« C’est à trop
voir les êtres sous leur vraie lumière qu’un
jour ou l’autre nous prend l’envie de les larguer.
La lucidité est un exil construit, une porte de secours,
le vestiaire de l’intelligence. C’en est aussi
une maladie qui nous mène à la solitude. (1)
Cher Léo Ferré,
la maladie dont
tu parles – la
lucidité – est en fait un remède qui
nous guérit de nos illusions et nous fait prendre
conscience de la réalité. Certes, le traitement
peut être
douloureux et nombre d’entre nous refusent de le suivre.
La
vraie lumière, celle qui met bas les masques et
les fards, finit tôt ou tard par filtrer à travers
les apparences et malgré l’épaisse couverture
de la bonne éducation. Cet éclairage cru qui
tombe sur le clown dégrimé le révèle
tel qu’il est : un humain pathétique déserté par
son personnage scénique, dont le rôle, pourtant
bien étudié et bien rôdé par des
années d’exercices devant le miroir et des années
de comédie, se met à sonner faux.
La gente
dame est un masque qui cache une mégère
même pas apprivoisée ? Le gentleman élégant
et courtois est une marionnette animée par un goujat
odieux ? L’ami cultivé et attentif n’est
qu’un mythomane manipulateur ? … La lucidité,
potion amère, montre l’imposture et nous aide à larguer
les usurpateurs comme on réduit une fracture : le
soulagement succède à la douleur.
Le cercle
familial et amical se retrouve alors clairsemé comme
un crâne vieillissant mais l’apparente solitude
qui s’en suit, celle dont parle le poète, est
plutôt bienfaisante : l’air est frais une fois
passée la porte de secours.
Outre cette solitude choisie ou acceptée comme une
thérapeutique
libératrice, il en est une autre, inéluctable
et fondamentale, à laquelle nul ne peut se soustraire.
Elle est notre lot et il serait navrant de la gâcher
en s’obstinant à la fuir ou à l’ignorer.
Au-delà des
traditions et des formules consacrées,
au-delà des rôles et des répliques convenues,
il est vain de croire que nous pouvons nous identifier à autrui,
ressentir ce qu’il ressent, éprouver sa souffrance,
sa joie ou son allégresse. Tout au plus, établissons-nous
certaines similitudes factuelles en imaginant ce que l’autre
vit, par comparaison avec notre expérience personnelle.
Ce qui est scandaleusement simplificateur et égocentrique,
peut-être même narcissique.
Nous ne pouvons « compatir » qu’en
mots ou en intentions, en fonction de notre propre vécu – physiologique,
psychologique, relationnel – de nos propres tropismes,
de notre propre point de vue sur le monde et, surtout, selon
les impératifs fixés par la société qui
dicte les comportements convenables à adopter en toutes
circonstances. L’empathie est un leurre, un effet de
miroir. Nous sommes seuls face à notre reflet.
Cette
solitude-là fait notre singularité – personne,
ne peut vivre ou mourir à notre place – et cette
singularité fait notre richesse : l’expérience
de chacun est unique et irréductible et, en tant que
telle, doit impérativement être respectée. Respecter l’altérité et
son unicité,
refuser d’envahir – d’encombrer – l’espace émotionnel
de l’autre n’est pas synonyme d’indifférence
ou de froideur : ni la lucidité, ni l’éloignement
n’anesthésient la sensibilité.
Chacun
d’entre nous est seul sur sa chaise qu’il
ne peut partager, mais à tout moment, il peut choisir
de rester à côté des autres, à portée
de voix et d’écoute, ou bien de se tenir à distance,
dans un exil construit. Nadine de Vos. 26 août 2007 |