomprises de nos contemporains.

Deux mots sur le titre habituel : « La Genèse » ou livre du commencement. En hébreu : Dans- (ou par-) commencement. Nous verrons que la traduction du premier mot est la source de bien des interprétations.

Le premier verset du « récit » de la création.

Il n’est sans doute pas de textes bibliques qui soient plus mystérieux, difficiles, controversés que ce verset qui ouvre la Bible. Tout le monde cependant le connaît par cœur. Apparemment, le verset est simple. En fait, tout le récit est le résultat d’une subtile et savante construction. 

Les « six jours » de la création (et de l’histoire du monde) culminent dans un « septième jour », comme la semaine ainsi fondée. Dans l’intention des sages rédacteurs il s’agit de la « semaine » de l’histoire du monde (le « septénaire » des apocalypticiens qui trouveront là le modèle  et la source de leurs spéculations sur la fin).

C’est aussi la source de méditations sur les « six jours » de l’histoire de la totalité de la création. C’est ainsi que le Temple de Salomon (résumé de la création) aura un volume de mille fois le carré de 6 :

La maison que le roi Salomon bâtit pour le Seigneur avait 60 coudées de longueur, 20 de largeur, et 30 coudées de hauteur… (I Rois 6,2)

6O x 20 x 30 = 36 000 coudées cubiques.
Un temple est toujours un résumé symbolique de l’ensemble de la création en 6 jours.

Nous laisserons ici de côté le symbolisme numérique mis en œuvre dans le texte de la Genèse. Ce serait un vaste sujet et un long détour sur la connaissance des structures mathématiques utilisées anciennement. Ce thème a d’ailleurs été traité antérieurement (note 1)

Il faut reconnaître que le symbolisme numérique est mal (voire très mal) connu. Une savante méfiance s’éveille dès que l’on parle de symbolisme numérique. Il faut reconnaître que cette méfiance est parfois justifiée, tant on peut faire un mauvais usage (apologétique ou délirant) de ces observations. Les exemples sont fréquents..

Cependant, la seule question est de savoir s’il y a des arrangements numériques dans certains textes bibliques. S’il y en a (et ils sont nombreux !), quelle en est la signification ? Toute autre attitude serait méthodiquement à écarter.

Il est vrai que nous utilisons, de nos jours, les nombres pour leur valeur, non pour leur signification. Notre approche des nombres est quantitative, non qualitative. Ainsi, la signification des computs nous échappe largement. Mais pour les anciens, cette signification est capitale.

Bornons-nous ici au premier verset. Déjà très complexe. Mais les traductions courantes (depuis les anciennes versions grecques et latines) ne révèlent rien de cette complexité -laquelle, cependant, sera connue de ceux qu’on nommera les apocalypticiens juifs et chrétiens.

Dans les lectures courantes -anciennes et modernes- on affecte de prendre ce texte de façon chronologique, comme s’il s’agissait -littéralement- des « commencements » du monde connu, dans une représentation pré-scientifique -pour ne pas dire naïve.

Un choix de traduction a pris force de loi par l’usage multiséculaire. Mais ce choix n’est pas incontestable. Il n’était d’ailleurs pas neutre, puisqu’il permettait de lire un commencement absolu, à partir de rien (ex nihilo). C’est ce que disent les anciennes versions ET le texte hébreu dans sa vocalisation actuelle !

Juifs et chrétiens ont anciennement voulu que le texte réfère à un commencement absolu. Avant ce commencement : rien n’existait. Mais pour cela, il fallait vocaliser le texte d’une manière particulière -qui n’a pas d’équivalent en hébreu biblique.

En effet, comme le remarquait le grand commentateur Raschi au onzième siècle, la construction est grammaticalement impossible –du point de vue de l’hébreu. En effet, le mot « reshit » (commencement) est toujours suivi par un substantif (« au commencement de l’année », « en prémisse de la récolte », « au commencement du règne » etc…). Conformément à cet usage bien avéré, le mot suivant devrait être un substantif ou un infinitif substantivé (le nom d’action qui est le masdar de l’arabe ou l’ »infinitif construit » de l’hébreu). Autrement dit, le texte originel (sans vocalisation) devait être : « Au-commencement du-créer de Dieu… », ou (en français) : « Lorsque Dieu commença de créer le monde… ».

Mais cette construction circonstantielle nous écarte d’un commencement absolu. La création serait alors vue comme une organisation à partir d’une matière préexistante. Dieu, semblable en cela au prêtre, sépare la lumière des ténèbres, l’eau de la terre, le bien du mal… Cette tâche de séparation et d’organisation conduit à la création d’un habitat humain et –finalement- d’un genre humain sexué (et non d’un androgyne primitif !) dont cette terre est le seul habitat.

La nouvelle révision de la Bible Segond (NBS) a le mérite de rappeler, en note, que le premier verset pourrait être traduit (en modifiant, certes, la vocalisation du texte –donc en remontant au delà du travail des massorètes, ces scribes juifs qui, dans le haut Moyen-âge, ont mis les voyelles au texte hébreu) :

Quand Dieu commença de créer le ciel et la terre (2) la terre était…

La même traduction signale, en note, que ce premier verset se compose de 7 mots. Le texte original est ici pris en compte dans sa forme même, ce qui n’est pas très courant. Dans un tel texte, la forme est significative, au-delà d’un « contenu » supposé. Mais il faut certainement aller plus loin et compter aussi le nombre des lettres.

Genèse 1,1 compte exactement 7 mots et 28 lettres. La première lettre attire l’attention sur ce  début : les manuscrits (et la plupart des éditions du texte hébreu) la font nettement plus grande que les autres lettres. Cette graphie spéciale de lettres plus grandes, ou plus petites, ou renversées… est une manière d’attirer l’attention sur le texte. De fait, plusieurs explications ont été données sur ce grand « beth » qui ouvre la Bible. Comme aussi sur le petit « hé » du verset qui ferme le récit (Genèse 2;4). Bornons-nous ici aux mots et aux lettres :
   7 se rapporte aux 7 jours de la grande semaine de l’histoire du monde. Et le nombre 28 (certes, multiple de 7) est le nombre triangulaire de 7 (1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6 + 7 = 28). Bien des spéculations anciennes ont exalté le nombre 28. Nombre « parfait » (égal à la somme de ses diviseurs). Peu de nombres sont dans ce cas. Le premier « nombre parfait » est 6. Le deuxième est 28.     

Platon -sur ce point le philosophe était l’élève de Pythagore- et, plus tard, Philon d’Alexandrie, attestent de la connaissance des nombres parfaits.       

Il serait étonnant que les rédacteurs aient ignoré cela et qu’ainsi les 7 mots et 28 lettres de Genèse 1,1 soient le fruit du hasard. Qui connaît la structure numérique du texte tout entier (et sa reprise dans les computs des apocalypticiens -Daniel en tête, jugera même cette « coïncidence » impossible.

Nous sommes ici au point de départ d’une admirable construction : le récit de la création, ou plutôt le programme du développement d’un monde de plus en plus complexe dans lequel l’humain est appelé à se développer.

Cette multiplication fantastique sera même suggérée -en des termes de résonance platonicienne- par le Sefer Yetsira (le livre de la Formation) par une progression que nous appelons factorielle :

« Deux pierres bâtissent deux maisons
Trois bâtissent six maisons
Quatre bâtissent vingt-quatre maisons
Cinq bâtissent cent-vingt maisons
Six bâtissent sept cent vingt maisons
Sept bâtissent cinq mille quarante maisons
A partir de là, sors et compte
Ce que la bouche ne peut dire
Ce que l’oreille ne peut entendre »

                                 Sefer Yetsira 4,4 (2)

L’auteur a en vue les sept « jours » de la vie du monde. Six « jours » de création et un « jour » de repos. Le modèle est donné par le premier verset de la Genèse.

Jacques Chopineau, Genappe, 10 juin 2003

Notes
(1) Jacques Chopineau : La Bible symbolique : note sur l’apport hellénistique à la numérologie symbolique de la Bible, Analecta Bruxellensia 1 (1996) pp 88-101. Id. Les mots et la parole : simples questions aux exégètes qui sont aussi des théologiens, Analecta Bruxellensia 3 (1998) 7-20). Id. Les temps derniers : Durée symbolique et nombre-racine. Un aspect de l’usage des nombres dans la Bible ; Analecta Bruxellensia 5, Octobre 2000 pp 49-71). NB : « Analecta » est le nom de la revue annuelle publiée par la faculté de théologie protestante de Bruxelles.
(2) En hébreu et allemand, cf Lazarus Goldschmidt : Das Buch der Schöpfung, 1894 (réimpression Darmstadt 1969) p 64. Une traduction française du Sefer Yetsira est donnée par Paul B. Fenton : Sefer Yetsira ou Le Livre de la Création, Paris 2002, Ce petit livre aura fait couler beaucoup d’encre… Pas seulement chez les cabbalistes.