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 Dialogue


    Jean-Paul Sorg

 

SOMMAIRE

Foi et mauvaise foi

- La paille et la poutre
- Un clone raté ?
- Quelle progression ?
- Des stratégies sociales
- Le rôle du libéralisme

Foi et réflexion

- Le fantôme de Galilée
- Le pari du sens
- Fi des hérétiques
- Magistère et liberté
- Et Darwin ?

 

 

   


Libéralisme et dialogue

 

 

Ce que le pape Benoît XVI a dit dans son discours de Ratisbonne le 12 septembre 2006 sur le rapport entre foi et raison et la flambée de violence que la maladresse d’une de ses citations a déclenchée dans plusieurs pays musulmans, cela nous interpelle et nous intéresse aussi, nous protestants. Car le pape a l’habitude de parler au nom de toute la chrétienté et donc de nous impliquer. Or, en l’occurrence, ses positions théologiques nous ont paru fort tendancieuses ! De la manière dont il s’y prend, favorise-t-il vraiment le dialogue interreligieux ou ne cherche-t-il pas plutôt, sans en avoir bien conscience, à le déséquilibrer ?

« Quand bien même tous les arbres se transformeraient en plumes, et quand bien même la mer deviendrait un océan d’encre pour écrire la parole divine, Dieu aurait encore d’autres messages à transmettre. » Coran 31,27


Tout le monde est a priori pour le dialogue, personne ne refuse ouvertement… l’ouverture. Mais est-ce que les « croyants » de chaque religion mesurent vraiment ce à quoi un réel dialogue « interreligieux » les engage (les engagerait), les bouleversements théologiques qu’il entraîne, qu’il exige ? C’est une idée nouvelle, si on y voit plus qu’une conversation de haut vol, comme il y en eut bien de temps à autre dans l’histoire, entre des représentants exceptionnels qui ne discutaient que pour leur compte ou pour le pur plaisir de philosopher, sans qu’il fût envisageable alors d’entraîner les masses et l’institution. C’est une idée plus neuve qu’il n’y paraît, si révolutionnaire qu’à la vérité elle signifierait, si elle était réalisée, la fin des religions en question ou du moins la fin de leur traditionnelle pratique et conception. Non leur disparition, mais leur métamorphose. En tout état de cause, la fin d’une longue époque de civilisation. (Mais qui ne sait déjà que nous vivons la fin d’une époque ?)

Pour le dire d’une façon provocante et paradoxale : un dialogue interreligieux sincère, sans réserve, sans quant à soi, n’est praticable qu’à la « sortie du religieux », dont il est un symptôme, une manifestation positive. L’indifférence et l’inintelligence en sont des symptômes négatifs, gros d’un désastreux nihilisme. Un dialogue « sincère », cela veut dire : sans l’arrière-pensée des uns comme des autres que « leur » position (leur religion) est tout de même la meilleure, la seule vraie, et en attendant la victoire finale chacun joue paresseusement le jeu de la tolérance et gagne, croit-il, du temps en consentant à en perdre !

Foi et mauvaise foi  

L’épisode du discours de Benoît XVI à l’université de Ratisbonne, le 12 septembre 2006, est assez révélateur des obstacles théologiques, épistémologiques ( 1 ), intérieurs au dialogue, de la part même de ceux qui dans un esprit de paix le recherchent, les bras ouverts, le cœur sur la main. Passons sur la « maladresse » politique du pape et l’exploitation qui a pu en être faite. Plus grave : les insuffisances théologiques et philosophiques, que l’ensemble de son discours révèle, ses préjugés, qui le rendent inapte à ce dialogue même qu’il appelle de ses voeux. Car un dialogue présuppose, dans son espace (de préférence une table ronde !) et son temps, l’égalité des participants, que chacun soit prêt à se mettre en question et à relativiser ses propres positions ou convictions. Sinon, l’on veut bien tolérer l’autre, on le respecte formellement, mais on ne croit pas en lui. Un chrétien qui s’engage sincèrement dans un dialogue avec les juifs et les musulmans, par exemple, doit admettre en préambule que les trois religions se valent, que l’une (la sienne !) n’est pas a priori supérieure, plus vraie que les deux autres, que toutes les trois sont des inventions humaines, donc imparfaites, essayant imparfaitement de dire une idée de la perfection dans la bonté, l’amour et la puissance, telle qu’elle hante l’esprit des hommes, une « hantise » qui, cela doit être pris en considération, indique comme telle une transcendance et un besoin de se rapporter à elle.

Historiquement, dans une vaste aire de culture donnée, la transcendance (la notion de ce qui dépasse l’humain et qui est origine et fin de l’existant) est nommée Dieu, appréhendée sous l’espèce du divin. Mais, aussi surprenant que cela puisse nous paraître, dans notre clôture ethnocentrique, Dieu n’est pas la pierre de touche du religieux, il n’est pas le dénominateur commun à toutes les religions mondiales. Cherchez Dieu (ou la notion de Dieu) dans le bouddhisme, cherchez-le dans le confucianisme ou le taoïsme, les deux grandes religions de l’ancienne Chine, cherchez-le dans le maoïsme ( !), vous irez de contresens à contresens et vous ne comprendrez rien à ces phénomènes humains-là, qui ne sont pas moins religieux que le christianisme catholique dans lequel vous avez grandi.

La paille et la poutre  

Chaque religion est un chemin, une méthode, originale, pour relier les hommes à l’infini, à ce qui les dépasse (les précède, les englobe), et pour les éduquer, leur faire reconnaître leur réalité d’êtres finis et qu’ils ont en conséquence, par solidarité, à s’aimer les uns les autres, à rendre grâce et à prendre soin du monde. Le Coran insiste sur la soumission. Le judaïsme et le christianisme aussi, à leur façon : obéissance à la Loi, obéissance à la volonté de Dieu le père. Truisme : l’histoire des religions est une histoire humaine, toute humaine, donc contrastée, pleine de bruits et de violences, avec des temps de crise, des tentations d’exterminer les impies, des moments maudits, où les meilleures intentions se soldent par des catastrophes, et des moments bénis, de générosité et de sainteté. Il n’y a pas d’excellence de principe, c’est aux fruits que l’on reconnaît la qualité de l’arbre et aux années bonnes peuvent succéder des années mauvaises. C’est le bilan en actes ou réalisations qui autorise un jugement. Impossible de dresser un bilan global. Comme l’histoire n’est pas achevée, les jugements ne doivent pas être définitifs.

Concrètement donc, en la situation actuelle, gardons-nous (nous autres, les chrétiens) d’affirmer ou même de suggérer seulement qu’il existe un lien intrinsèque entre islam et violence, tandis qu’au sein du christianisme, éclairé par la raison grecque, le fameux Logos, la violence ne serait qu’accidentelle. Dans les deux religions, des hommes se débattent avec les problèmes (sociaux, politiques) de leur temps, selon les circonstances qui leur sont imposées, et certains, le plus souvent minoritaires, s’efforcent de résister, de garder raison, en effet, et de rester ou devenir enfin fidèles à un enseignement élémentaire qui est d’amour et de paix. Dans les deux religions (dans toutes les religions), des hommes trahissent, se trompent, de bonne ou de mauvaise foi ( !) ; d’autres, par grâce, par chance ou force, font le meilleur et vivent selon les saints commandements ou, autre manière de dire, selon la volonté de Dieu.

Une violence généralisée  

Les lecteurs rapides et soupçonneux du Coran ont beau jeu de relever quelques sourates qui renferment des graines de violence. La Torah raconte maintes histoires glorieuses de vengeance et de châtiment terrible.

Et le « Nouveau Testament » ? Est-il, lui, absolument pur de toute violence et de colère ? Et là serait le génie unique du christianisme, son excellence humaniste ? Il y a le « Sermon sur la montagne », la douceur des Béatitudes, il est vrai, mais les Évangiles n’en restent pas là (hélas ?), ils s’assombrissent. Jésus un peu plus tard préviendra : « je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » (Matthieu 10, 34). Il proférera des malédictions sur les villes de Chorazin et de Bethsaïda, parce qu’elles ne se sont pas repenties. Il chassera les marchands du temple, renversant les tables des changeurs et les sièges des vendeurs de pigeons. Ses prophéties sur la destruction de Jérusalem (Matthieu 24) sont pleines d’une véhémence eschatologique qui n’exprime pas précisément de l’amour.

De ces contradictions avec l’esprit premier de l’évangile, on tirera peut-être une preuve complémentaire de l’existence historique de Jésus. Car s’il était une pure invention, on ne l’aurait pas montré si passionné et si inconséquent parfois, si humain. Quoi qu’il en soit, un peu d’humilité, nous autres, les chrétiens. Nous sommes mal venus de montrer d’un doigt indigné des paroles et des scènes de violence dans les livres saints des autres religions, alors que nous ne voyons pas les… poutres qui traversent nos propres Écritures.

Double axiome : toutes les religions, par essence, recherchent l’esprit de paix et l’illustrent, mais toutes également racontent les défaillances, les chutes de l’homme, le difficile combat de la civilisation ou de l’humanisation.

Un clone raté ?  

On n’a retenu de la phrase de cet empereur byzantin, Manuel II Paléologue, que Benoît XVI avait cité, que les deux termes immédiatement offensants qu’elle contient : le prophète Mahomet n’aurait apporté au monde que « des choses mauvaises et de inhumaines ». On n’a pas accordé assez d’attention à la tournure qui introduit le propos et qui laisse entendre d’abord que Mahomet n’a rien apporté de nouveau, sauf… « Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté et tu ne trouveras que… »

Et voici sans doute la conviction secrète du pape et, traditionnellement, de la plupart des théologiens chrétiens : l’islam n’a pas de raison d’être et de persévérer, car venu après le christianisme, révélation décisive, et lui empruntant d’ailleurs certaines conceptions, il ne peut qu’être une redite, forcément inférieure à l’original et inutile, ou une mauvaise copie, incomplète et déformante. (À se demander pourquoi Dieu en a permis l’émergence ?)

C’est ce que pensait à part lui l’empereur Manuel II en 1391 et c’est ce que pense encore, sans oser l’exprimer aussi franchement, le pape Benoît XVI en 2006. Inversement et en revanche, l’islam, dans l’apologie de ses théologiens, se targue d’être la forme religieuse la plus accomplie du monothéisme, puisqu’il vient justement en dernier et que comme tel il met un point final à la révélation ou c’est Dieu, bien sûr, qui met lui-même ce point. Après les ébauches, le chef d’œuvre ! L’islam reprend, corrige et parachève ce que le judaïsme et le christianisme avaient imparfaitement établis. Il les laisse donc en arrière, dans un passé « dépassé », mort. De là son messianisme. À eux, les « arriérés », de se convertir et de le rejoindre. À lui l’avenir du monde.

Sous-jacente à cette conception, on reconnaît une philosophie de l’histoire assez naturelle ou logique, qui fait du dernier événement – soi - l’avènement attendu. Une espérance est comblée, un sens est donné. L’apôtre Paul avait appliqué un tel schéma (une telle dialectique) pour justifier le christianisme en montrant dans la nouvelle foi en Jésus-Christ le dépassement de l’ancienne loi et du même mouvement la réalisation de la promesse originelle que Dieu avait faite à Abraham. (Dans les temps modernes, Hegel avait fondé selon une même logique le triomphe final de la raison. Et Marx donc !)

Quelle progression ?  

Avec quelle énergie Emmanuel Levinas n’a-t-il pas protesté, s’acharnant à prouver, textes à l’appui, qu’il n’y a rien de fondamentalement nouveau dans le dit « Nouveau » Testament, par rapport au dit « Ancien », que les principaux commandements de l’amour, par exemple, qui signaleraient le génie propre au christianisme, se trouvent déjà dans la Torah, pleinement exprimés. Que les chrétiens se mettent bien dans la tête, enfin, que le judaïsme n’est pas un simple « balbutiement » du christianisme ! Oui, et ensemble, judaïsme et christianisme ne sont pas un balbutiement de l’islam.

Nul n’accepte sans réagir de se laisser ainsi dépasser ou considérer comme dépassé, ringardisé, jeter dans les « poubelles de l’histoire » ! Fureur ! Lutte des civilisations ou des classes ! À croire que l’intégrisme mine tous les monothéismes, qu’ils soient religieux ou laïcs. Parce qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il ne saurait y avoir qu’une seule religion vraie, révélation pleine et entière ? Dieu est unique : la vérité est unique. À terme, à la fin de l’histoire, la vérité unique sera bien reconnue de tous. Le besoin d’un parti unique, dans les totalitarismes, correspond à cette même logique qui réclame et légitime l’élimination des opposants ou simplement des « autres », des différents. Qui n’est pas nous est contre nous et de trop.

Contre la dynamique de ce principe « monarchique » (la volonté d’un ordre mondial unique), qui demeure une tentation permanente, avec des réalisations isolées ici et là (systèmes totalitaires et autres théocraties), il n’est pas facile de faire accepter et aimer la pluralité ; il n’est pas sûr que toute l’humanité adoptera et saura appliquer durablement le principe « démocratique » ; il n’est pas sûr que celui-ci entraîne un mouvement irrésistible et irréversible. En d’autres termes, rien ne garantit pour demain le progrès (la progression) de la modernité en tant qu’acceptation heureuse de la pluralité, en tant donc que multiculturalité assumée. Non pas extinction des religions et laïcité athée unique, identifiée à un triomphe des Lumières (de la raison), mais coexistence paisible et, mieux, dialogue entre des religions spiritualisées, libéralisées, qui se comprennent elles-mêmes comme approches possibles du mystère de l’existence, approximations, constructions historiques singulières.

Chacune devra abandonner, sans souffrir, ses certitudes eschatologiques et reconnaître l’originalité théologique et culturelle de chacune, admettre que toutes peuvent contribuer à l’éducation spirituelle et éthique de l’humanité. Postulons que les religions qui ont duré, « les grandes religions mondiales », comme certains historiens les appellent, ont fait leurs preuves et qu’elles ne sauraient être entièrement mauvaises ou « erronées », sinon elles n’auraient pas survécu. C’est une loi de l’évolution ! Et ajoutons ce corollaire : celle qui est venue en dernier n’a pas pour autant un avantage spirituel – eschatologique – sur celle qui occupe l’invérifiable position de première ou d’originelle dans la lignée. La nouveauté (ou en un sens la modernité) ne confère aucune supériorité intrinsèque, mais l’ancienneté non plus.

Des stratégies sociales  

Le propre des religions – ou de la pensée religieuse – jusqu’ici a été de mimer pour elles une création ex nihilo, une soudaine, unique et fondatrice révélation. C’est Moïse gravant les tables de la Loi sous la dictée de Yahvé, au mont Sinaï ; c’est Jésus incarnation du Verbe, fils unique et bien aimé de Dieu ; c’est Mahomet entendant les sourates du Coran de la bouche de l’ange Gabriel. En réalité, comme nous savons, chaque doctrine, chaque livre, est le résultat d’une élaboration complexe et multiple ; les textes sont faits de pièces rapportées, d’emprunts nombreux, de plagiats, de collages, de citations, franches ou masquées. Créer, produire du neuf, c’est s’opposer à de l’ancien et le reprendre, le réinterpréter, le réarranger, l’introduire dans un contexte historiquement nouveau, lui ouvrir un nouveau territoire, c’est conquérir. L’invention de l’islam collait à des besoins sociaux et spirituels, qui étaient aussi des potentialités, apparus en Arabie au VIIe siècle (de notre ère). Le désert, la vie dans le désert, appelait une religion commune, des croyances, des règles et des cultes, que le christianisme devenu compliqué n’était pas apte à fournir. Les commandements de Moïse et toute la législation que détaille le Lévitique étaient des actions politiques destinées à unifier Israël et à le faire exister comme un peuple distinct. Etc. Les religions ne tombent pas du ciel, ce sont toutes des stratégies sociales qui naissent du génie politique et de l’imagination métaphysique de groupes d’hommes vivant dans des conditions historiques déterminées et devant faire face à des problèmes de survie, des questions concrètes de vie ou de mort.

Le rôle du libéralisme  

Dire ces choses, ces quelques banalités de base, c’est les faire apparaître comme des évidences. Dévoiler, révéler ( !) l’origine terrestre – humaine – des religions, reconnaître en elles des œuvres pratico-théoriques du génie humain, cela revient à les « déconstruire ». Est-ce soutenable ? Cela ne conduit-il pas à les désacraliser et à précipiter leur ruine ? À vider les temples ? Une telle conduite est celle du libéralisme et elle ne date pas d’aujourd’hui ! Un courant libéral traverse toutes les religions que nous connaissons, mais il est toujours resté minoritaire ou marginal. Parce que son « humanisme » contrecarre des besoins et des instincts anthropologiques puissants ?

Pour les uns, une approche libérale, historique, critique, scientifique, si l’on veut, des phénomènes religieux (croyances et pratiques magiques ou symboliques) n’est pas du tout incompatible avec la foi et la fidélité. Au contraire ! L’intelligence en est la condition. Mais pour d’autres ?

C’est une question de savoir si le libéralisme peut animer, nourrir spirituellement les masses, « le plus grand nombre » ? On peut en douter. Il faut l’espérer. Le dialogue interreligieux ne pourra se développer et se banaliser que si ses acteurs sont des libéraux tranquilles. Il est l’indice le plus sûr des progrès du libéralisme dans les consciences et, chose plus difficile, dans les institutions, dans la vie des églises. (Le libéralisme économique, c’est une autre paire de manches, bien entendu.)

Foi et réflexion  

Le dessein de réconcilier la foi et la raison (fides et ratio), ce qui suppose leur antagonisme premier, est une vieille affaire. Ce fut la grande affaire, le grand exercice de la scolastique au sein de l’université médiévale. Et on ne doit plus ignorer de nos jours, il faut l’enseigner expressément au lycée, en cours de philosophie et d’histoire, le rôle qu’ont joué là les philosophes arabes : en transmettant des parties importantes du corpus de la philosophie (et de la science) grecque, ils ont obligé la théologie chrétienne, qui s’en porta bien, à… s’ouvrir et à intérioriser les exigences de la raison. Par ses commentaires d’Aristote et ses discours originaux, notamment son « Discours décisif », où il confrontait les données de la révélation et les recherches de la philosophie, Averroès (ou Ibn Rushd) a exposé au XIIe siècle une théorie, toute libérale, de la « double vérité », qui n’est pas dépassée aujourd’hui et n’est pas une simple curiosité historique, mais par laquelle peut-être passera l’avenir des trois religions monothéistes. (Espérons-le, sinon l’avenir sera un temps d’agonie et de convulsions.)

Pour Averroès, en effet, l’activité philosophique (donc une activité logique, l’exercice critique de la raison) ne devait pas être simplement tolérée par la religion, qui pourrait y rester indifférente, mais devait être voulue par elle, éprouvée comme nécessaire, salutaire, et recevoir légalement un statut social. Prions : qu’au XXIe siècle enfin cela soit pris en compte et mis en pratique, par le christianisme dans son ensemble comme par l’islam, chez les sunnites comme chez les chiites. La philosophie : non pas une rivale pour la religion et non pas une humble « servante », comme l’imaginaient les théologiens de la Sorbonne, mais une sœur attentionnée et secourable, susceptible néanmoins de s’émanciper et de vivre sa propre vie !

Le fantôme de Galilée  

Depuis l’époque médiévale, cependant, la raison a « évolué », si on peut dire, elle s’est transformée, complexifiée par ses œuvres, elle représente autre chose que la sagesse, elle est identifiée à la science, les sciences modernes, expérimentales et techniciennes essentiellement. Dans ces controverses sur foi et raison, un peu lassantes à la fin, sans cesse relancées par des papes que hante la mémoire du procès de Galilée, on semble toujours… raisonner comme si les deux notions et les réalités qui leur correspondent étaient immuables. C’est toujours le même sujet de dissertation ! Le même bateau ! Parfois, on rencontre la variante : « foi et science ». Le problème se déplace et s’actualise, mais derrière (dans) la science ou les sciences, la raison, et ce qu’est cette raison, ce qu’on y entend, on ne le demande pas. Or là, des distinctions élémentaires s’imposent.

La raison analytique et calculatrice qui opère dans les sciences, disons depuis Galilée, depuis « la révolution galiléenne », n’est pas assimilable à la raison philosophique, la dialectique, qui gouverne les discours, en veillant à la cohérence de l’argumentation. Et ces deux ordres de la raison (pour Pascal, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse) sont autre chose encore que le mystérieux, le mythique Logos, qui est la justice de Dieu et la puissance fondamentale de la parole, puissance de donner du sens aux phénomènes par l’action de les nommer.

Constatant les réussites incontestables des sciences physiques ou naturelles, mais voyant en même temps les limites de ce savoir, qui ne permet pas de répondre aux questions existentielles et « métaphysiques » que l’esprit humain ne peut s’empêcher de poser, des philosophes modernes ont séparé deux formes d’intelligence. Kant ainsi a ouvert un abîme entre l’entendement (Verstand), qui élabore des concepts à partir de ce qui est empiriquement donné, et la raison (Vernunft), spéculative, synthétique, qui tente de s’élever jusqu’à l’intelligible, jusqu’à l’inconditionné, dont il nous faut bien admettre qu’il a quelque réalité, sinon nous ne saurions comprendre l’existence du monde et notre propre existence avec toutes ses aspirations. Disons-le encore autrement : l’entendement fonctionne selon des catégories singulières (par exemple la causalité et la quantité) et dans le champ immanent du monde, il ne s’applique qu’à de la matière et à des relations ; il ne saisit par lui-même rien de transcendant, aucune réalité spirituelle supérieure. Le transcendant et le spirituel (condensables dans le divin) sont des présupposés (et des constructions) de la raison pure qui s’interroge sur l’origine, la fin, le pourquoi de ce qui est et est là pour nous.

Le pari du sens  

Que voulait-il faire, Kant, ou qu’a-t-il fait ? Son résultat ? Il a dit qu’il avait « supprimé le savoir » (la science) « pour faire place à la croyance ». En réalité, il n’a pas « supprimé » le savoir du tout et ce n’était pas dans ses intentions, il en a seulement indiqué les limites indépassables. Nous sommes condamnés à ne connaître du monde que ce qui en apparaît pour nous, par nos sens, et que ce que notre esprit, tel qu’il est formé, peut en appréhender. Et c’est de là, de notre docte ignorance, du mystère insondable que l’être même demeure pour nous qui réfléchissons, que peuvent naître des pensées, des hypothèses, qui n’étant pas rationnellement démontrables sont de l’ordre de la croyance : croyance en un sens, une « raison d’être » de l’existence, croyance, question de nom (et il y a des noms commodes, que la tradition nous fournit), en un Dieu créateur et inspirateur, un Dieu souffle, origine et fin, donc finalité. Sur cette croyance, aux modulations diverses, peut se fonder une foi, une espérance, car il n’est pas vraisemblable que ce qui existe ait été créé (ou soit là) pour rien ou, pire, pour le malheur. Il n’est pas vraisemblable que ce que nous nommons Dieu, le principe de l’être, soit méchant ou fou, déraisonnable, sans logique et sans projet. Nous n’en savons rien, en fait, mais nous avons quelques raisons ou motifs, si nous y réfléchissons, de parier sur ce sens de la vie plutôt que sur le sens du néant (le néant de sens).

Cela suffit à notre foi, à lui donner une assise ou même à la former, à l’extraire de notre pensée ou raison, de sa logique interne, du « logos », si vous voulez, sans que nous ayons besoin d’une révélation extraordinaire, de l’événement irrationnel, miraculeux, d’une révélation directe de Dieu – ou d’un ange – à un homme élu messie. Nous prenons les « révélations » pour rien de plus que des stratagèmes pédagogiques, destinés à nourrir la mémoire et à fonder une autorité sacerdotale et, forcément, politique. Le contenu de ces révélations qui sont racontées nous parle, nous donne infiniment à penser et à admirer, mais dans la seule mesure précisément où nous l’interprétons, où nous le traduisons dans un langage intelligible, en concepts. « Nous » ? Qui ça ? Nous, les libéraux, les intellectuels, les philosophes ? Une secte parmi d’autres ? « Nous » voulons croire qu’il en va ainsi pour tout homme.

Foi et raison ne sont pas séparées, de ce point de vue. Si par « raison » on entend la réflexion, qui est la faculté la mieux partagée du monde ! Mais séparées sont et demeurent foi et science. Car la science, les sciences développent et ne cessent d’affiner des connaissances « objectives » sur les phénomènes ou les réalités du monde, sur les atomes et les étoiles, sur la matière inorganique et organique, ou vivante, et sur les comportements humains. Le savoir ainsi constitué et toujours vérifié expérimentalement est cumulatif, il s’étend indéfiniment, en progrès ininterrompu. Il n’y a pas d’autre savoir que celui-là, si ce n’est un ensemble, un fond de connaissances purement empiriques et intuitives que l’on peut considérer comme « préscientifiques », mais qui ont leur valeur vitale ou pratique propre. En-dehors des prévisions scientifiques de la météorologie, je peux, comme observateur de la nature, savoir interpréter certains signes du ciel et prévoir la pluie ! En dehors de la botanique savante, j’ai quelques connaissances traditionnelles sur les vertus et propriétés de certaines plantes. Etc. Mais, en rationalistes conséquents, nous ne croyons pas, pour le coup, à des espèces de savoir surnaturel. Nous récusons l’astrologie et toute autre discipline occulte, dont les affirmations poétiques sont invérifiables et fermées à la réfutation.

Fi des hérétiques  

De telles lignes de démarcation, établies clairement par Kant en son temps des « Lumières », entre le rationnel scientifique, intelligible, et l’irrationnel magique, inintelligible, d’une part, et d’autre part, également, entre le rationnel scientifique et les croyances religieuses ou métaphysiques, voilà l’Europe, l’Europe moderne, en la rigueur de sa maturité, le meilleur visage de la modernité européenne.

Dans son discours théologique de Ratisbonne, Benoît XVI, avait exalté une Europe résultant de « la rencontre intime qui s’est faite entre la foi biblique et les interrogations de la philosophie grecque ». L’alliance intellectuelle de Jérusalem et d’Athènes. Plus Rome. D’accord, on peut le voir ainsi, mais le saint Père a oublié ou occulté l’institution de la modernité, la Réforme et puis le kantisme, puis la théologie protestante libérale du XIXe siècle. On a soupçonné que ses déclarations ne visaient pas en premier lieu l’islam et à recadrer le dialogue religieux avec lui ; elles étaient à usage interne et s’inséraient dans la vieille querelle de l’église romaine contre une tendance réformée libérale diffuse, quasi hérétique aux yeux des conservateurs, qui fait de Dieu un « Tout autre », caché (absconditus) et inintelligible.

Au lieu de s’accommoder de ce gouffre mystique entre l’homme et le
divin, le pape essaye de réactiver une conception « analogique », qui postule qu’ « entre Dieu et nous, entre son esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une réelle analogie », donc une possibilité de communication pour nous et d’entente, de « dialogue », de parole. L’Église romaine a (pense et affirme avoir) le monopole sur cette communication, ses prêtres en connaissent les techniques consacrées et doivent être seuls habilités à les employer. Ils sont donc indispensables. De là, la raison d’être de la sainte… Église, son pouvoir inaliénable qui veut persévérer dans son être. Tout se tient ! Dangereux pour ce pouvoir, l’ exemple des protestants, et particulièrement des libéraux, qui pratiquent le sacerdoce universel et organisent eux-mêmes leurs communautés.

Magistère et liberté  

Benoît XVI, c’est typique, déplore le rétrécissement du domaine de la raison aux sciences positives qui se refusent à aborder les questions métaphysiques de l’existence de Dieu et de l’âme. Il feint de demander à la science plus qu’elle ne peut donner et devant ses insuffisances manifestes, avouées, il prétend élargir la raison et lui faire embrasser l’au-delà, les cieux, la totalité de l’être, jusqu’à Dieu. La théologie serait un tel élargissement ou, si elle ne l’est plus, depuis le moyen-âge (!), elle en a la vocation et devrait aujourd’hui être à nouveau capable de l’assumer. Enthousiastes, des exégètes du pape en appellent à une critique mutuelle de la foi et de la raison et donc à mettre fin à leur séparation, qui a préparé en douce et accompagne toujours la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité même, une situation qui pour être raisonnable, en pratique, et paraître indépassable, dans les temps modernes, n’en reste pas moins insatisfaisante, en théorie, puisque la vérité ultime ne saurait être qu’unitaire, unité de l’homme, vie et âme, unité de la communauté.

Intrépide, le pape assure que la foi ne craint pas la raison, qu’elle la recherche et se fait fort de la perfectionner. Son idée n’est pas d’arrimer la foi à la raison, pour l’éclairer, la rendre… crédible ; son idée est d’arrimer la raison à la foi, ce qui est un mouvement apparemment nouveau, parce que depuis longtemps personne ne l’osait plus dans la chrétienté, mais on y reconnaît l’ancien mouvement d’une scolastique dominatrice. On sent la tentation, dans cette dynamique, de remettre la théologie sur le trône de « reine des sciences ».

Et Darwin ?  

Un point crucial ici, on le devine à l’arrière du discours pontifical, est la question de la théorie de l’évolution. Jean-Paul II, en 1996, avait déclaré que la théorie de Darwin est « plus qu’une hypothèse ». C’était franc. Il aurait même pu souligner, pour adoucir, qu’une théorie en science n’est pas posée comme une vérité absolue, qu’elle n’est jamais plus qu’une grande hypothèse synthétique, qui permet d’expliquer le plus grand nombre de phénomènes concernés, mais qu’en l’état actuel de nos découvertes elle reste problématique, affectée d’incertitude, on la retient et on l’enseigne parce qu’on n’en a pas de meilleure. La théorie darwinienne, amplement nuancée et complexifiée, en travail continu, est la seule conception scientifique ou rationnelle des innombrables phénomènes de la vie, végétale et animale, dûment observés. Le mystère de la vie, en son évolution, demeure, plus grand et plus fascinant encore par tout ce qu’on sait, mais l’esprit humain ne dispose pour le moment et probablement à jamais d’aucun autre système d’explication compatible avec les exigences ou critères de la raison. C’est comme cela et au fond ce n’est pas si désolant, c’est notre condition intellectuelle.

Mais d’aucuns ne se résignent pas. On remarque à certaines de ses initiatives théologiques et on sait par ailleurs que l’actuel pape est tenté par le néocréationnisme, par l’idée de l’ « intelligent design » qu’il n’a pas hésité à mettre en discussion en réunissant récemment sur ce thème de colloque, à huis clos cependant, des scientifiques, des philosophes et des théologiens. Il se dit convaincu que « nous ne sommes pas un produit accidentel, privé de sens, de l’évolution ». À quoi on se rend compte qu’il n’est pas un aigle métaphysique, qu’il se fait une assez pauvre idée de l’évolution et du cosmos, une pauvre idée, toute anthropocentrique, de la grandeur de Dieu même.

La pensée, à laquelle aboutit la science, que l’homme est un produit contingent de l’évolution de la vie, qu’il aurait pu par d’autres hasards ne pas apparaître et se développer sur la planète terre, ne détruit pas le dessein… intelligent des religions et n’amoindrit pas la foi, ne l’augmente pas non plus. La foi est, on peut le savoir, d’un autre ordre, elle puise à d’autres profondeurs, elle est un mystère par elle-même, que la raison encore considérera comme tel, comme insondable, tout en poursuivant librement et ailleurs ses propres travaux.

( 1 ) épistémologie : étude critique des sciences destinée à déterminer leur origine logique (leur fondement), leur valeur et leur portée.

Jean-Paul Sorg, décembre 2006  

N.D.L.R. Les titres et sous-titres sont de la Rédaction

 


             

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