Ce que
le pape Benoît XVI a dit dans son discours de
Ratisbonne le 12 septembre 2006 sur le rapport entre
foi et raison et la flambée
de violence que la maladresse d’une de ses citations
a déclenchée dans plusieurs pays musulmans,
cela nous interpelle et nous intéresse aussi,
nous protestants. Car le pape a l’habitude de
parler au nom de toute la chrétienté et
donc de nous impliquer. Or, en l’occurrence,
ses positions théologiques
nous ont paru fort tendancieuses ! De la manière
dont il s’y prend, favorise-t-il vraiment le
dialogue interreligieux ou ne cherche-t-il pas plutôt,
sans en avoir bien conscience, à le déséquilibrer
?
«
Quand bien même tous les arbres se transformeraient en
plumes, et quand bien même la mer deviendrait un océan
d’encre pour écrire la parole divine, Dieu aurait
encore d’autres messages à transmettre. » Coran
31,27
Tout le monde est a priori pour le dialogue, personne ne
refuse ouvertement… l’ouverture. Mais est-ce
que les « croyants » de
chaque religion mesurent vraiment ce à quoi un réel
dialogue « interreligieux » les engage (les engagerait),
les bouleversements théologiques qu’il entraîne,
qu’il exige ? C’est une idée nouvelle,
si on y voit plus qu’une conversation de haut vol,
comme il y en eut bien de temps à autre dans l’histoire,
entre des représentants exceptionnels qui ne discutaient
que pour leur compte ou pour le pur plaisir de philosopher,
sans qu’il fût envisageable alors d’entraîner
les masses et l’institution. C’est une idée
plus neuve qu’il n’y paraît, si révolutionnaire
qu’à la vérité elle signifierait,
si elle était réalisée, la fin des religions
en question ou du moins la fin de leur traditionnelle pratique
et conception. Non leur disparition, mais leur métamorphose.
En tout état de cause, la fin d’une longue époque
de civilisation. (Mais qui ne sait déjà que
nous vivons la fin d’une époque ?)
Pour le dire
d’une façon provocante et paradoxale
: un dialogue interreligieux sincère, sans réserve,
sans quant à soi, n’est praticable qu’à la « sortie
du religieux », dont il est un symptôme, une
manifestation positive. L’indifférence et l’inintelligence
en sont des symptômes négatifs, gros d’un
désastreux nihilisme. Un dialogue « sincère »,
cela veut dire : sans l’arrière-pensée
des uns comme des autres que « leur » position
(leur religion) est tout de même la meilleure, la seule
vraie, et en attendant la victoire finale chacun joue paresseusement
le jeu de la tolérance et gagne, croit-il, du temps
en consentant à en perdre ! Foi et mauvaise foi
L’épisode du
discours de Benoît XVI à l’université de
Ratisbonne, le 12 septembre 2006, est assez révélateur
des obstacles théologiques, épistémologiques
( 1 ), intérieurs au dialogue, de la part même
de ceux qui dans un esprit de paix le recherchent, les bras
ouverts, le cœur sur la main. Passons sur la « maladresse » politique
du pape et l’exploitation qui a pu en être faite.
Plus grave : les insuffisances théologiques et philosophiques,
que l’ensemble de son discours révèle,
ses préjugés, qui le rendent inapte à ce
dialogue même qu’il appelle de ses voeux. Car un
dialogue présuppose, dans son espace (de préférence
une table ronde !) et son temps, l’égalité des
participants, que chacun soit prêt à se mettre
en question et à relativiser ses propres positions ou
convictions. Sinon, l’on veut bien tolérer l’autre,
on le respecte formellement, mais on ne croit pas en lui. Un
chrétien qui s’engage sincèrement dans
un dialogue avec les juifs et les musulmans, par exemple, doit
admettre en préambule que les trois religions se valent,
que l’une (la sienne !) n’est pas a priori supérieure,
plus vraie que les deux autres, que toutes les trois sont des
inventions humaines, donc imparfaites, essayant imparfaitement
de dire une idée de la perfection dans la bonté,
l’amour et la puissance, telle qu’elle hante l’esprit
des hommes, une « hantise » qui, cela doit être
pris en considération, indique comme telle une transcendance
et un besoin de se rapporter à elle.
Historiquement,
dans une vaste aire de culture donnée,
la transcendance (la notion de ce qui dépasse l’humain
et qui est origine et fin de l’existant) est nommée
Dieu, appréhendée sous l’espèce
du divin. Mais, aussi surprenant que cela puisse nous paraître,
dans notre clôture ethnocentrique, Dieu n’est
pas la pierre de touche du religieux, il n’est pas
le dénominateur
commun à toutes les religions mondiales. Cherchez
Dieu (ou la notion de Dieu) dans le bouddhisme, cherchez-le
dans
le confucianisme ou le taoïsme, les deux grandes religions
de l’ancienne Chine, cherchez-le dans le maoïsme
( !), vous irez de contresens à contresens et vous
ne comprendrez rien à ces phénomènes
humains-là,
qui ne sont pas moins religieux que le christianisme catholique
dans lequel vous avez grandi.
La paille et la poutre
Chaque religion est un chemin,
une méthode, originale,
pour relier les hommes à l’infini, à ce
qui les dépasse (les précède, les englobe),
et pour les éduquer, leur faire reconnaître
leur réalité d’êtres finis et qu’ils
ont en conséquence, par solidarité, à s’aimer
les uns les autres, à rendre grâce et à prendre
soin du monde. Le Coran insiste sur la soumission. Le judaïsme
et le christianisme aussi, à leur façon : obéissance à la
Loi, obéissance à la volonté de Dieu
le père. Truisme : l’histoire des religions
est une histoire humaine, toute humaine, donc contrastée,
pleine de bruits et de violences, avec des temps de crise,
des tentations
d’exterminer les impies, des moments maudits, où les
meilleures intentions se soldent par des catastrophes, et
des moments bénis, de générosité et
de sainteté. Il n’y a pas d’excellence
de principe, c’est aux fruits que l’on reconnaît
la qualité de l’arbre et aux années bonnes
peuvent succéder des années mauvaises. C’est
le bilan en actes ou réalisations qui autorise un
jugement. Impossible de dresser un bilan global. Comme l’histoire
n’est pas achevée, les jugements ne doivent
pas être
définitifs.
Concrètement donc, en la situation
actuelle, gardons-nous (nous autres, les chrétiens)
d’affirmer ou même
de suggérer seulement qu’il existe un lien intrinsèque
entre islam et violence, tandis qu’au sein du christianisme, éclairé par
la raison grecque, le fameux Logos, la violence ne serait
qu’accidentelle.
Dans les deux religions, des hommes se débattent avec
les problèmes (sociaux, politiques) de leur temps,
selon les circonstances qui leur sont imposées, et
certains, le plus souvent minoritaires, s’efforcent
de résister,
de garder raison, en effet, et de rester ou devenir enfin
fidèles à un
enseignement élémentaire qui est d’amour
et de paix. Dans les deux religions (dans toutes les religions),
des hommes trahissent, se trompent, de bonne ou de mauvaise
foi ( !) ; d’autres, par grâce, par chance ou
force, font le meilleur et vivent selon les saints commandements
ou,
autre manière de dire, selon la volonté de
Dieu.
Une violence généralisée Les lecteurs rapides et soupçonneux du Coran
ont beau jeu de relever quelques sourates qui renferment
des graines
de violence. La Torah raconte maintes histoires glorieuses
de vengeance et de châtiment terrible.
Et le « Nouveau
Testament » ? Est-il, lui, absolument pur de toute
violence et de colère ? Et là serait le génie
unique du christianisme, son excellence humaniste ? Il y
a le « Sermon
sur la montagne », la douceur des Béatitudes,
il est vrai, mais les Évangiles n’en restent
pas là (hélas ?), ils s’assombrissent.
Jésus
un peu plus tard préviendra : « je ne suis pas
venu apporter la paix, mais l’épée » (Matthieu
10, 34). Il proférera des malédictions sur
les villes de Chorazin et de Bethsaïda, parce qu’elles
ne se sont pas repenties. Il chassera les marchands du temple,
renversant les tables des changeurs et les sièges
des vendeurs de pigeons. Ses prophéties sur la destruction
de Jérusalem (Matthieu 24) sont pleines d’une
véhémence eschatologique qui n’exprime
pas précisément de l’amour.
De ces contradictions
avec l’esprit premier de l’évangile,
on tirera peut-être une preuve complémentaire
de l’existence historique de Jésus. Car s’il était
une pure invention, on ne l’aurait pas montré si
passionné et si inconséquent parfois, si humain.
Quoi qu’il en soit, un peu d’humilité,
nous autres, les chrétiens. Nous sommes mal venus
de montrer d’un doigt indigné des paroles et
des scènes
de violence dans les livres saints des autres religions,
alors que nous ne voyons pas les… poutres qui traversent
nos propres Écritures.
Double axiome : toutes les
religions, par essence, recherchent l’esprit de paix
et l’illustrent,
mais toutes également racontent les défaillances,
les chutes de l’homme, le difficile combat de la civilisation
ou de l’humanisation.
Un clone raté ?
On n’a retenu de la phrase de cet empereur
byzantin, Manuel II Paléologue, que Benoît XVI
avait cité,
que les deux termes immédiatement offensants qu’elle
contient : le prophète Mahomet n’aurait apporté au
monde que « des choses mauvaises et de inhumaines ».
On n’a pas accordé assez d’attention à la
tournure qui introduit le propos et qui laisse entendre d’abord
que Mahomet n’a rien apporté de nouveau, sauf… « Montre-moi
donc ce que Mahomet a apporté et tu ne trouveras que… »
Et
voici sans doute la conviction secrète du pape et,
traditionnellement, de la plupart des théologiens
chrétiens
: l’islam n’a pas de raison d’être
et de persévérer, car venu après le
christianisme, révélation décisive,
et lui empruntant d’ailleurs certaines conceptions,
il ne peut qu’être
une redite, forcément inférieure à l’original
et inutile, ou une mauvaise copie, incomplète et déformante.
(À se demander pourquoi Dieu en a permis l’émergence
?)
C’est ce que pensait à part lui l’empereur
Manuel II en 1391 et c’est ce que pense encore, sans
oser l’exprimer aussi franchement, le pape Benoît
XVI en 2006. Inversement et en revanche, l’islam, dans
l’apologie de ses théologiens, se targue d’être
la forme religieuse la plus accomplie du monothéisme,
puisqu’il vient justement en dernier et que comme tel
il met un point final à la révélation
ou c’est Dieu, bien sûr, qui met lui-même
ce point. Après les ébauches, le chef d’œuvre
! L’islam reprend, corrige et parachève ce que
le judaïsme et le christianisme avaient imparfaitement établis.
Il les laisse donc en arrière, dans un passé « dépassé »,
mort. De là son messianisme. À eux, les « arriérés »,
de se convertir et de le rejoindre. À lui l’avenir
du monde. Sous-jacente à cette conception, on reconnaît
une philosophie de l’histoire assez naturelle ou logique,
qui fait du dernier événement – soi -
l’avènement
attendu. Une espérance est comblée, un sens
est donné. L’apôtre Paul avait appliqué un
tel schéma (une telle dialectique) pour justifier
le christianisme en montrant dans la nouvelle foi en Jésus-Christ
le dépassement de l’ancienne loi et du même
mouvement la réalisation de la promesse originelle
que Dieu avait faite à Abraham. (Dans les temps modernes,
Hegel avait fondé selon une même logique le
triomphe final de la raison. Et Marx donc !)
Quelle progression ?
Avec quelle énergie Emmanuel Levinas
n’a-t-il
pas protesté, s’acharnant à prouver,
textes à l’appui,
qu’il n’y a rien de fondamentalement nouveau
dans le dit « Nouveau » Testament, par rapport
au dit « Ancien »,
que les principaux commandements de l’amour, par exemple,
qui signaleraient le génie propre au christianisme,
se trouvent déjà dans la Torah, pleinement
exprimés.
Que les chrétiens se mettent bien dans la tête,
enfin, que le judaïsme n’est pas un simple « balbutiement » du
christianisme ! Oui, et ensemble, judaïsme et christianisme
ne sont pas un balbutiement de l’islam.
Nul n’accepte
sans réagir de se laisser ainsi
dépasser ou considérer comme dépassé,
ringardisé, jeter dans les « poubelles de l’histoire » !
Fureur ! Lutte des civilisations ou des classes ! À croire
que l’intégrisme mine tous les monothéismes,
qu’ils soient religieux ou laïcs. Parce qu’il
n’y a qu’un seul Dieu, il ne saurait y avoir
qu’une
seule religion vraie, révélation pleine et
entière
? Dieu est unique : la vérité est unique. À terme, à la
fin de l’histoire, la vérité unique sera
bien reconnue de tous. Le besoin d’un parti unique,
dans les totalitarismes, correspond à cette même
logique qui réclame et légitime l’élimination
des opposants ou simplement des « autres », des
différents. Qui n’est pas nous est contre nous
et de trop. Contre la dynamique de ce principe « monarchique » (la
volonté d’un ordre mondial unique), qui demeure
une tentation permanente, avec des réalisations isolées
ici et là (systèmes totalitaires et autres
théocraties),
il n’est pas facile de faire accepter et aimer la pluralité ;
il n’est pas sûr que toute l’humanité adoptera
et saura appliquer durablement le principe « démocratique » ;
il n’est pas sûr que celui-ci entraîne
un mouvement irrésistible et irréversible.
En d’autres
termes, rien ne garantit pour demain le progrès (la
progression) de la modernité en tant qu’acceptation
heureuse de la pluralité, en tant donc que multiculturalité assumée.
Non pas extinction des religions et laïcité athée
unique, identifiée à un triomphe des Lumières
(de la raison), mais coexistence paisible et, mieux, dialogue
entre des religions spiritualisées, libéralisées,
qui se comprennent elles-mêmes comme approches possibles
du mystère de l’existence, approximations, constructions
historiques singulières.
Chacune devra abandonner,
sans souffrir, ses certitudes eschatologiques et reconnaître
l’originalité théologique
et culturelle de chacune, admettre que toutes peuvent contribuer à l’éducation
spirituelle et éthique de l’humanité.
Postulons que les religions qui ont duré, « les
grandes religions mondiales », comme certains historiens
les appellent, ont fait leurs preuves et qu’elles ne
sauraient être
entièrement mauvaises ou « erronées »,
sinon elles n’auraient pas survécu. C’est
une loi de l’évolution ! Et ajoutons ce corollaire
: celle qui est venue en dernier n’a pas pour autant
un avantage spirituel – eschatologique – sur
celle qui occupe l’invérifiable position de
première
ou d’originelle dans la lignée. La nouveauté (ou
en un sens la modernité) ne confère aucune
supériorité intrinsèque,
mais l’ancienneté non plus.
Des stratégies sociales Le propre des religions – ou
de la pensée religieuse – jusqu’ici
a été de mimer pour elles une création
ex nihilo, une soudaine, unique et fondatrice révélation.
C’est Moïse gravant les tables de la Loi sous
la dictée de Yahvé, au mont Sinaï ; c’est
Jésus incarnation du Verbe, fils unique et bien aimé de
Dieu ; c’est Mahomet entendant les sourates du Coran
de la bouche de l’ange Gabriel. En réalité,
comme nous savons, chaque doctrine, chaque livre, est le
résultat
d’une élaboration complexe et multiple ; les
textes sont faits de pièces rapportées, d’emprunts
nombreux, de plagiats, de collages, de citations, franches
ou masquées. Créer, produire du neuf, c’est
s’opposer à de l’ancien et le reprendre,
le réinterpréter, le réarranger, l’introduire
dans un contexte historiquement nouveau, lui ouvrir un nouveau
territoire, c’est conquérir. L’invention
de l’islam collait à des besoins sociaux et
spirituels, qui étaient aussi des potentialités,
apparus en Arabie au VIIe siècle (de notre ère).
Le désert,
la vie dans le désert, appelait une religion commune,
des croyances, des règles et des cultes, que le christianisme
devenu compliqué n’était pas apte à fournir.
Les commandements de Moïse et toute la législation
que détaille le Lévitique étaient des
actions politiques destinées à unifier Israël
et à le faire exister comme un peuple distinct. Etc.
Les religions ne tombent pas du ciel, ce sont toutes des
stratégies
sociales qui naissent du génie politique et de l’imagination
métaphysique de groupes d’hommes vivant dans
des conditions historiques déterminées et devant
faire face à des problèmes de survie, des questions
concrètes de vie ou de mort.
Le rôle du libéralisme Dire ces choses, ces quelques
banalités de base, c’est
les faire apparaître comme des évidences. Dévoiler,
révéler ( !) l’origine terrestre – humaine – des
religions, reconnaître en elles des œuvres pratico-théoriques
du génie humain, cela revient à les « déconstruire ».
Est-ce soutenable ? Cela ne conduit-il pas à les désacraliser
et à précipiter leur ruine ? À vider
les temples ? Une telle conduite est celle du libéralisme
et elle ne date pas d’aujourd’hui ! Un courant
libéral traverse toutes les religions que nous connaissons,
mais il est toujours resté minoritaire ou marginal.
Parce que son « humanisme » contrecarre des besoins
et des instincts anthropologiques puissants ?
Pour les uns,
une approche libérale, historique, critique,
scientifique, si l’on veut, des phénomènes
religieux (croyances et pratiques magiques ou symboliques)
n’est pas du tout incompatible avec la foi et la fidélité.
Au contraire ! L’intelligence en est la condition.
Mais pour d’autres ?
C’est une question de savoir
si le libéralisme
peut animer, nourrir spirituellement les masses, « le
plus grand nombre » ? On peut en douter. Il faut l’espérer.
Le dialogue interreligieux ne pourra se développer
et se banaliser que si ses acteurs sont des libéraux
tranquilles. Il est l’indice le plus sûr des
progrès
du libéralisme dans les consciences et, chose plus
difficile, dans les institutions, dans la vie des églises.
(Le libéralisme économique, c’est une
autre paire de manches, bien entendu.)
Foi et réflexion
Le dessein de réconcilier
la foi et la raison (fides et ratio), ce qui suppose leur
antagonisme premier, est une
vieille affaire. Ce fut la grande affaire, le grand exercice
de la scolastique au sein de l’université médiévale.
Et on ne doit plus ignorer de nos jours, il faut l’enseigner
expressément au lycée, en cours de philosophie
et d’histoire, le rôle qu’ont joué là les
philosophes arabes : en transmettant des parties importantes
du corpus de la philosophie (et de la science) grecque, ils
ont obligé la théologie chrétienne,
qui s’en porta bien, à… s’ouvrir
et à intérioriser
les exigences de la raison. Par ses commentaires d’Aristote
et ses discours originaux, notamment son « Discours
décisif »,
où il confrontait les données de la révélation
et les recherches de la philosophie, Averroès (ou
Ibn Rushd) a exposé au XIIe siècle une théorie,
toute libérale, de la « double vérité »,
qui n’est pas dépassée aujourd’hui
et n’est pas une simple curiosité historique,
mais par laquelle peut-être passera l’avenir
des trois religions monothéistes. (Espérons-le,
sinon l’avenir sera un temps d’agonie et de convulsions.)
Pour
Averroès, en effet, l’activité philosophique
(donc une activité logique, l’exercice critique
de la raison) ne devait pas être simplement tolérée
par la religion, qui pourrait y rester indifférente,
mais devait être voulue par elle, éprouvée
comme nécessaire, salutaire, et recevoir légalement
un statut social. Prions : qu’au XXIe siècle
enfin cela soit pris en compte et mis en pratique, par le
christianisme
dans son ensemble comme par l’islam, chez les sunnites
comme chez les chiites. La philosophie : non pas une rivale
pour la religion et non pas une humble « servante »,
comme l’imaginaient les théologiens de la Sorbonne,
mais une sœur attentionnée et secourable, susceptible
néanmoins de s’émanciper et de vivre
sa propre vie !
Le fantôme de Galilée
Depuis l’époque médiévale,
cependant, la raison a « évolué »,
si on peut dire, elle s’est transformée, complexifiée
par ses œuvres, elle représente autre chose que
la sagesse, elle est identifiée à la science,
les sciences modernes, expérimentales et techniciennes
essentiellement. Dans ces controverses sur foi et raison,
un peu lassantes à la fin, sans cesse relancées
par des papes que hante la mémoire du procès
de Galilée, on semble toujours… raisonner comme
si les deux notions et les réalités qui leur
correspondent étaient immuables. C’est toujours
le même sujet de dissertation ! Le même bateau
! Parfois, on rencontre la variante : « foi et science ».
Le problème se déplace et s’actualise,
mais derrière (dans) la science ou les sciences, la
raison, et ce qu’est cette raison, ce qu’on y
entend, on ne le demande pas. Or là, des distinctions élémentaires
s’imposent. La raison analytique et calculatrice qui
opère dans
les sciences, disons depuis Galilée, depuis « la
révolution galiléenne », n’est
pas assimilable à la raison philosophique, la dialectique,
qui gouverne les discours, en veillant à la cohérence
de l’argumentation. Et ces deux ordres de la raison
(pour Pascal, l’esprit de géométrie et
l’esprit
de finesse) sont autre chose encore que le mystérieux,
le mythique Logos, qui est la justice de Dieu et la puissance
fondamentale de la parole, puissance de donner du sens aux
phénomènes par l’action de les nommer.
Constatant
les réussites incontestables des sciences
physiques ou naturelles, mais voyant en même temps
les limites de ce savoir, qui ne permet pas de répondre
aux questions existentielles et « métaphysiques » que
l’esprit humain ne peut s’empêcher de poser,
des philosophes modernes ont séparé deux formes
d’intelligence. Kant ainsi a ouvert un abîme
entre l’entendement (Verstand), qui élabore
des concepts à partir
de ce qui est empiriquement donné, et la raison (Vernunft),
spéculative, synthétique, qui tente de s’élever
jusqu’à l’intelligible, jusqu’à l’inconditionné,
dont il nous faut bien admettre qu’il a quelque réalité,
sinon nous ne saurions comprendre l’existence du monde
et notre propre existence avec toutes ses aspirations. Disons-le
encore autrement : l’entendement fonctionne selon des
catégories singulières (par exemple la causalité et
la quantité) et dans le champ immanent du monde, il
ne s’applique qu’à de la matière
et à des relations ; il ne saisit par lui-même
rien de transcendant, aucune réalité spirituelle
supérieure. Le transcendant et le spirituel (condensables
dans le divin) sont des présupposés (et des
constructions) de la raison pure qui s’interroge sur
l’origine,
la fin, le pourquoi de ce qui est et est là pour nous.
Le pari du sens Que
voulait-il faire, Kant, ou qu’a-t-il fait ? Son résultat
? Il a dit qu’il avait « supprimé le savoir » (la
science) « pour faire place à la croyance ».
En réalité, il n’a pas « supprimé » le
savoir du tout et ce n’était pas dans ses intentions,
il en a seulement indiqué les limites indépassables.
Nous sommes condamnés à ne connaître
du monde que ce qui en apparaît pour nous, par nos
sens, et que ce que notre esprit, tel qu’il est formé,
peut en appréhender. Et c’est de là,
de notre docte ignorance, du mystère insondable que
l’être
même demeure pour nous qui réfléchissons,
que peuvent naître des pensées, des hypothèses,
qui n’étant pas rationnellement démontrables
sont de l’ordre de la croyance : croyance en un sens,
une « raison d’être » de l’existence,
croyance, question de nom (et il y a des noms commodes, que
la tradition nous fournit), en un Dieu créateur et
inspirateur, un Dieu souffle, origine et fin, donc finalité.
Sur cette croyance, aux modulations diverses, peut se fonder
une
foi, une espérance, car il n’est pas vraisemblable
que ce qui existe ait été créé (ou
soit là) pour rien ou, pire, pour le malheur. Il n’est
pas vraisemblable que ce que nous nommons Dieu, le principe
de l’être, soit méchant ou fou, déraisonnable,
sans logique et sans projet. Nous n’en savons rien,
en fait, mais nous avons quelques raisons ou motifs, si nous
y
réfléchissons, de parier sur ce sens de la
vie plutôt que sur le sens du néant (le néant
de sens).
Cela suffit à notre foi, à lui
donner une assise ou même à la former, à l’extraire
de notre pensée ou raison, de sa logique interne,
du « logos »,
si vous voulez, sans que nous ayons besoin d’une révélation
extraordinaire, de l’événement irrationnel,
miraculeux, d’une révélation directe
de Dieu – ou d’un ange – à un homme élu
messie. Nous prenons les « révélations » pour
rien de plus que des stratagèmes pédagogiques,
destinés à nourrir la mémoire et à fonder
une autorité sacerdotale et, forcément, politique.
Le contenu de ces révélations qui sont racontées
nous parle, nous donne infiniment à penser et à admirer,
mais dans la seule mesure précisément où nous
l’interprétons, où nous le traduisons
dans un langage intelligible, en concepts. « Nous » ?
Qui ça ? Nous, les libéraux, les intellectuels,
les philosophes ? Une secte parmi d’autres ? « Nous » voulons
croire qu’il en va ainsi pour tout homme.
Foi et raison
ne sont pas séparées, de ce point
de vue. Si par « raison » on entend la réflexion,
qui est la faculté la mieux partagée du monde
! Mais séparées sont et demeurent foi et science.
Car la science, les sciences développent et ne cessent
d’affiner des connaissances « objectives » sur
les phénomènes ou les réalités
du monde, sur les atomes et les étoiles, sur la matière
inorganique et organique, ou vivante, et sur les comportements
humains. Le savoir ainsi constitué et toujours vérifié expérimentalement
est cumulatif, il s’étend indéfiniment,
en progrès ininterrompu. Il n’y a pas d’autre
savoir que celui-là, si ce n’est un ensemble,
un fond de connaissances purement empiriques et intuitives
que l’on peut considérer comme « préscientifiques »,
mais qui ont leur valeur vitale ou pratique propre. En-dehors
des prévisions scientifiques de la météorologie,
je peux, comme observateur de la nature, savoir interpréter
certains signes du ciel et prévoir la pluie ! En dehors
de la botanique savante, j’ai quelques connaissances
traditionnelles sur les vertus et propriétés
de certaines plantes. Etc. Mais, en rationalistes conséquents,
nous ne croyons pas, pour le coup, à des espèces
de savoir surnaturel. Nous récusons l’astrologie
et toute autre discipline occulte, dont les affirmations
poétiques
sont invérifiables et fermées à la réfutation.
Fi
des hérétiques De
telles lignes de démarcation, établies clairement
par Kant en son temps des « Lumières »,
entre le rationnel scientifique, intelligible, et l’irrationnel
magique, inintelligible, d’une part, et d’autre
part, également, entre le rationnel scientifique et
les croyances religieuses ou métaphysiques, voilà l’Europe,
l’Europe moderne, en la rigueur de sa maturité,
le meilleur visage de la modernité européenne.
Dans son discours théologique de Ratisbonne, Benoît
XVI, avait exalté une Europe résultant de « la
rencontre intime qui s’est faite entre la foi biblique
et les interrogations de la philosophie grecque ».
L’alliance
intellectuelle de Jérusalem et d’Athènes.
Plus Rome. D’accord, on peut le voir ainsi, mais le
saint Père a oublié ou occulté l’institution
de la modernité, la Réforme et puis le kantisme,
puis la théologie protestante libérale du XIXe
siècle. On a soupçonné que ses déclarations
ne visaient pas en premier lieu l’islam et à recadrer
le dialogue religieux avec lui ; elles étaient à usage
interne et s’inséraient dans la vieille querelle
de l’église romaine contre une tendance réformée
libérale diffuse, quasi hérétique aux
yeux des conservateurs, qui fait de Dieu un « Tout
autre »,
caché (absconditus) et inintelligible.
Au lieu de
s’accommoder
de ce gouffre mystique entre l’homme et le
divin, le
pape essaye de réactiver une conception « analogique »,
qui postule qu’ « entre Dieu et nous, entre son
esprit créateur éternel et notre raison créée,
il existe une réelle analogie », donc une possibilité de
communication pour nous et d’entente, de « dialogue »,
de parole. L’Église romaine a (pense et affirme
avoir) le monopole sur cette communication, ses prêtres
en connaissent les techniques consacrées et doivent être
seuls habilités à les employer. Ils sont donc
indispensables. De là, la raison d’être
de la sainte… Église, son pouvoir inaliénable
qui veut persévérer dans son être. Tout
se tient ! Dangereux pour ce pouvoir, l’ exemple des
protestants, et particulièrement des libéraux,
qui pratiquent le sacerdoce universel et organisent eux-mêmes
leurs communautés. Magistère et liberté
Benoît XVI, c’est typique,
déplore le
rétrécissement
du domaine de la raison aux sciences positives qui se refusent à aborder
les questions métaphysiques de l’existence de
Dieu et de l’âme. Il feint de demander à la
science plus qu’elle ne peut donner et devant ses insuffisances
manifestes, avouées, il prétend élargir
la raison et lui faire embrasser l’au-delà,
les cieux, la totalité de l’être, jusqu’à Dieu.
La théologie serait un tel élargissement ou,
si elle ne l’est plus, depuis le moyen-âge (!),
elle en a la vocation et devrait aujourd’hui être à nouveau
capable de l’assumer. Enthousiastes, des exégètes
du pape en appellent à une critique mutuelle de la
foi et de la raison et donc à mettre fin à leur
séparation,
qui a préparé en douce et accompagne toujours
la séparation de l’Église et de l’État,
la laïcité même, une situation qui pour être
raisonnable, en pratique, et paraître indépassable,
dans les temps modernes, n’en reste pas moins insatisfaisante,
en théorie, puisque la vérité ultime
ne saurait être qu’unitaire, unité de
l’homme,
vie et âme, unité de la communauté.
Intrépide,
le pape assure que la foi ne craint pas la raison, qu’elle
la recherche et se fait fort de la perfectionner. Son idée
n’est pas d’arrimer la foi à la raison,
pour l’éclairer, la rendre… crédible
; son idée est d’arrimer la raison à la
foi, ce qui est un mouvement apparemment nouveau, parce que
depuis longtemps personne ne l’osait plus dans la chrétienté,
mais on y reconnaît l’ancien mouvement d’une
scolastique dominatrice. On sent la tentation, dans cette
dynamique, de remettre la théologie sur le trône
de « reine
des sciences ». Et Darwin ?
Un point crucial ici, on le devine à l’arrière
du discours pontifical, est la question de la théorie
de l’évolution. Jean-Paul II, en 1996, avait
déclaré que
la théorie de Darwin est « plus qu’une
hypothèse ».
C’était franc. Il aurait même pu souligner,
pour adoucir, qu’une théorie en science n’est
pas posée comme une vérité absolue,
qu’elle
n’est jamais plus qu’une grande hypothèse
synthétique, qui permet d’expliquer le plus
grand nombre de phénomènes concernés,
mais qu’en
l’état actuel de nos découvertes elle
reste problématique, affectée d’incertitude,
on la retient et on l’enseigne parce qu’on n’en
a pas de meilleure. La théorie darwinienne, amplement
nuancée et complexifiée, en travail continu,
est la seule conception scientifique ou rationnelle des innombrables
phénomènes de la vie, végétale
et animale, dûment observés. Le mystère
de la vie, en son évolution, demeure, plus grand et
plus fascinant encore par tout ce qu’on sait, mais
l’esprit
humain ne dispose pour le moment et probablement à jamais
d’aucun autre système d’explication compatible
avec les exigences ou critères de la raison. C’est
comme cela et au fond ce n’est pas si désolant,
c’est notre condition intellectuelle.
Mais d’aucuns
ne se résignent pas. On remarque à certaines
de ses initiatives théologiques et on sait par ailleurs
que l’actuel pape est tenté par le néocréationnisme,
par l’idée de l’ « intelligent design » qu’il
n’a pas hésité à mettre en discussion
en réunissant récemment sur ce thème
de colloque, à huis clos cependant, des scientifiques,
des philosophes et des théologiens. Il se dit convaincu
que « nous ne sommes pas un produit accidentel, privé de
sens, de l’évolution ». À quoi
on se rend compte qu’il n’est pas un aigle métaphysique,
qu’il se fait une assez pauvre idée de l’évolution
et du cosmos, une pauvre idée, toute anthropocentrique,
de la grandeur de Dieu même. La pensée, à laquelle
aboutit la science, que l’homme est un produit contingent
de l’évolution
de la vie, qu’il aurait pu par d’autres hasards
ne pas apparaître et se développer sur la planète
terre, ne détruit pas le dessein… intelligent
des religions et n’amoindrit pas la foi, ne l’augmente
pas non plus. La foi est, on peut le savoir, d’un autre
ordre, elle puise à d’autres profondeurs, elle
est un mystère par elle-même, que la raison
encore considérera comme tel, comme insondable, tout
en poursuivant librement et ailleurs ses propres travaux.
( 1 ) épistémologie :
étude critique des sciences destinée à déterminer leur origine
logique (leur fondement), leur valeur et leur portée. Jean-Paul
Sorg, décembre 2006
N.D.L.R. Les titres et sous-titres sont
de la Rédaction |
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