Savoir
et comprendre ne sont pas des termes équivalents
On parle beaucoup
de religion. En « pour » ou
en « contre ». Surtout lorsqu’on
ne sait pas vraiment de quoi il s’agit. Ce qui est un
cas courant dans une civilisation éprise de rationnel.
Même des penseurs fort cultivés et sincères
ont, parfois, une ignorance étonnante de ce que signifie
la religion. Pour un penseur, apparemment, la religion est
une manière de penser.
Ainsi, la religion est identifiée à une
croyance et/ou une pratique majoritaire –éventuellement
une superstition héritée du passé, institutionnelle
et dogmatique. Qu’une telle « religion » existe
toujours : c’est évident. L’histoire
le confirme et les réactions parfois hostiles sont
souvent, hélas, justifiées. Pourtant, là n’est
pas l’essentiel. L’homo sapiens était
déjà -à sa
manière- religieux. Dès le néolithique,
les fouilles nous apprennent que l’on en enterrait
les morts d’une certaine manière. Cela suppose
mythes et rites. Certes, nous n’avons pas de textes.
Mais avant même l’invention de l’écriture,
les humains sont en relation avec ce qu’on appellera
plus tard une « religion ».
Toute l’histoire
humaine est marquée -en
tous lieux de la terre- par une religion, lors même
que cette religion n’est pas organisée en un
corps de doctrines. Plus tard viendront les références à un
ou plusieurs dieux, à des esprits bons ou mauvais, à des
prescriptions morales… Bref, des doctrines élaborées
et transmises dont les historiens des religions nous fournissent
des descriptions détaillées. Mais savoir et
comprendre ne sont pas des termes équivalents.
D’ailleurs,
il n’est pas de définition unique
de ce que signifie le mot « religion ».
Nous avons des descriptions, des inventaires, des analyses…mais
pas de définition unique. On ne peut, sans doute,
définir
que ce que l’on connaît -dans la mesure
même
où l’on connaît. Et cette connaissance
-en tout cas- n’est pas un savoir philosophique. Tout
se passe comme si les vêtements étaient
longuement décrits en détail, mais non le corps
qu’ils
habillent. C’est du corps qu’il est question
ici -certes,
brièvement.
La source et l'estuaire
Regardons une personne. Une
forme physique, un âge, une
allure, un style, un costume, des habitudes langagières,
des convictions exprimées, des attitudes familières….
Bref, ce qu’on appelle une personnalité sociale
bien reconnaissable. Est-ce tout ? Non, il y a aussi
un être intérieur
inconnu de celui-là même qui est cette personne
visible. Celui qui dit « moi » ignore
que ces « moi » sont aussi nombreux
et aussi évanescents que les émotions, les
désirs
et les craintes. Ce « moi » est momentané.
N’existe-t-il rien d’autre qui soit plus permanent
ou qui soit capable de devenir permanent ? Une « âme » ou
ce qu’on nomme ainsi communément. Encore que,
là aussi, les définitions soient nombreuses…
L’homme -au
contraire de l’animal- est
un être
d’évolution. Mais cette évolution possible
est conditionnée par un développement harmonieux
de deux sources différentes. Une vie animale indispensable
et une vie spirituelle (non simplement une vie intellectuelle).
Disons qu’une vie animale très développée
et très complexe est toujours une forme de vie animale.
Belle, mais vouée à une mort ordinaire.
La
terminologie utilisée pour ces deux aspects de
l’humain
varie selon les temps et les lieux : L’être
et le masque, l’essence et la personnalité… En
tout état de cause, il importe de distinguer ce qui
-en l’homme- lui appartient en propre et ce qu’il
a acquis (par son milieu, ses maîtres, son éducation
etc….).
Certes, on ne peut vivre en société sans un
masque social approprié. L’éducation
est d’ailleurs
l’apprentissage de ce masque sans lequel une vie sociale
harmonieuse serait impossible.En ce qui concerne la religion,
toute société humaine va élaborer une
somme d’usages et un corpus doctrinal (une « vérité »)
dans le cadre d’une culture donnée.
En fait,
nous naissons avec un pôle que l’éducation
va étouffer peu à peu. Le masque va croître
tandis que cette aimantation originelle va décroître.
Elle est encore sensible chez les jeunes enfants et chez
quelques artistes, mais disparaît habituellement chez
l’adulte.
Elle ne disparaît pourtant pas complètement,
mais elle cesse d’apparaître dans ce qu’on
nomme « personnalité ».C’est
pourtant cette personnalité qui va parler de tout
l’humain.
La « religion » suppose
un développement
harmonieux de ces deux aspects : la source et l’estuaire.
L’écho de la source sans laquelle l’estuaire
n’existerait pas. Et l’estuaire sans lequel le
fleuve ne serait pas reconnaissable.
Toutes les religions constituées comme telles (doctrine
et organisation visible) connaissent ou ont connu l’écho
de la source. Comme toutes les organisations humaines, elles
ont connu aussi leurs errances et leurs oublis. Par goût
du pouvoir ou du prestige ou de la richesse… Les critiques
sont alors bien justifiées en ce qu’elles dénoncent
les contrefaçons –voire les malversations et
les violences auxquelles se livrent les pouvoirs qui se donnent
une apparence religieuse.
Pourtant, le fondement de toute
religion est de renouer le contact avec le pôle, d’en
indiquer le chemin, d’en manifester la saveur… Bref,
de faire retour à la
réalité ou de « relire » -entre
les lignes- notre réalité. C’est d’ailleurs
l’étymologie du mot « religion » telle
qu’elle est indiquée par Ciceron et cette étymologie
est reprise par Isidore de Séville :
«
RELIGIEUX dit Cicéron (Deor. Nat. 2,72) est un mot
dérivé de
RELEGERE (relire) : celui qui revit et –pour
ainsi dire- relit ce qui appartient au culte divin » (1)
On fait, plus communément, dériver RELIGIO
de « relier » (religare),
mais l’étymologie n’est pas ici en débat.
D’autant que dans une vie démocratique moderne, « spirituel » et « religieux » ne
sont pas nécessairement liés.
Au contraire de ce qui s’est passé en Europe (pour
le meilleur et pour le pire) dans les siècles antérieurs,
le spirituel n’est plus, aujourd’hui, limité à une
position ecclésiastique. Ne sont pas « religieux » tous
les croyants, ni anti-religieux les non-croyants.
Unicité de Dieu
Ce n’est
pas ici le lieu d’une théologie
dogmatique. Sauf, cependant, pour affirmer l’importance
centrale de la notion d’unicité de Dieu. Dire
qu’il n’est pas d’autre Dieu sinon Dieu
(affirmation toujours reprise en Islam, mais bien connue
de tous les monothéismes)
signifie aussi qu’il n’est qu’un seul pôle.
Non qu’il n’y ait pas d’orientations différentes,
d’autres canalisations de la piété, d’autres
définitions de l’absolu… mais ces notions
sont de l’ordre des conformismes et des habitudes de
pensée. Telles sont ce qu’on appelle les « religions » -lesquelles
sont, souvent, de l’ordre du vêtement.
C’est
cela qui suscite la dénonciation du prophète pour
qui la religion peut devenir : « un commandement
d’hommes, appris » (Esaïe 29,13). De
là, ce cri d’un autre prophète : « ils
suivent leurs dieux … et pourtant, ce ne sont pas des
dieux ! » (Jérémie 2,11).
La
religion ne suppose donc pas nécessairement l’adhésion à un « credo » reconnu.
Foi et croyance ne sont pas du même ordre. Respectons
les croyances, mais ne les identifions pas à cette
foi des prophètes.
Un seul Dieu (aux noms divers) et, de même : un
seul pôle. Sans pôle, l’aiguille ne pourrait
s’orienter. Pour autant, il ne convient pas de confondre
l’aiguille et le pôle. C’est pourtant ce
qu’on fait lorsque l’on confond les pratiques
d’une
religion institutionnelle avec LA religion.
De ce point de
vue, toutes les religions sont une, bien que les organisations
religieuses visibles soient différentes.
Et il ne s’agit pas d’une sorte d’ « œcuménisme » qui
rassemblerait des petits troupeaux pour en constituer un
seul grand ! Un tel œcuménisme de rassemblement
est un fantasme d’un autre temps. D’ailleurs,
une telle « unité » ne se réalisera
jamais. Par contre, à un tout autre niveau, des chrétiens
peuvent connaître ce qu’a de réel en profondeur
telle affirmation hindouiste ou musulmane. Et tel bouddhiste
ou musulman peut reconnaître sa propre expérience
dans des énoncés issus d’une autre tradition.
Les exemples sont nombreux.
La diversité n’est
pas destinée à disparaître.
Il importe qu’elle soit respectée. Le pôle
est désigné en mille langues différentes,
au sein de pratiques différentes. Mais la diversité des
langues ne nuit pas à la profondeur de la communication.
Même le silence peut être profond et juste. Jacques
Chopineau, Genappe le 1er février 2007
(1) Isidore
de Séville : Etymologiarum X (texte
latin publié par la Scriptororum Classicorum Bibliotheca
Oxoniensis, Oxford 1911, reproduit par la BAC, Madrid 1982). |