Un jour, je voudrais mener une
enquête auprès
des prêtres et pasteurs en charge de paroisse et leur
demander : Aimez-vous célébrer Noël ? Et
puis, au vu de leurs réponses, m'interroger moi-même
sur l’état d'esprit qui permet à l'un de
vivre cette fête dans la joie et plonge l'autre dans
un abîme d'insatisfaction.
Mais déjà, sans attendre ces confidences, je
me propose de faire entendre une double plainte. Sachez cependant
que je suis surtout à l’écoute de mes contemporains
; il faudrait que les jeunes donnent aussi leur point de vue.
Voici d'abord la doléances d'un célébrant
chrétien.
- “ Noël a perdu tout son sens.
D'une fête
religieuse les gens ont fait une kermesse. Pis, un commerce.
Le dieu qui est réellement adore en ces festivités,
c'est Mammon.On devrait peut-être se réjouir
de voir une fête
chrétienne promue à une telle publicité et
que l'histoire de l'enfant Jésus dans la crèche
soit popularisée dans tous les milieux. En ces temps
de déchristianisation, n'est-ce pas très positif
?
Justement non. Cela arrive à cause d'un profond malentendu.
On n'a conserve que la légende folklorique et un prétexte à festoyer.
Il n'y a plus rien de l’Évangile dans ces décors
de théâtre et ces amoncellements de friandises.
Si Jésus revenait à notre époque se
promener dans les rues de nos villes, il serait hors de lui. ”
Donc un constat indigné : matérialisme, superficialité,
détournement de fête chrétienne.
Mais notre homme poursuit sa plainte. Écoutons-le jusqu'au
bout.
- “ À l’église aussi,
je me sens mal à l'aise.
Dès qu'approche Noël, le décor prend le
pas sur le message. On sort les guirlandes, et même
dans ce que je dis je me sens perdre mon authenticité.
Je n'oserais plus proclamer le salut en Christ mort et ressuscité,
car à Noël tout le monde est censé avoir
le coeur pur, les crapules se muent en braves gens, les malheurs
et les fautes des hommes sont effacés par un coup
de baguette magique. Du moins dans les histoires sentimentales
qu'on débite au pied de l'arbre. Vertu facile, morale
d'illusion pour un soir de fête. ”
Ici je me permets d'interrompre cette avalanche
de regrets pour poser à mon interlocuteur découragé mes
propres questions. Le monologue devient interview.
- “Les récits bibliques de la nativité ne
sont-ils pas aussi un peu porteurs de rêve, tout au moins
de poésie ?”
Sa réponse :
- “ Franchement, j'aurais préféré que
ces histoires ne figurent pas dans la Bible. Les anges musiciens,
les bergers qui se prosternent devant un bébé,
les mages et l'étoile qui se promène au-dessus
de leurs têtes, voilà des personnages de légende
qui ne me disent rien.
Mais il est vrai que ces récits contiennent une puissante
charge affective quand on les a entendus depuis l'enfance
dans l'émerveillement d'une fête colorée.
Chacun, en les réentendant adulte, y réagit
selon le rapport positif ou négatif qu'il entretient
avec son enfance. ”
Dernière question :
- “L'inexactitude de la date du 25 décembre,
ou plutôt son caractère fictif, vous gêne-t-elle
aussi ?”
- “ Je ne suis pas à cheval sur
la réalité historique.
Que le 25 décembre soit une date symbolique n'a pas
d'importance. J'aimerais pourtant savoir si le choix de la
fête païenne du Soleil invaincu pour célébrer
la naissance de notre Sauveur ne crée pas une confusion
regrettable. ” Restons-en là pour l'instant. Car un nouveau personnage
intervient. Il nous arrive du fond des siècles, et notre
entretien, surtout vers la fin, a touché chez lui une
corde sensible. Lui aussi a organisé des fêtes
du 25 décembre et fonctionné comme célébrant.
C'était à Rome au quatrième siècle.
Quand l'hiver donnait ses premiers signes de fatigue et permettait
d'espérer la victoire du printemps, ce prêtre
conduisait les foules dans l'invocation au Soleil invaincu.
- “Cela ne m'étonne pas, grogne-t-il, que la violence
dont nous avons été victimes se répercute
jusque dans votre lointain vingtième siècle.
Nos fêtes donnaient expression à un besoin normal et légitime,
l'aspiration humaine vers la lumière. L'empereur Constantin a voulu les
abolir, il n'a réussi qu'à les recouvrir d'un vernis de christianisme.
Ne soyez donc pas surpris si les infiltrations de ce que vous appelez le paganisme
perturbent toujours vos réunions autour l'enfant Jésus. C'est
un juste retour des choses.” Cette entrée en matière est plutôt brutale. Il faut qu'on
s'explique posément. Je demande donc ce que notre interlocuteur entend
par un acte de violence.
- “Nos fêtes ne causaient de tort à personne. Mais la religion
chrétienne est totalitaire, elle ne supporte pas ce qu'elle ne domine
pas. Incapable d'éradiquer la ferveur de nos célébrations,
Constantin les a récupérées en plaquant artificiellement
sur notre date du 25 décembre le mythe de l'Enfant-Dieu.
Vous pratiquez toujours ainsi : la répression ou l'asservissement.
Mais la réalité reprend le dessus et se venge. Voyez l'histoire
et l'actualité.
L'ésotérisme antique et oriental, traqué par les Pères
de l’Église, resurgit maintenant dans le "Nouvel Age". La
mentalité magique
qui vous fait si peur ne se laisse pas évacuer, elle imprègne
en fait vos fidèles, malgré tous les démentis de la
doctrine officielle, dès qu'ils s'approchent des sacrements. Les
traditions africaines renaissent dans ce continent que vos missionnaires
avaient commencé à stériliser.”
Voilà des propos qui font mal. Ils frisent l'insulte.
J'adresse à l'homme une dernière série de questions auxquelles
il ne répondra pas, les prenant - à juste titre - pour des critiques.
-"Êtes-vous sûr que vos fêtes
solaires répondaient
seulement aux besoins des gens ? que personne n'y était soumis à une
violence quelconque, à une pression de la foule, à votre
pouvoir de gourou, qu'il n'y avait pas un personnage important pour manipuler
cet enthousiasme ?
N'avez-vous jamais vu que les adorateurs des éléments naturels
peuvent devenir leurs jouets, leurs esclaves jusqu'à l'aliénation
?"
Fin des entretiens.
Je partage maintenant avec vous quelques réflexions et questions soulevées
par ces témoignages.
-D'abord, s'il y a des fêtes, c'est pour que les gens y trouvent de la
joie. A partir du moment ou on les subit négativement, il faut s'interroger
et changer quelques chose.
-Nous suivrons sans doute le célébrant chrétien dans sa
dénonciation de la dérive matérialiste. Une saine réaction
se manifeste d'ailleurs chez tous ceux qui font de Noël la fête du
partage et de la générosité.
-Au prêtre du Soleil il faut conseiller la lecture du dernier ouvrage d'Oscar
Cullmann, "La nativité et l'arbre de Noël" (Cerf 1993).
Car il charge Constantin plus que de raison.
La violence exercée par l'empereur a consisté à imposer
la nouvelle date du 25 décembre aux chrétiens d'Orient et à en
faire un jour férié officiel, obligatoire donc pour toute la population.
Mais déjà avant lui l’Église avait colonisé les
fêtes païennes de la lumière pour y célébrer,
aux mêmes dates, la manifestation du Fils de Dieu. Sans doute espérait-elle
ainsi marquer sa victoire sur le paganisme. Mais on sait (voir notamment l'article
de Jean Lenfant dans Vivre Hiver 1994) que cette religiosité perdure à travers
les siècles. - Sommes-nous conquérants au lieu d'être fraternels?
Les reproches du prêtre solaire posent une question que je ne voudrais
pas écarter d'un geste de la main. C'est vrai que le christianisme est
rarement parvenu à laisser vivre en paix des institutions des rites ou
des pratiques qui échappent et veulent échapper à son influence.
Difficulté pour nous d'admettre que les gens peuvent être heureux,
moraux, et réussir leur vie en dehors du christianisme.
-Le prêtre solaire s'indignait de la main mise des chrétiens sur
les célébrations dont il était responsable. Concurrence
déloyale, annexion malhonnête, accuse-t-il.
Laissons les qualificatifs. C'est pourtant
bien cela qui s'est produit. Alors est-ce que nous allons
maintenant nous fâcher parce que les incroyants
nous piquent notre fête de Noël? Ils y trouvent, sans croire en l'incarnation
du Fils de Dieu, l'occasion de se réjouir dans des valeurs qui les font
vivre, les liens familiaux, l'amitié, l'émotion du temps qui s'écoule,
la perspective du renouveau. Ou simplement une réjouissance au creux le
plus noir de l'hiver.
-Revenons enfin à nos églises et à nos temples. On a donc
vu qu'à Noël des animateurs d'assemblées se sentent mal à l'aise.
Et les fidèles? Nous pourrions aussi enregistrer leurs doléances,
notamment si un pasteur tient les raisonnements que nous venons d'entendre.
Je vois d'autant mieux ou le bât blesse que c'est mon propre portrait que
j'ai dessiné là. Quand j'étais pasteur en activité, à l'époque
de Noël je ne décolérais pas. Puis grâce à mes
proches et avec le recul de l'expérience j'ai été gagné par
une autre vision des choses.
Voici. Une vague théologique a déferlé autour des années
50 qui nous faisait rechercher l’Évangile le plus pur possible de
toute contamination humaine. Nous pensions que la foi doit se débarrasser
des éléments affectifs, poétiques, mythiques, merveilleux,
etc. Comme si le dogme n'était pas tout aussi humain!
Le prêtre solaire a prononcé un verbe écorchant : stériliser.
C’est cela que nous faisions subir à la religion qui s'exprime à Noël.
Peine perdue, heureusement. La vie nous rattrape et se venge. Mais j’ai
désiré soulever le problème et je voudrais donner mes dernières
conclusions.
Les mots religion et forteresse ne vont pas
bien ensemble. Se prémunir
contre les dangers extérieurs ne remplace pas et même empêche
le renforcement des valeurs qu'on possède réellement. Il faut donc
se réjouir plutôt que s'effrayer si nos célébrations
de Noël sont riches de beaucoup d'émotions humaines et charrient
les espoirs et les rêves qui hantent notre espèce depuis la nuit
des temps. Noël nous touche autrement et ailleurs que les fêtes axées
sur la vie, la mort et la résurrection du Christ. Nous y sommes invités à réaliser
le souhait que Jésus formulait pour ses disciples, qu'ils sachent retrouver
leur enfance.
Pierre Le Fort |