retour petite gazette
 Les chroniques



    Nadine de Vos

 

(1) Léo Ferré, extrait du Testament phonographique.

 

   

 


Solitudes

 

 

« C’est à trop voir les êtres sous leur vraie lumière qu’un jour ou l’autre nous prend l’envie de les larguer. La lucidité est un exil construit, une porte de secours, le vestiaire de l’intelligence. C’en est aussi une maladie qui nous mène à la solitude. (1)

Cher Léo Ferré,

la maladie dont tu parles – la lucidité – est en fait un remède qui nous guérit de nos illusions et nous fait prendre conscience de la réalité. Certes, le traitement peut être douloureux et nombre d’entre nous refusent de le suivre.

La vraie lumière, celle qui met bas les masques et les fards, finit tôt ou tard par filtrer à travers les apparences et malgré l’épaisse couverture de la bonne éducation. Cet éclairage cru qui tombe sur le clown dégrimé le révèle tel qu’il est : un humain pathétique déserté par son personnage scénique, dont le rôle, pourtant bien étudié et bien rôdé par des années d’exercices devant le miroir et des années de comédie, se met à sonner faux.

La gente dame est un masque qui cache une mégère même pas apprivoisée ? Le gentleman élégant et courtois est une marionnette animée par un goujat odieux ? L’ami cultivé et attentif n’est qu’un mythomane manipulateur ? … La lucidité, potion amère, montre l’imposture et nous aide à larguer les usurpateurs comme on réduit une fracture : le soulagement succède à la douleur.

Le cercle familial et amical se retrouve alors clairsemé comme un crâne vieillissant mais l’apparente solitude qui s’en suit, celle dont parle le poète, est plutôt bienfaisante : l’air est frais une fois passée la porte de secours.
Outre cette solitude choisie ou acceptée comme une thérapeutique libératrice, il en est une autre, inéluctable et fondamentale, à laquelle nul ne peut se soustraire. Elle est notre lot et il serait navrant de la gâcher en s’obstinant à la fuir ou à l’ignorer.

Au-delà des traditions et des formules consacrées, au-delà des rôles et des répliques convenues, il est vain de croire que nous pouvons nous identifier à autrui, ressentir ce qu’il ressent, éprouver sa souffrance, sa joie ou son allégresse. Tout au plus, établissons-nous certaines similitudes factuelles en imaginant ce que l’autre vit, par comparaison avec notre expérience personnelle. Ce qui est scandaleusement simplificateur et égocentrique, peut-être même narcissique.

Nous ne pouvons « compatir » qu’en mots ou en intentions, en fonction de notre propre vécu – physiologique, psychologique, relationnel – de nos propres tropismes, de notre propre point de vue sur le monde et, surtout, selon les impératifs fixés par la société qui dicte les comportements convenables à adopter en toutes circonstances. L’empathie est un leurre, un effet de miroir. Nous sommes seuls face à notre reflet.

Cette solitude-là fait notre singularité – personne, ne peut vivre ou mourir à notre place – et cette singularité fait notre richesse : l’expérience de chacun est unique et irréductible et, en tant que telle, doit impérativement être respectée.

Respecter l’altérité et son unicité, refuser d’envahir – d’encombrer – l’espace émotionnel de l’autre n’est pas synonyme d’indifférence ou de froideur : ni la lucidité, ni l’éloignement n’anesthésient la sensibilité.

Chacun d’entre nous est seul sur sa chaise qu’il ne peut partager, mais à tout moment, il peut choisir de rester à côté des autres, à portée de voix et d’écoute, ou bien de se tenir à distance, dans un exil construit.

Nadine de Vos. 26 août 2007