Tu
veux aller vers l’infini, tourne-toi d’abord de
tous côtés dans le fini.
Goethe
Ce titre fait écho à une savoureuse
chronique radiophonique du professeur Théodore Monod,
membre de l'Institut, “Un mythe moderne: la terre ferme”,
recueillie dans L'hippopotame et le philosophe,
Actes Sud, 1993. Le philosophe, en l'occurrence, c'est Schweitzer
découvrant, à la vue d'un troupeau d'hippopotames
sur l'Ogooué, la formule du Respect de la
Vie (Ehrfucht vor dem
Leben).
Albert Schweitzer éleva la voix pour
dénoncer une église avec des frontières
et des dogmes solides, une église tentée de
se substituer au Royaume de Dieu, au lieu de le servir. Il
entendait par là que le protestantisme ne pouvait devenir
une voie (et une voix) vivante(s) pour le générations
successives que "surgissent constamment des penseurs
qui, dans l'esprit de Jésus, mais en tenant compte
du monde où ils vivent, transforment la foi en connaissance" (1).
Partout où le protestantisme se contente d'être
une foi traditionnelle, il perd toute relation avec la vie
spirituelle du moment, et toute faculté d'adaptation.
Dès que cesse le débat entre la tradition et
la pensée, la sincérité chrétienne
est en danger.
Autrement dit, je suis
persuadé qu'un
protestantisme qui n'oserait plus mettre la vérité
historique et scientifique au service de la vérité
spirituelle recèlerait une faiblesse interne, si fort
qu'il se figure être. Le respect de la vérité,
comme telle, doit être inhérent à notre
foi, si nous ne voulons pas être “des gens de
peu de foi”, et le premier signe en est le respect de
la vérité historique et scientifique. Autrement
dit encore, osons le risque de passer notre foi au crible
de la pensée.
Heureux de partager avec
vous un aspect important de ma vie spirituelle, je n'ai
pas l'intention de faire ici
une apologie du protestantisme libéral (qui, comme
chacun le sait, remonte historiquement aux sources de la Réforme)
et ce, au sens d'une défense telle qu'on la pratique,
hélas, trop souvent chez les orthodoxes et les fondamentalistes.
Pour ceux-ci, l'apologie consiste à affirmer que le
christianisme (le leur) renferme des vérités
qui sont au-dessus de toute intelligence et qui n'ont donc
pas à être confrontées à la raison.
A mon avis, se comporter
ainsi revient à
se retirer, tels des sectaires, sur une montagne fortifiée,
position certes inexpugnable d'une élite religieuse,
mais d'où l’on ne peut prétendre annoncer
le message de Jésus.
Je voudrais illustrer
mon propos par cette belle page de l'évangile, celle de la Cananéenne dans
Matthieu 15. En effet, la soi-disant “élite religieuse”
du temps de Jésus, ses disciples, et les premiers chrétiens,
ensuite, étaient survoltés par un sentiment
de supériorité, rongés par le cancer
du doute et de la jalousie, étouffés par la
dictature des conventions et l'étroitesse des traditions.
Le message de Jésus, que les pharisiens se refusent
à comprendre et à accepter, que les disciples
ont peine à digérer, sera par contre étonnamment
perçu par un être doublement “inférieur”
parce que femme et parce que païenne. Un comble ! Gênante
et agaçante cette Cananéenne qui interpelle
les Juifs qui ne peuvent, elle le sait, lui adresser la parole
sans se souiller. Habiles et très respectueux des traditions,
ces pieux disciples qui suggèrent à leur maître:
“Donne-lui son miracle et nous aurons la paix !”.
Rencontre providentielle
car l'insistance de la femme aura raison du mutisme légaliste de Jésus.
La païenne le met au pied du mur. Serait-il lui aussi
enfermé dans les préjugés de sa race
et de la religion des ancêtres ? Inattendue et singulièrement
choquante mais combien noble et émouvante sera la réaction
du prophète de Nazareth ! D'un mot, Jésus balaie
conventions, prescriptions et règlements, nés
de la mesquinerie et de la peur des hommes, pour amorcer un
échange qui deviendra communion. Face aux pharisiens
scandalisés et aux disciples ébahis, Jésus
fera crédit aux paroles d'une femme, à la foi
d'une païenne, jusqu'à lui permettre de révéler
la grandeur de son être et la profondeur de sa confiance...
Elle recevra le miracle espéré et l'amitié
du maître, ce qu'elle ne pouvait même pas imaginer.
Nous avons nous aussi,
peut-être, nos
chiens et nos “Cananéennes”. L'esprit de
ghetto, de clan ou de caste, nous guette aussi, au sein de
l'Église Protestante Unie de Belgique. L'élitisme
-qui impose “sa vérité”- risque
toujours de nous tenter jusqu'à la méfiance
souveraine, jusqu'au au mépris à peine dissimulé
ou à l'orgueilleuse conviction de supériorité.
Mais heureusement que des “petits chiens” nous
aident à faire sauter les barrières de notre
sectarisme pour nous ouvrir aux richesses d'autrui, à
la fraternité universelle.
Le contraire de la vérité n’est
donc pas l’erreur, mais le fait d’imposer sa vérité.
“Mettre la vérité au concours”(2),
telle est la conviction des libéraux, la condition
de toute recherche de Dieu, la règle de toute tolérance.
Mais à condition que cette dernière ne devienne
pas de l’indifférence et sache maintenir comme
une exigence ce combat de la foi où s’équilibrent
le non et le oui.
Ainsi, la foi protestante
libérale est
d’abord une foi chrétienne “qui attache
la plus grande valeur à la rectitude de la conduite,
par conséquent à la pratique. Elle n’est
pas l’adhésion à un catalogue de formules
philosophiques, religieuses ou dogmatiques. […] Cela
implique évidemment une grande liberté d’esprit,
puisque même si nous employons des formules qui peuvent
paraître identiques à celle de l’orthodoxie
ou du fondamentalisme, nous conservons toujours le droit de
les interpréter pour les mettre en relation avec les
exigences de notre conscience”.(3)
Théologiquement donc, la foi protestante
libérale insiste plus sur le message et l'éthique
de Jésus que sur l'aspect événementiel
et doctrinal qui a été le facteur de divisions
et de luttes outrageuses au sein du Christianisme.
Sans nostalgie aucune,
je vous l'assure, pour mon ancienne église, l'Église Protestante de
Belgique (EPB), je continuerai à plaider pour une église
ouverte, en recherche, pluraliste, un peu comme cette église
qu'avait en vue Luther, dans ses trois grands écrits
réformateurs de 1520, une église plus libérale
et d'une autre nature que celle qui a été finalement
réalisée, l'église unie qui
prétend restaurer la foi ancienne de l'église
des sept premiers siècles. Car une église dite
“protestante réformée” est en vérité
la communauté de ceux qui cherchent. Cette église
dont je parle, notre église, l'EPUB, se trouve aujourd'hui
devant le danger de cesser d'être une force spirituelle
et prophétique engagée au sein d'une société
laïque et démocrate, et risque de n'être
plus qu'un simple facteur normatif d'une société
qui favorise la pensée unique.
Je prie Dieu de nous donner
la force et la sagesse d'oser nous rapprocher les uns les
autres avec la plus sereine
objectivité, afin de vivre une réelle fraternité,
sans craindre la différence, sans lorgner en arrière.
Ensemble, osons l'avenir avec ce sens de la responsabilité
qui nous fait adhérer au monde, de cette "adhérence" qui
forme la foi.
Pour terminer, je voudrais partager avec vous
une parole d'Albert Schweitzer (4) qui illustre ce que je
pense :
« La religion
de notre temps ressemble à un fleuve africain pendant
la saison sèche : un lit immense, des bancs de sable
et, au milieu, un filet d'eau qui cherche son chemin. On essaye
de s'imaginer qu'autrefois un fleuve remplissait ce lit, que
les bancs de sable n'existaient pas, mais qu'il coulait majestueusement
entre les berges et qu'un jour il en sera de nouveau ainsi.
Est-il possible qu'autrefois il remplissait ce lit ? Y a-t-il
eu une époque où la religion éthique
était une force dans la vie spirituelle ? Oui, à
l'époque du rationalisme du XVIIe siècle. Alors,
la religion éthique et la pensée formaient une
unité. La pensée était religieuse et
la religion était pensante. Parce qu'elle était
déterminée par des idées religieuses
et éthiques, la pensée de cette époque
entreprit de se représenter la réalité
comme elle devrait être. Elle possédait un idéal
éthique et elle se mit à transformer la réalité en
accord avec lui. »
Pierre A. Bailleux
03|09|2001
(1) La mystique
de l'apôtre Paul, chapitre XIV : "Ce qu'il y a d'impérissable
dans la mystique de l'apôtre Paul".
(2) Expression utilisée au début du XIXe siècle
dans différentes publications libérales. Cfr
J.-J. Goblot, "Les mots sous la Restauration",
in Civilisation Chrétienne, Approche Historique
d’une Idéologie, Beauchesne, Paris, 1975, pp. 208-2229.
(3) Isabelle Jarry, Théodore Monod, Plon, Paris, 1990, pp. 216-217
(4 ) Religion in modern Civilization,
1934 Traduction de Jean-Paul Sorg (AFAAS).
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