2) L'arroseur
arrosé
Bernard m'a convoqué. Bernard, vous
vous souvenez, est mon ami physicien avec qui j'avais eu
une conversation interrompue
sur la place du Marché. Il m'avait interpellé à propos
d'émissions théologiques sur ARTE qui l'avaient
scandalisé.
Suite à cet entretien où je l'avais trouvé un
peu borné - ce qui me décevait chez un homme
de science – j'ai confié quelques impressions à Internet.
Mais voilà, Bernard a lu mon article et n'a pas été enchanté.
Il a voulu m'en parler et me donne rendez-vous au café de
la Paix.
J'ai deviné qu'il m'en voulait et, effectivement, j'ai
dû subir un réquisitoire musclé. Inversions
des rôles, à mon tour d'être attaqué !
- " Le grand écart ", c'est le titre que tu
as donné à ton libelle. Tu me reproches donc
de vouloir soutenir des positions inconciliables. Pendant que
tu y es, pourquoi ne m'as-tu pas traité de schizophrène
?
- Désolé de t'avoir fait de la peine, Bernard.
Mais remarque que j'accueillais ton questionnement. Il nous
faut poursuivre le dialogue. Parle le premier.
- Grand écart, contradiction entre
la croyance religieuse que je professe et la méthode
scientifique que je pratique. Et toi, mon vieux, n'es-tu
pas aussi en pleine contradiction
? Tu te prétends disciple du Christ et tu acceptes
des propos quasi diffamants à son sujet !
- Diffamants, Que veux-tu dire ?
- Tu as entendu les exégètes invités par
ARTE. Jésus, d'après leur lecture des textes,
a entraîné des hommes dans un projet politique
sans lendemain, le Royaume de Dieu envisagé comme la
restauration du temps des rois d'Israël. Or il ne s'est
rien produit de tel, comme on sait. Heureusement que ses disciples
ont rebondi après sa mort misérable en inventant
et en proclamant sa Résurrection. N'est-ce pas cette
image du Christ que tes théologiens ont voulu accréditer
? Et tu ne te révoltes pas devant ce discours ? En fait
de "grand écart", c'est ton inconséquence
qui me sidère !
- Minute, Bernard, ne mélangeons pas tout.
Mais il ne m'écoute pas et continue.
- Le Jésus qu'ils nous présentent est un irresponsable.
Il a fait des promesses que personne ne peut tenir, en tout
cas pas lui. La fin du monde dans sa génération
et l'installation des douze apôtres comme maîtres
d'Israël ! J'ai retenu la phrase qui clôt une salve
d'invectives : "Aucune des prédictions faites par
Jésus ne s'est réalisée". Qu'en penses-tu
? Toi qui t'affirmes comme son disciple, tu approuves ces propos
?
- Bernard, maintenant laisse-moi le temps de te répondre.
Tu n'as retenu qu'une partie de l'information, et par endroits
tu la déformes. Dans les discours de Jésus, il
y a très peu de prédictions. Elles ne recouvrent
pas et n'invalident pas non plus le reste de son enseignement,
qui a traversé des siècles.
Le plus important, à mes yeux, c'est son attitude devant
les gens qui l'approchaient. Son accueil des laissés-pour-compte,
sa liberté à l'égard des principes pour
donner priorité aux personnes. Les exégètes
d'ARTE en ont dit quelque chose mais ne l'ont pas assez souligné.
Ils voulaient apparemment sauver de l'oubli ce point qui t'a
justement frappé, le projet politique de Jésus,
qui ne s'est pas réalisé, en tout cas pas comme
il l'avait formulé.
- Vas-y toujours. Je suis curieux de voir
comment tu t'en sortiras.
- Je dis carrément que Jésus n'avait pas la science
infuse. Il a partagé les espoirs patriotiques des Juifs
de sa génération sous la botte de l'occupant
romain. Il avait comme eux la certitude que Dieu ne tarderait
pas à secourir son peuple.
- Veux-tu dire que Jésus s'est trompé et a trompé son
monde ?
- Replaçons-nous dans l'ambiance d'un groupe porté par
une vive espérance mais accablé sous une domination
impitoyable. Cette situation ne peut durer.
Je vais risquer, Bernard, une comparaison entre Jésus
et ses disciples d'une part et les sectes contemporaines
qui, malgré des démentis successifs, annoncent
la fin du monde dans des échéances rapprochées.
Ne sursaute pas, écoute-moi encore. La grande différence,
c'est que Jésus mettait bien d'autres choses dans
la tête de ses disciples, comme tu viens de le rappeler.
Mais c'est un fait, et aucun historien de bonne foi ne peut
le nier : Jésus a partagé et propagé des
espoirs voués à l'échec.
- Et bien décidément, mon ami soit-disant croyant
m'étonne et me déçoit plus encore que
les conférenciers d'ARTE. Quand donc t'inscris-tu comme
membre d'une secte apocalyptique ?
- Justement pas ! Quand je constate que Jésus s'est
trompé sur un certain point, je laisse tomber; Il
m'impressionne et me fascine par les autres aspects de sa
personnalité.
Et au fond, non. Je ne laisse pas tomber. Cela m'importe
justement que Jésus ait commis des erreurs. On ne le dit jamais
dans les églises, mais ces prédictions ne tiennent
pas la route. Il faut le savoir pour une bonne compréhension
de l'homme Jésus.
La dogmatique chrétienne s'est plu à prêter
au Christ les perfections qui manquent aux humains. Ce jeu
fausse l'histoire et n'ajoute rien à la gloire de Jésus,
lui qui ne voulait pas la gloire et dont le moteur était
l'amour.
- Dans ton article " Le grand écart ",
tu refusais déjà l'image d'un Jésus
sans faiblesse. Et pour toi-même tu avoues préférer
l'incertitude du chercheur à l'assurance des convertis,
si j'ai bien compris, car je lis entre les lignes. Moi, au
contraire, tes
propos me déroutent et j'ai besoin d'un sol stable
pour construire mon édifice religieux. Y a-t-il plusieurs
christianismes possibles ?
- Je le crois, Bernard. Jésus lui-même n'a jamais
imposé sa façon de croire.
Je commence à penser
que les divergences en matière de religion sont inévitables.
Car chaque être humain module ses convictions non seulement
sur base de son milieu familial et social, mais aussi en
fonction de ses besoins affectifs les plus profonds et les
plus cachés.
Quel
manque les intégristes tentent-ils de combler ?
Pourquoi suis-je plus à l'aise avec les théologiens
qui cassent l'image traditionnelle de Jésus, tandis
que Bernard ne veut pas qu'on y touche ?
Notre conversation,
qui avait commencé dans une atmosphère
tendue, nous aura appris à tous les deux, je pense, à respecter,
peut-être à apprécier la spiritualité de
l'autre. Pierre le Fort, Genval le 3 novembre 2004
P.S. Je rappelle que Bernard est un personnage
inventé. |