Je ne sais si vous connaissez
la boutade de Hubert Curien qui disait un jour : «S'il
se présentait comme chercheur au CNRS, Dieu serait
refusé. Il a fait une manipulation intéressante,
mais jamais personne n’a pu la reproduire. Il a expliqué
ses travaux dans une grosse publication, il y a très
longtemps, mais ce n’était même pas en
anglais et, depuis, il n’a plus rien publié»…(1)
Dieu n’est pourtant pas étranger
au CNRS car il n’y a pas d’un côté
la rigueur, la cohérence, la rationalité, la
recherche, les publications… l’intelligence, et,
de l’autre, le sentiment, le coup de cœur, la morale,
l’Evangile… la foi.
Non. Il y a “l’intelligence de la
foi”. Inter-legere. Recueillir à l’intérieur,
lire à l’intérieur avec confiance. Lire
à l’intérieur de la foi. Quel merveilleux
programme! Encore faut-il la communiquer, cette “lecture”-là,
et la communiquer aujourd’hui.
Parmi beaucoup d’autres possibles, je
voudrais, au terme de cette journée et sous forme d’envoi,
vous proposer trois chemin. Il me semble
que pour communiquer l’intelligence de la foi au cœur
de la modernité, il est important de proposer aujourd’hui
un triple accueil : de la déchirure, de la mémoire
et de l’imaginaire.
-
Accueillir la déchirure
Je pense à ce personnage de Dante dont
parle Sulivan, et qui marche contre la nuit. Il a le soleil
dans le dos. Des gens l’accompagnent.
Mais il avance dans le noir.
Il tient donc sa lanterne par derrière pour éclairer
ceux qui suivent, tandis que lui-même marche contre
la nuit.
N’est-ce la situation concrète
dans laquelle nous nous trouvons ? La fin des idéologies
laisse un vide. Et, ce qui est plus grave, cette fin des idéologies
entraîne souvent avec elle la fin des solidarités.
Si le totalitarisme, c’est le refus de
l’altérité, et si la qualité d’une
démocratie se juge à sa qualité d’ouverture
à l’autre, je trouve que nous vivons un moment
difficile, parce que la peur de l’autre est grande.
L’autre qui peut être le jeune, le vieux, le mourant,
le chômeur, le demandeur d’asile, l’étranger…
Le mur de Berlin est tombé, mais nous
sommes en train d’ériger de nouveaux rideaux
de fer… et vous savez comme moi que face à ce
que quelqu’un appelait “l’insoutenable complexité
du monde moderne”, la tentation de repli identitaire
s’affirme de plus en plus.
«Pourquoi se méfier du monde?»
demande Rainer Maria Rilke dans ses lettres à un jeune
poète : «Il n’est pas contre nous. S’il
est en lui des effrois, ce sont nos effrois ; s’il est
en lui des abîmes, ces abîmes nous appartiennent
; des dangers se trouvent-ils là, nous devons essayer
de les aimer». (2)
Marcher à contre nuit, naviguer dans
l’incertitude, vivre la complexité, habiter la
tension, accueillir la déchirure… je ne vois
pas d’autre chemin quand il s’agit de communiquer
l’intelligence de la foi.
Il y a quelques temps,
Olivier Clément
dont j’ai la chance d’être, au plan académique,
le parrain (puisqu’il est docteur honoris causa de notre
université), Olivier Clément me disait regretter
l’absence du tragique dans l’église catholique.
D’où le simplisme de certains discours. Il le
faut pourtant. «Il faut que le Dieu de la vie et de
la joie rejoigne l’homme moderne au plus souterrain
de son enfer». C’est le cri de Dimitri Karamazov
condamné au bagne pour un crime qu’il a commis
sans le commettre, comme nous tous: «Si l’on chasse
Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous la terre!» (3)
J’attends de mon église qu’elle
me rencontre sous la terre.
J’attends de mon église qu’elle me rejoigne
au cœur même de ma déchirure.
Travailleur de la nuit engagé, comme tant d’autres,
dans des luttes aux issues incertaines, j’attends de
mon église une parole à la hauteur de la complexité
et du tragique de la modernité.
-
Accueillir la mémoire
Mais pour être du monde, il faut être
chez soi. Si grandir c’est partir, disait J.M. Faux,
naître, c’est appartenir.
En me promenant, quelque
fois, dans le cimetière
du village, il m’arrive de m’arrêter devant
les tombes, et notamment celle de l’ancien patron des
Syndicats chrétiens (4).
Peu de temps avant sa mort, il avait émis le
vœu d’être enterré là-bas,
à Ste-Marie, “parce que c’est là
qu’un quinze août, mes parents se sont rencontrés”.
«Là-bas, (en Afrique), écrit
Le Clezio, les gens croient qu’un enfant est né
le jour où il a été créé,
et qu’il appartient à la terre sur laquelle il
a été conçu».
«Avant de mourir, ajoute Sulivan, c’est
la langue de l’enfance que l’on parle».
Une nuit j’avais assisté à l’agonie
d’une femme étrangère, blessée
à mort. Elle avait oublié sa propre langue et
parlait le français. A la fin, elle se mit à
gémir en slave. Un ami m’avait dit : «Avant
de mourir, si l’on parle, c’est toujours dans
la langue de son enfance, comme dans la tendresse et l’amour».
Chez les gitans, nous
dit Françoise Dolto,
quand un vieux musicien se sent vieillir, la tribu s’inquiète
à propos de la relève : “il faudra bien
qu’un enfant reprenne”.
Et à partir de ce jour-là, pendant les six dernières
semaines de la grossesse d’une femme et les quelques
semaines qui suivent l’accouchement, le vieux musicien
vient jouer pour le fœtus puis pour le bébé.
Il vient tous les jours et il joue de tout son cœur,
le mieux qu’il peut. Et quand est venu pour l’enfant
l’âge de s’exprimer, on est certain que
cette musique-là, il va la faire entendre à
son tour, à sa manière, en reprenant l’instrument
du vieux musicien.
Vous l’avez compris, je pense, pour accueillir
la déchirure, il faut donc accueillir la mémoire.
Pour communiquer aujourd’hui l’intelligence de
la foi, il faut «reboiser l’âme humaine»
dit Monseigneur Danneels. Interviewé, il y a peu, à
l’occasion de ses dix ans de cardinalat, le primat [de
l’église catholique] de Belgique s’interrogeait
sur cette “fièvre religieuse” contemporaine,
jusque-et y compris dans la publicité; lorsque l’Esprit
Saint se trouve associé à une marque de voiture
et la Dernière Cène à une eau minérale,
il reste encore à se demander par quel mystère
la religion-objet vient tenir compagnie à la femme-objet…
Pour le docteur Yves Prigent, "le désir
de secte ordinaire" est partout, et bien plus proche
de chacun qu’il n’y paraît : dans les écoles
de pensée, dans les églises, les groupes militants,
dans les médias, dans la publicité… Le
désir de secte ou le désir de se faire sa petite
religion personnelle, à travers une sorte de “gentil
syncrétisme”.
Il y a trop de gourous,
aujourd’hui, et
pas assez de maîtres. Le
maître, le vrai, n’est pas un magicien
mais un musicien. Il n’est pas un vendeur de sens mais
un chercheur de route; et lorsqu’il communique l’intelligence
de la foi, loin d’alourdir, il allège.
«Face à l’excès des
signes en circulation, dit Ricœur, l’aptitude à
intérioriser et donc à opérer une sélection
semble bien nous faire défaut». Le nombre de
livres augmente mais la lecture diminue.
La communication s’élargit, mais
l’information se rétrécit. Comme dit le
poète Jean Grosjean, «ce n’est pas parce
qu’on vend plus de pantalons que le peuple est mieux
culotté». (5)
Nous vivons, en d’autres termes, dans
l’actualité de signes passagers et très
vite remplacés. Si bien qu’au bout de trois jours,
les Kurdes sont oubliés…
Dans ce contexte-là, Ricœur souligne
l’urgence de restituer à l’actualité
son épaisseur historique.
«Cela me paraît d’autant plus
vital, confie-t-il, qu’une société comme
la nôtre, où l’on jette les objets vieillis,
a pour caractéristique de ne pas avoir de passé.
Notre attention est sautillante et superficielle, dit encore
Ricœur, et nous sommes pris au piège de la médiatisation
à court terme». D’où l’importance
- même si c’est un art difficile - de préserver
la mémoire en l’articulant sur l’actualité.
- Accueillir l'imaginaire
Je ne pense pas qu’il soit vraiment possible
de communiquer aujourd’hui l’intelligence de la
foi sans accueillir aussi l’imaginaire. L’imaginaire
qui, précisément, au carrefour de la mémoire
et de la déchirure, donne un nouveau souffle, une nouvelle
inspiration à cette communication-là.
Comprenez-moi bien. Je
n’invite à
aucun concordisme. L’enjeu n’est pas non plus
de faire du “marketing évangélique”
et je ne demande pas aux chrétiens de cultiver “une
bonne image” envers et contre tout! Il ne s’agit
pas d’imiter, de ressembler, d’être à
la mode. Il y a dans l’Evangile une “rupture”
que les églises ne doivent pas effacer. Mais tout le
problème, justement, est de raconter cette rupture,
et de la raconter aux hommes d’aujourd’hui.
C’est pour cela qu’il est urgent
de réactiver l’imaginaire chrétien.
A mes yeux, les églises communiqueront
mieux le jour où elles s’intéresseront
vraiment à la littérature, y compris la littérature
populaire et singulièrement, le roman, mais aussi la
B.D., le cinéma, le théâtre, le journal,
le feuilleton télévisé… là
où les hommes disent leurs rêves et leurs inquiétudes.
Là où se rencontrent parfois quelques unes des
plus saisissantes paraboles d’aujourd’hui.
Le jour, aussi, où elles feront plus
large place aux poètes, et donc à l’irruption
de “l’imprévisible” et de “l’infranchissable”.
Fréquenter la littérature donc,
et plus largement la fiction, non pas pour faire “joli”
ou pour “illustrer”, mais pour retrouver un son,
une intériorité et une pudeur qui me paraissent
indispensables à l’intelligence de la foi.
-
Un “son”
d’abord
C’est le chanteur wallon Julos Beaucarne
qui disait un jour que «le sens est souvent dans le
son». Je me demande parfois si l’église
- catholique en particulier - n’est pas d’abord
en rupture de son avec son époque. Et si son premier
travail n’est pas de retrouver le “juste ton”
pour que cela “sonne” moins faux?
Peut-être des artistes,
des chanteurs, des mystiques peuvent-ils y aider?
Je songe au pianiste américain Tom Moore
qui avait trouvé, disait-il, un piano qui joue du
silence autant que du son.
«Celui qui entre dans le silence devient-il
haut-parleur?» demande Julos Beaucarne. Le silence
est-il haute-parlure?
Rûmi, un mystique musulman soufi, fondateur
au 13e siècle des célèbres derviches
tourneurs, s’inscrit dans la même tonalité
lorsqu’il écrit :
«Il n’y a pas de verre ici, mais
le vin est distribué. Il n’y a pas de fumée,
mais ça brûle. Ecoute les sons qui ne sont pas
joués et ce qui se passe au travers de cette
musique.»
Fréquenter la fiction pour retrouver
un son mais pour retrouver aussi, et paradoxalement, un intérieur,…
-
Une intériorité
«L’homme est rare» observait
Marcel Légaut. L’homme intérieur est encore
plus rare. L’homme intérieur, je veux dire celui
qui ne s’absente pas de soi-même, qui ne vit par
hors de soi. C’est un homme pauvre en certitudes.
Il n’est pas idéaliste! La vie
intérieure n’a rien à voir avec l’idéalisme.
C’est une vie concrète, charnelle, sensuelle,
proche des sens. L’homme intérieur ne déserte
pas, mais il est capable de désert.
«L’homme intérieur est celui
qui ne se perd pas» nous confie Lucien Guissard pour
qui, vous le savez, le dialogue est important entre l’univers
romanesque et le spirituel. «N’oublions pas, dit-il,
que des écrivains même non croyants peuvent porter
le lecteur vers le spirituel, vers "l’immense invisible",
pour reprendre le mot de M. Yourcenar».
Un son. Une intériorité.
Je terminerai en parlant de…
- … la
pudeur
C’est qu’en effet, là encore,
la littérature, la poésie, offrent un chemin
à l’intelligence de la foi. Parce que cette littérature,
cette poésie, cette fiction mais aussi les mots d’amour
ou les cris de colère, s’ils sont justement proférés,
dit Prigent, ces mots, ces images «sont toujours des
“mi-dire”, du clair-obscur, de l’ellipse,
de la formulation énigmatique, la reconnaissance humble
et heureuse de l’incapacité à englober
la réalité dans la saisie totalitaire d’un
discours. »(6)
Je rêve d’une église qui
serait heureuse de parler par “mi-dire”. Heureuse
de dire Dieu à demi-mots, sur la pointe des pieds.
Ce n’est pas parce qu’on crie fort que la parole
est forte.
Il y a une manière de communiquer l’intelligence
de la foi qui, sous prétexte de témoignage,
m’apparaît presque impudique. Ce n’est pas
la nudité qui est impudique, mais la violence du dévoilement.
«Dieu est notre pudeur, dit Michel Serres,
Dieu est notre pudeur et nous devons le protéger. […]
Ce qu’il a d’infini, c’est sa fragilité.
Aussi ne peut-il être protégé que dans
ce qu’il y a de plus caché en nous».
À la fin du deuxième
siècle de notre ère, l’auteur - inconnu
- de “l’Epître à Diognète”
n’était pas tellement éloigné de
cet esprit-là lorsqu’il écrit : «Les
chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par
le pays, ni par le langage, ni par le vêtement…
Ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens
le sont dans le monde. L’âme est répandue
dans tous les membres du corps comme les chrétiens
dans les cités du monde. Si noble est le poste que
Dieu leur a assigné qu’il ne leur est pas permis
de déserter».
Gabriel Ringlet,
Lille, mars 1993, VIVRE 93/2
1. Cité par
Philippe Baud et Jacques Neirynck, Première lettre
aux techniciens,
Lausanne, Presses polytechniques et universitaire romandes,
1990
2. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune
poète, Le Livre
de poche, n° 6904, pp. 71-72
3. Olivier Clément, Anachroniques, Paris, DDB, 1990, p. 98
4. N.D.L.R. Par “chrétiens” il faut
entendre “catholiques”
5. Jean Grosjean, Araméennes, Paris, Cerf, 1988, p. 79
6. Yves Prigent, Une vérité singulière,
Paris, Albin Michel, 1992, p. 10
Né en
1944, Gabriel Ringlet est prêtre du diocèse de
Liège (Belgique) depuis 1970. Vice-recteur et professeur
à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve,
il a présidé de 1982 à 1987 le Département
de Communication Sociale où il dirige la section «Information
et Journalisme». Théologien, il a écrit
plusieurs ouvrages sur la presse locale, l’écriture
journalistique, le journalisme littéraire, l’information
religieuse. L’article que nous publions a fait l’objet
d’une conférence à Lille, le 27 mars
1993.
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