Non, il ne sera pas question
ici des tribulations d’un
gouvernement fantôme ni des désirs d’indépendance
des uns ou des souhaits belgicains des autres… mais de
notre beau parler belge.
« Au plus le chemin est long dans l'amour,
au plus un esprit
délicat sent de plaisir. »
Quelle idée saugrenue
ai-je eue, ce soir-là,
de prononcer devant témoins cette belge et inélégante
locution adverbiale ? Mon hôtesse, belge pourtant elle
aussi, piqua sur-le-champ une crise d’hystérie
digne de celles dont nous gratifiait notre professeur de
français,
in illo tempore, lorsque nous estropiions l’un ou l’autre
subjonctif, ou lorsque nous avions l’impudence de dire,
pour plaisanter – ou pas ? – « si j’aurais
su… », clin d'oil impertinentà P’tit
Gibus et à La Guerre des boutons.
Choquée
par la réaction – aussi atrabilaire
qu’intempestive – de la dame, je me drapai illico
dans une orgueilleuse belgitude mais ne pus m’empêcher
de m’interroger sur les tropismes de ces chasseurs
de belgicismes qui, braqués sur quelque formule qu’ils
tiennent – parfois à tort – pour fautive,
oublient les milliers d’autres qui font la saveur et
la richesse de notre langue. Il leur arrive même d’en
utiliser certaines dont ils ignorent sans doute la roturière
appartenance ou l’origine régionale.
Pourtant,
la chasse aux belgicismes semble avoir fait son temps ; elle « vieillit
comme la chasse à courre » ,
si on en croit le Service de la langue française qui
précise : « C'est en 1811 qu'apparaît
le mot belgicisme, dans un recueil anonyme intitulé Flandricismes,
wallonismes et expressions impropres dans la langue française. La plupart des répertoires qui ont inventorié nos
particularités se sont en effet attachés aux
fautes, réelles ou prétendues, que "commettent
fréquemment les Belges". »
Mais où se
trouve la frontière entre faute réelle
et faute prétendue ? Entre mauvais français
et régionalisme ? Peut-on dire, dans notre monde décentralisé,
multiculturel et – espérons-le ! – pluraliste
: « ce n’est pas français car ce n’est
pas dans le dictionnaire » ? Peut-on, inversement,
conclure : « c’est du bon français car
cela se trouve dans le dictionnaire » ? (2)
Prenons un
exemple. Le dictionnaire des difficultés
du français (3), nous apprend que « aimer de [comme dans « j’aime d’être ignoré »]
paraît affecté ». Autrement dit, cette
tournure, si elle figure bel et bien au nombre des belgicismes
par archaïsme
et de certains autres régionalismes, n'est nullement
vicieuse comme on pourrait le croire à en juger par
les cris d’orfraie de certains Fransquillons. Pour
l’Académie
(4), l’expression est vieillie et Littré (5)
précise
que « aimer de suivi d'un infinitif
est devenu un archaïsme;
mais, soutenu par d'excellents auteurs et n'ayant rien d'incorrect,
la poésie et le haut style ont toujours licence de
s'en servir. » En Belgique, on est souvent très
vieille France… Traquer la faute de français – la
vraie ! –,
le mauvais emploi des temps et des modes, le barbarisme,
est certes une noble mission. Mais pourquoi faudrait-il remplacer
une expression régionale qui n’est pas incorrecte
par une autre, considérée comme plus française
? En quoi la phrase « Tant plus le chemin est long
dans l'amour, tant plus un esprit délicat sent de
plaisir. (6) » est-elle
plus française que celle de mon exergue ?
Personnellement,
si je veux bien m’efforcer de dire dorénavant
: « plus on apprend, plus on ne sait rien » (7) ,
je ne suis pas prête, sous prétexte de leur
absence dans le dictionnaire, d’abandonner mes chers
et pittoresques archelle, aubette, cuberdon, estaminet,
guindaille, manche-à-balles, œuf à peler,
racrapoter, et tchic-et-tchac, vogelpik… sans oublier
septante et nonante ainsi que l’incontournable langage
administratif, politique et juridique particulier à notre
pays multilingue. Et ce n’est pas pour faire de
mon nez !
Nadine de Vos. Le 23 septembre 2007. (1) Voir sur le site officiel de la Communauté française
de Belgique - qui dépend du Service général
des Lettres et du Livre – l’article « Belgicismes » -
(2) Voir l’article d’André Goosse dans
Le Monde Diplomatique
: « Français,
dialectes et belgicismes », octobre 2000 -
(3) Jean-Yves Dournon, Le dictionnaire des difficultés du français,
Hachette, 1990.
(4) Voir les dictionnaires français en ligne
(5) Idem.
(6)Blaise Pascal, Discours sur les passions de
l'amour – cité par Littré
(7) Jacques Dutronc, On nous cache tout on nous dit rien.
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