On doit à Jean-Pierre
Osier une série d'études
et de traductions d'ouvrages consacrés à divers
aspects de la philosophie chrétienne et juive; dont
un certain nombre figure dans notre bibliothèque (1).
Son analyse de l'œuvre du théologien et légiste
Faust Socin (1534-1624) constitue l'objet de ces lignes.
D'origine
siennoise, comme son oncle Lelio (1525-1563), dont il a développé les
idées, Faust Socin
se présente comme anti-trinitaire, s'opposant de ce
fait pratiquement à toutes les orthodoxies qui lui sont
contemporaines. Selon l'expression synthétique et très
judicieuse d'André Réville (2), la théologie
socinienne constitue un "rationalisme supranaturaliste",
alliant une critique résolument rationnelle des textes
testamentaires à une foi profonde dans l'existence d'une
révélation biblique surnaturelle, point de vue
sur lequel il faut insister. L'Esprit Saint est perçu
comme une influence par laquelle Dieu éclaire, guide
et soutient l'approche des Ecritures. Le Christ, Fils unique
et porteur du Verbe, n'est qu'un homme qui s'élève à travers
l'obéissance jusqu'à la sainteté parfaite,
d'une ressemblance avec Dieu (loc. cit.). Le passage de Jean
XIV : 13-14 étant pris dans le sens de la dépendance
absolue. Sous forme unique, mais doué de deux natures
personnelles, le Christ socinien, à la fois parfait
et imparfait, impassible et souffrant, prié et priant,
répond à l'image qu'en évoque l'épisode
déchirant du Jardin de Gethsémané.
Faust
Socin relativise par ailleurs la portée des rites
du baptême et de la Cène, et développe
l'idée d'un christianisme sans sacrifice, du moins
sous l'angle expiatoire classique. Celui-ci est accompli
non pas
sur la croix, mais au ciel, par le Christ de la Résurrection,
qui se présente devant Dieu en faveur de l'humanité tout
entière. Corrélativement, l'athée qui
se conforme à une éthique chrétienne,
n'est pas écarté de la justification (loc.
cit.).
Tout ce contexte d'idées a baigné dans
le climat religieux contestataire de la Renaissance italienne.
Socin
cite d'ailleurs explicitement Dante. Rappelons à cette
occasion que Giordano Bruno et Michel Savonarole étaient
des moines dominicains et qu'il existe à l'époque
un mouvement critique juif ou judaïsant, anti-talmudique,
d'esprit parallèle. La théologie socinienne,
dont le catéchisme n'était
pas entièrement rédigé au décès
de son fondateur, a néanmoins retenu l'attention d'un
monde d'érudits, de pasteurs et de théologiens
appartenant aux grandes églises institutionnalisées.
Sauf d'éphémères périodes, dont
témoignent en particulier la Lituanie et la Pologne
du 16e siècle, où elle fut florissante, l'église
socinienne a été l'objet de persécutions
de la part de toutes les orthodoxies, mais elle a survécu
sous forme sui generis, en Transylvanie jusqu'à nos
jours.
Dans le monde anglo-saxon, son influence diffuse
se fond dans le mouvement unitarien, beaucoup plus général
(3).
Dans les Pays-Bas du nord, des traductions
en néerlandais
d'ouvrages de Socin témoignent de leur audience dans
les milieux arminiens et même baptistes de la première
période.
L'hypothèse d'une incidence sur le
mouvement déiste
français des "lumières", est fragilisée
par la distance qui sépare une foi fondamentale dans
le Dieu de la Révélation des perspectives à dominante
projective et philosophique. Le dieu d'un Voltaire est le
gardien des privilèges d'une société bourgeoise
nantie. Celui du pseudo-piétisme d'un Rousseau ne
retrouve une dimension chrétienne évidente
que dans les développements romantiques tels que le
catholicisme grandiloquent de Chateaubriand, ou les tendances
socialisantes
de Lamennais. Remarquons qu'un Robespierre et ses émules
eussent été plus heureusement inspirés
par le dieu voltairien que par celui de Rousseau.
La dialectique
socinienne participe d'une logique aristotélicienne
scolastique et des moyens forcément limités
d'une philologie naissante. Leur articulation se révèle
en particulier dans le commentaire de notions telles que
le "rachat",
traité sous un angle spécifiquement légaliste.
L'expression biblique 'au commencement' étant prise
dans un sens historique pour Genèse I, et métaphorique,
peu convaincant, dans le Prologue de Jean, dont sont d'ailleurs
absentes toutes lectures métaphysiques ou mystiques. La
diffusion et la généralisation des idées
développées par cette doctrine, à la
fois originale et prosaïque, doivent peu de choses à un
commentaire rationnel mais souvent philosophiquement fragile.
Sans qu'on puisse parler d'influence directe, les acceptions
unitariennes sont certes avalisées d'une manière
plus ou moins avouée et plus ou moins consciente par
la théologie personnelle de fidèles de confessions
chrétiennes diverses. Mais il faut souligner qu'une
même conviction monothéiste peut se tourner
tout aussi instinctivement vers la perspective opposée
d'une résorption de la nature humaine de Jésus
dans l'essence divine du Christ, selon une optique monophysite
(4).
Nous limiterons donc notre critique en soulignant
que, selon la perspective du libéralisme protestant,
aucune structure théologique ne peut prétendre épuiser
les ressources d'une foi dans la Révélation,
ni orienter par un biais liturgique étroit l'approche
et le vécu de Celle-ci dans un cadre cultuel.
Jacques
Morlet
(article paru dans "Le Lien", bulletin de l'église
du Musée)
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