« L'ennemi
de l'homme qui est en l'homme, c'est le gogo. La part de
gogo de chacun, c'est quand il cède à la crédulité sous
les assauts puissants et continus de la propagande, de la
publicité, de la mise en normes et de la mise en ordre.
Souvent, on y accède par lassitude, parfois par goût,
mais tous nous craquons à un moment ou à un
autre, jusqu'à admettre alors que le conditionnement
que l'on nous impose correspond à notre liberté. » (1)
Cette
exergue, générale et polyvalente, a le
double mérite d’être fort bien écrite
et de pouvoir s’adapter à de nombreux contextes,
même antinomiques. Nul besoin donc d’épouser
les convictions de son auteur pour s’y référer.
La phrase, qui pourrait donc parfaitement être retournée
contre son géniteur, est extraite d’un ouvrage
qui défend un point de vue précis. Un point de
vue éclairé, certes – ce n’est pas
n’importe quel quidam qui s’exprime sur un sujet
quelconque – mais qui se heurte à d’autres
thèses en la matière, différentes sinon
opposées, et pourtant tout autant éclairées
et dignes d’intérêt.
Devant certaines communications
contradictoires émanant
de spécialistes, il devient malaisé pour le
public non averti de trancher. Certains, nombreux, vont s’en
remettre aux positions adoptées par les faiseurs d’opinion
et gober tout cru ce qu’ils tiennent pour de l’information
sûre sinon scientifique, tandis que d’autres
vont chercher à dénouer eux-mêmes l’écheveau
des données, gardant bien à l’esprit
qu’il
y a expert et expert.
Celui que décrit Michel de Certeau,
par exemple, « faute
de pouvoir s’en tenir à ce qu’il sait
[…]
se prononce au titre de la place que sa spécialité lui
a value » (2). Fort de sa renommée
et de la position qu’il occupe dans la société,
il lui arrive de parler avec autorité de sujets qui
sont en-dehors de sa compétence propre. Mais dans
ce cas, son propos n’est plus celui du savoir, c’est « le
langage ordinaire des jeux tactiques entre pouvoirs économiques
et autorités symboliques » (3). Mais
il y a aussi l’expert qui tient un « discours
technique » en adéquation avec sa « place
sociale » ; celui-là s’exprime
sur des questions relevant effectivement de sa spécialisation,
de ses expériences, des travaux qu’il a menés
pendant de très nombreuses années. Il faut
s’en
souvenir.
La démarche sceptique face aux médias
n’est
pas la plus courante ni la plus facile. Faire preuve de crédulité est
un comportement tellement banal et usuel pour la majorité,
que peu se rendent compte qu’ils obéissent à des
réflexes inculqués depuis toujours. On a tellement
l’habitude de « croire » qu’on
croit même ceux qui nous disent que cette attitude
est normale, inhérente à la « nature
humaine ».
L’opinion publique, influençable
et malléable à souhait,
démarre au quart de tour sur des coups de tête
ou des coups de poing. Elle ne vérifie rien. Elle
entretient rumeurs et fantasmes. Mieux : elle les fait
fructifier dans un climat où l’émotion
domine la raison, le sentiment prime sur la réflexion,
le sensationnel l’emporte sur le bon sens, l’uniforme
sur la singularité.
Mais il serait faux de croire que
l’emprise sur les pensées
se limite au matraquage publicitaire et médiatique.
Le conditionnement est bien plus profondément ancré et
l’imprégnation depuis la plus petite enfance
est d’une telle ampleur qu’il ne vient même
pas à l’esprit
des « éduqués » dociles
de douter de leurs options, persuadés qu’ils
sont de la parfaite intégrité et de la liberté de
leur pensée. Ils ne voient donc pas la nécessité de
se rebeller.
Dans notre monde crédule, les Lumières
n’ont
pas brillé assez longtemps pour changer en profondeur
les mentalités. Le terrain reste favorable à la
croyance, profane ou sacrée, perméable aux
peurs irrationnelles, sensible aux promesses de satisfaction
de désirs,
qu’ils soient réels ou fabriqués de toute
pièce par les acteurs du « faire croire ».
«
Arrêtons de penser, soyons libres ! » (4)
ironise Alain Tihon dans La Libre Belgique. « Non
au conditionnement des cerveaux ! », titre
Courrier International qui relaye cet article à la conclusion
percutante :
« … les enjeux qui se cachent derrière le processus
de conditionnement […] sont essentiels. Il s'agit ni
plus ni moins de savoir entre quelles mains nous remettons
notre liberté : les nôtres ou celles de
ceux qui changent les pierres en pains, celles des fabricants
de
rêves frelatés, des princes de l'illusion qui
exigent en retour notre "auto lobotomisation",
l'adoration et l'obéissance absolue aux totems qu'ils érigent ? »
Choix
télécommandés, cerveaux formatés,
idées implantées. « Le premier signe
prouvant qu’un cerveau a été lavé et
rempli ensuite de convictions et de croyances qui ne lui
appartiennent pas se manifeste au moment où ces idées
sont attaquées » (5) : à ce
moment, le propriétaire du cerveau va mettre toute
son énergie à défendre
ces idées devenues si précieuses et, dans les
cas extrêmes, il va même mourir pour elles. Il
n’écoute et ne comprend plus rien d’autre
qu’elles.
«
Henry, comme tu as changé ! Tu étais
si grand et te voilà devenu si petit ! Tu étais
si bien bâti et tu es devenu si maigre ! Tu avais
la peau si claire et elle est devenue si sombre ! Que
t'est-il arrivé, Henry ?" Alors Henry répond
: "Je ne suis pas Henry. Je suis John. - Oh, tu
as aussi changé de nom ! » (6)
Nadine
de Vos. le 19 janvier 2007.
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