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 Les chroniques



   Harold Bloom

 

Traduit par Jean Dirieckx, professeur honoraire de l’EPFC, Bruxelles, mai 2007

 

   

 


Ralph Waldo Emerson (1803 – 1882)

 

 

Rraduit de Harold Bloom (1), Genius, Fourth Estate, Londres, 2002, pages 336-344

« Nous ne pouvons dire comment souffleront les vents, capricieux et variables. Comment dès lors comprendre la loi de nos changeantes humeurs et de notre suggestibilité. Elles diffèrent du tout au rien. À la place du firmament d’autrefois, dont nos yeux ont besoin, nous sommes aujourd’hui enfermés dans une coquille d’œuf : nous ne pouvons plus voir ce que sont et où sont les étoiles de notre destin.

Jour après jour, les réalités essentielles de la vie restent cachées à nos yeux. Tout à coup, le brouillard se lève et les révèle à nos yeux et nous pensons au temps précieux qui s’est écoulé et que nous aurions pu utiliser si nous avions eu la moindre intuition de ces choses. Notre route monte soudain et nous voyons l’ensemble des montagnes, avec tous les sommets qui ont été présents tout le temps, mais pas à nos esprits.

Mais ces changements ne se font pas dans le désordre, et nous sommes engagés dans notre destin changeant (changeante fortune). Si la vie paraît être une succession de rêves, alors une justice poétique existe pour les rêves, aussi les visions des hommes de bien sont bonnes ; c’est le désir incontrôlé qui est stimulé par les mauvaises pensées et les infortunes. Quand nous contrevenons aux lois, nous perdons notre emprise sur la réalité centrale. Comme des malades à l’hôpital, nous passons de lit à lit, d’une folie à une autre ; et ce qui arrive à de tels naufragés – à ces créatures gémissantes, stupides, proches du coma – transférées de lit à lit, du néant de la vie au néant de la mort, ne peut avoir beaucoup de sens ! » (2)

Mon regretté ami Angels Bartlett Gramatti me disait toujours avec malice :
« Emerson est aussi doux que le fil barbelé ». Certes, le sage de Concord n’était pas toujours aussi dur qu’il l’est dans Illusions, The Conduct of Life, mais cette œuvre la plus réfléchie révèle le plus authentique Emerson et est l’expression la plus achevée de son immense génie.

Et le génie d’Emerson reste le génie de l’Amérique : il a établi notre vraie religion qui est post-protestante tout en faisant semblant de ne pas l’être. La Self-Reliance (confiance en soi) n’est pas une doctrine oonfortable ni réconfortante car elle invite chacun de nous à faire confiance à son propre génie, faute de quoi, à s’exclure et tomber.

« Destin », « Puissance » et « Richesse » s’ajoutent aux « Illusions » comme les quatre grandes parties de The Conduct of Life.

« Richesse » nous enseigne que « aussi longtemps que ton génie achète, l’investissement est sûr, même si tu dépenses autant qu’un roi ». De nouvelles capacités innées feront surface.

« Puissance ». Toute puissance est de même espèce, et participe à la nature du monde. C’est cette puissance qu’Emerson appelle « original action », un terme synonyme de Self-Reliance.

Et pourtant, l’action, pour l’Emerson des années de maturité, est circonscrite par le sens du destin. Il retourne à l’idée pré-socratique que le caractère est le destin, l’ethos, le daemôn, et son génie s’apaise en élevant des autels à la
« Belle Nécessité ».

« Pourquoi craignons-nous d’être écrasés par les éléments furieux,
nous qui sommes faits de ces mêmes éléments.
Dressons des autels à la Belle Nécessité
qui rend l’homme courageux
quand il croit qu’il ne peut éviter un danger
qui lui est assigné,
ni être menacé par un autre qui n’est pas pour lui. »

Si Emerson avait une obsession, c’était bien celle du génie américain.
« L’érudit américain », son discours à Harvard du 3 août 1837 sur l’originalité littéraire américaine, se transforme en un manifeste pour le génie et reste la méditation centrale sur le génie américain :

La seule chose précieuse au monde est l’âme active…
En agissant elle est le génie…

(1) Harold Bloom est décrit par le New York Times comme « un colosse de la critique [qui a] un esprit encyclopédique, une exubérante excentricité et un amour démesuré pour la littérature ». Harold Bloom est né dans une famille où l’on parlait yiddish et apprit l’anglais en lisant les poèmes de William Blake.
(2)Extrait de Illusions, The Conduct of Life