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 Dialogue


    Gabriel Ringlet

 

   

 

- Accueillir la déchirure
- Accueillir la mémoire
- Accueillir l'imaginaire
        - un son
        - une intériorité
        - la pudeur

 

   


Communiquer l'intelligence de la foi

 

 


Je ne sais si vous connaissez la boutade de Hubert Curien qui disait un jour : «S'il se présentait comme chercheur au CNRS, Dieu serait refusé. Il a fait une manipulation intéressante, mais jamais personne n’a pu la reproduire. Il a expliqué ses travaux dans une grosse publication, il y a très longtemps, mais ce n’était même pas en anglais et, depuis, il n’a plus rien publié»…(1)

Dieu n’est pourtant pas étranger au CNRS car il n’y a pas d’un côté la rigueur, la cohérence, la rationalité, la recherche, les publications… l’intelligence, et, de l’autre, le sentiment, le coup de cœur, la morale, l’Evangile… la foi.

Non. Il y a “l’intelligence de la foi”. Inter-legere. Recueillir à l’intérieur, lire à l’intérieur avec confiance. Lire à l’intérieur de la foi. Quel merveilleux programme! Encore faut-il la communiquer, cette “lecture”-là, et la communiquer aujourd’hui.

Parmi beaucoup d’autres possibles, je voudrais, au terme de cette journée et sous forme d’envoi, vous proposer trois chemin. Il me semble que pour communiquer l’intelligence de la foi au cœur de la modernité, il est important de proposer aujourd’hui un triple accueil : de la déchirure, de la mémoire et de l’imaginaire.

- Accueillir la déchirure  

Je pense à ce personnage de Dante dont parle Sulivan, et qui marche contre la nuit. Il a le soleil dans le dos. Des gens l’accompagnent.
Mais il avance dans le noir.
Il tient donc sa lanterne par derrière pour éclairer ceux qui suivent, tandis que lui-même marche contre la nuit.

N’est-ce la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons ? La fin des idéologies laisse un vide. Et, ce qui est plus grave, cette fin des idéologies entraîne souvent avec elle la fin des solidarités.

Si le totalitarisme, c’est le refus de l’altérité, et si la qualité d’une démocratie se juge à sa qualité d’ouverture à l’autre, je trouve que nous vivons un moment difficile, parce que la peur de l’autre est grande. L’autre qui peut être le jeune, le vieux, le mourant, le chômeur, le demandeur d’asile, l’étranger…

Le mur de Berlin est tombé, mais nous sommes en train d’ériger de nouveaux rideaux de fer… et vous savez comme moi que face à ce que quelqu’un appelait “l’insoutenable complexité du monde moderne”, la tentation de repli identitaire s’affirme de plus en plus.

«Pourquoi se méfier du monde?» demande Rainer Maria Rilke dans ses lettres à un jeune poète : «Il n’est pas contre nous. S’il est en lui des effrois, ce sont nos effrois ; s’il est en lui des abîmes, ces abîmes nous appartiennent ; des dangers se trouvent-ils là, nous devons essayer de les aimer». (2)

Marcher à contre nuit, naviguer dans l’incertitude, vivre la complexité, habiter la tension, accueillir la déchirure… je ne vois pas d’autre chemin quand il s’agit de communiquer l’intelligence de la foi.

Il y a quelques temps, Olivier Clément dont j’ai la chance d’être, au plan académique, le parrain (puisqu’il est docteur honoris causa de notre université), Olivier Clément me disait regretter l’absence du tragique dans l’église catholique. D’où le simplisme de certains discours. Il le faut pourtant. «Il faut que le Dieu de la vie et de la joie rejoigne l’homme moderne au plus souterrain de son enfer». C’est le cri de Dimitri Karamazov condamné au bagne pour un crime qu’il a commis sans le commettre, comme nous tous: «Si l’on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous la terre!» (3)

J’attends de mon église qu’elle me rencontre sous la terre.
J’attends de mon église qu’elle me rejoigne au cœur même de ma déchirure.
Travailleur de la nuit engagé, comme tant d’autres, dans des luttes aux issues incertaines, j’attends de mon église une parole à la hauteur de la complexité et du tragique de la modernité.

- Accueillir la mémoire  

Mais pour être du monde, il faut être chez soi. Si grandir c’est partir, disait J.M. Faux, naître, c’est appartenir.

En me promenant, quelque fois, dans le cimetière du village, il m’arrive de m’arrêter devant les tombes, et notamment celle de l’ancien patron des Syndicats chrétiens (4). Peu de temps avant sa mort, il avait émis le vœu d’être enterré là-bas, à Ste-Marie, “parce que c’est là qu’un quinze août, mes parents se sont rencontrés”.

«Là-bas, (en Afrique), écrit Le Clezio, les gens croient qu’un enfant est né le jour où il a été créé, et qu’il appartient à la terre sur laquelle il a été conçu».

«Avant de mourir, ajoute Sulivan, c’est la langue de l’enfance que l’on parle». Une nuit j’avais assisté à l’agonie d’une femme étrangère, blessée à mort. Elle avait oublié sa propre langue et parlait le français. A la fin, elle se mit à gémir en slave. Un ami m’avait dit : «Avant de mourir, si l’on parle, c’est toujours dans la langue de son enfance, comme dans la tendresse et l’amour».

Chez les gitans, nous dit Françoise Dolto, quand un vieux musicien se sent vieillir, la tribu s’inquiète à propos de la relève : “il faudra bien qu’un enfant reprenne”.
Et à partir de ce jour-là, pendant les six dernières semaines de la grossesse d’une femme et les quelques semaines qui suivent l’accouchement, le vieux musicien vient jouer pour le fœtus puis pour le bébé. Il vient tous les jours et il joue de tout son cœur, le mieux qu’il peut. Et quand est venu pour l’enfant l’âge de s’exprimer, on est certain que cette musique-là, il va la faire entendre à son tour, à sa manière, en reprenant l’instrument du vieux musicien.

Vous l’avez compris, je pense, pour accueillir la déchirure, il faut donc accueillir la mémoire. Pour communiquer aujourd’hui l’intelligence de la foi, il faut «reboiser l’âme humaine» dit Monseigneur Danneels. Interviewé, il y a peu, à l’occasion de ses dix ans de cardinalat, le primat [de l’église catholique] de Belgique s’interrogeait sur cette “fièvre religieuse” contemporaine, jusque-et y compris dans la publicité; lorsque l’Esprit Saint se trouve associé à une marque de voiture et la Dernière Cène à une eau minérale, il reste encore à se demander par quel mystère la religion-objet vient tenir compagnie à la femme-objet…

Pour le docteur Yves Prigent, "le désir de secte ordinaire" est partout, et bien plus proche de chacun qu’il n’y paraît : dans les écoles de pensée, dans les églises, les groupes militants, dans les médias, dans la publicité… Le désir de secte ou le désir de se faire sa petite religion personnelle, à travers une sorte de “gentil syncrétisme”.

Il y a trop de gourous, aujourd’hui, et pas assez de maîtres. Le maître, le vrai, n’est pas un magicien mais un musicien. Il n’est pas un vendeur de sens mais un chercheur de route; et lorsqu’il communique l’intelligence de la foi, loin d’alourdir, il allège.

«Face à l’excès des signes en circulation, dit Ricœur, l’aptitude à intérioriser et donc à opérer une sélection semble bien nous faire défaut». Le nombre de livres augmente mais la lecture diminue.

La communication s’élargit, mais l’information se rétrécit. Comme dit le poète Jean Grosjean, «ce n’est pas parce qu’on vend plus de pantalons que le peuple est mieux culotté». (5)

Nous vivons, en d’autres termes, dans l’actualité de signes passagers et très vite remplacés. Si bien qu’au bout de trois jours, les Kurdes sont oubliés…

Dans ce contexte-là, Ricœur souligne l’urgence de restituer à l’actualité son épaisseur historique.

«Cela me paraît d’autant plus vital, confie-t-il, qu’une société comme la nôtre, où l’on jette les objets vieillis, a pour caractéristique de ne pas avoir de passé. Notre attention est sautillante et superficielle, dit encore Ricœur, et nous sommes pris au piège de la médiatisation à court terme». D’où l’importance - même si c’est un art difficile - de préserver la mémoire en l’articulant sur l’actualité.

- Accueillir l'imaginaire  

Je ne pense pas qu’il soit vraiment possible de communiquer aujourd’hui l’intelligence de la foi sans accueillir aussi l’imaginaire. L’imaginaire qui, précisément, au carrefour de la mémoire et de la déchirure, donne un nouveau souffle, une nouvelle inspiration à cette communication-là.

Comprenez-moi bien. Je n’invite à aucun concordisme. L’enjeu n’est pas non plus de faire du “marketing évangélique” et je ne demande pas aux chrétiens de cultiver “une bonne image” envers et contre tout! Il ne s’agit pas d’imiter, de ressembler, d’être à la mode. Il y a dans l’Evangile une “rupture” que les églises ne doivent pas effacer. Mais tout le problème, justement, est de raconter cette rupture, et de la raconter aux hommes d’aujourd’hui.

C’est pour cela qu’il est urgent de réactiver l’imaginaire chrétien.

A mes yeux, les églises communiqueront mieux le jour où elles s’intéresseront vraiment à la littérature, y compris la littérature populaire et singulièrement, le roman, mais aussi la B.D., le cinéma, le théâtre, le journal, le feuilleton télévisé… là où les hommes disent leurs rêves et leurs inquiétudes. Là où se rencontrent parfois quelques unes des plus saisissantes paraboles d’aujourd’hui.

Le jour, aussi, où elles feront plus large place aux poètes, et donc à l’irruption de “l’imprévisible” et de “l’infranchissable”.

Fréquenter la littérature donc, et plus largement la fiction, non pas pour faire “joli” ou pour “illustrer”, mais pour retrouver un son, une intériorité et une pudeur qui me paraissent indispensables à l’intelligence de la foi.

- Un “son” d’abord  

C’est le chanteur wallon Julos Beaucarne qui disait un jour que «le sens est souvent dans le son». Je me demande parfois si l’église - catholique en particulier - n’est pas d’abord en rupture de son avec son époque. Et si son premier travail n’est pas de retrouver le “juste ton” pour que cela “sonne” moins faux?

Peut-être des artistes, des chanteurs, des mystiques peuvent-ils y aider?

Je songe au pianiste américain Tom Moore qui avait trouvé, disait-il, un piano qui joue du silence autant que du son.

«Celui qui entre dans le silence devient-il haut-parleur?» demande Julos Beaucarne. Le silence est-il haute-parlure?

Rûmi, un mystique musulman soufi, fondateur au 13e siècle des célèbres derviches tourneurs, s’inscrit dans la même tonalité lorsqu’il écrit : 

«Il n’y a pas de verre ici, mais le vin est distribué. Il n’y a pas de fumée, mais ça brûle. Ecoute les sons qui ne sont pas joués  et ce qui se passe au travers de cette musique.»

Fréquenter la fiction pour retrouver un son mais pour retrouver aussi, et paradoxalement, un intérieur,…

- Une intériorité  

«L’homme est rare» observait Marcel Légaut. L’homme intérieur est encore plus rare. L’homme intérieur, je veux dire celui qui ne s’absente pas de soi-même, qui ne vit par hors de soi. C’est un homme pauvre en certitudes.

Il n’est pas idéaliste! La vie intérieure n’a rien à voir avec l’idéalisme. C’est une vie concrète, charnelle, sensuelle, proche des sens. L’homme intérieur ne déserte pas, mais il est capable de désert.

«L’homme intérieur est celui qui ne se perd pas» nous confie Lucien Guissard pour qui, vous le savez, le dialogue est important entre l’univers romanesque et le spirituel. «N’oublions pas, dit-il, que des écrivains même non croyants peuvent porter le lecteur vers le spirituel, vers "l’immense invisible", pour reprendre le mot de M. Yourcenar».

Un son. Une intériorité. Je terminerai en parlant de…

- … la pudeur  

C’est qu’en effet, là encore, la littérature, la poésie, offrent un chemin à l’intelligence de la foi. Parce que cette littérature, cette poésie, cette fiction mais aussi les mots d’amour ou les cris de colère, s’ils sont justement proférés, dit Prigent, ces mots, ces images «sont toujours des “mi-dire”, du clair-obscur, de l’ellipse, de la formulation énigmatique, la reconnaissance humble et heureuse de l’incapacité à englober la réalité dans la saisie totalitaire d’un discours. »(6)

Je rêve d’une église qui serait heureuse de parler par “mi-dire”. Heureuse de dire Dieu à demi-mots, sur la pointe des pieds. Ce n’est pas parce qu’on crie fort que la parole est forte.

Il y a une manière de communiquer l’intelligence de la foi qui, sous prétexte de témoignage, m’apparaît presque impudique. Ce n’est pas la nudité qui est impudique, mais la violence du dévoilement.

«Dieu est notre pudeur, dit Michel Serres, Dieu est notre pudeur et nous devons le protéger. […] Ce qu’il a d’infini, c’est sa fragilité. Aussi ne peut-il être protégé que dans ce qu’il y a de plus caché en nous».

À la fin du deuxième siècle de notre ère, l’auteur - inconnu - de “l’Epître à Diognète” n’était pas tellement éloigné de cet esprit-là lorsqu’il écrit : «Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par le vêtement… Ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans tous les membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde. Si noble est le poste que Dieu leur a assigné qu’il ne leur est pas permis de déserter».

Gabriel Ringlet, Lille, mars 1993, VIVRE 93/2  

1. Cité par Philippe Baud et Jacques Neirynck, Première lettre aux techniciens, Lausanne, Presses polytechniques et universitaire romandes, 1990
2. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Le Livre de poche, n° 6904, pp. 71-72
3. Olivier Clément, Anachroniques, Paris, DDB, 1990, p. 98
4. N.D.L.R. Par “chrétiens” il faut entendre “catholiques”
5. Jean Grosjean, Araméennes, Paris, Cerf, 1988, p. 79
6. Yves Prigent, Une vérité singulière, Paris, Albin Michel, 1992, p. 10

Né en 1944, Gabriel Ringlet est prêtre du diocèse de Liège (Belgique) depuis 1970. Vice-recteur et professeur à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve, il a présidé de 1982 à 1987 le Département de Communication Sociale où il dirige la section «Information et Journalisme». Théologien, il a écrit plusieurs ouvrages sur la presse locale, l’écriture journalistique, le journalisme littéraire, l’information religieuse. L’article que nous publions a fait l’objet d’une conférence à Lille, le 27 mars 1993.

 


         

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