Venant d’horizons les
plus divers, de nombreux intellectuels tirent la sonnette
d’alarme
: la liberté d’expression, fleuron de la démocratie,
est de plus en plus souvent bafouée. Des menaces sont
proférées, des anathèmes sont jetés,
des interdictions prononcées et des lois liberticides
votées. La peur, pour eux-mêmes ou pour leurs
proches, de se voir agressés physiquement ou moralement
ou d’être brisés professionnellement,
de devoir subir sanctions et condamnations judiciaires, poussent
de plus en plus d’hommes et de femmes de plume à pratiquer,
par autocensure, une mutilation de leur pensée et à se
retrancher frileusement derrière le masque du « politiquement
correct ».
Devant la montée des fanatismes,
ils considèrent, à l’instar
d’Umberto Eco (1), qu’il vaut mieux la fermer !
La grosse majorité de ces intellectuels
inquiets visent, tout naturellement, le monde musulman, ses
manifestations spectaculaires
et ses drapeaux brûlés, ses fulminations et
ses fatwas. Comme le souligne T.G. Ash (2), « il serait
absurde de prétendre que les extrémistes musulmans
ne sont pas aujourd’hui parmi les champions de l’intimidation
(…) », mais il ajoute que ces derniers ne sont
quand même pas les seuls à vouloir couper la
langue de la liberté d’expression.
On ne peut,
en effet, monter en épingle l’affaire
des caricatures et passer sous silence celle de La Cène de Lenardo da Vinci, pointer du doigt l’annulation
par l’Opéra de Berlin de l’Idoménée de Mozart (3) et omettre de relater l’épopée
de Popetown (4), évoquer les propos intolérants
d’un certain Islam et gommer ceux du nouveau pape…
Les
moyens de coercition sont sans doute plus policés
dans les démocraties mais l’intimidation, la
menace – même
de mort – l’injure anonymes restent de mise,
et plus souvent qu’on croit, dans certains milieux,
catholiques notamment. Toutes les religions ont leurs intégristes
et, pire, leurs fanatiques dont les premières victimes – les
frères trop modérés ou libéraux – se
trouvent d’ailleurs au sein même de l’église,
du temple, de la mosquée.
Le philosophe espagnol Daniel
Innerarity (5) fait une très
bonne analyse du phénomène de montée
des tabous. Selon lui, les conflits sont de plus en plus
psychologisés, « les
sentiments offensés – écrit-il – s’érigent
en juge de dernière instance. Les êtres humains
se retranchent derrière la seule position qu’ils
jugent valable : leurs sentiments face aux choses. » Et
il ajoute que « notre monde est constitué de
groupes qui se comportent comme des “concessionnaires
d’estime
de soi” » dont la susceptibilité en est
le « principe identificateur ».
La plupart des offenses concernent les croyances individuelles,
sujet pourtant éminemment privé, qui viennent
parasiter l’espace public pour lui dicter sa conduite.
Les notions de sacrilège et de blasphème – avec
son petit frère laïque le délit d’opinion – envahissent
la sphère profane en agissant en amont de l’expression
; la peur des représailles ou des sanctions fait le
reste et, le cas échéant, la censure peut encore
intervenir a posteriori.
Cependant, le sacré n’est
pas seul à porter
le chapeau. En témoigne, par exemple récent,
l’annulation à New York de la conférence
du Professeur T. Judt (6) sur la politique au Proche-Orient.
Cet historien juif britannique, s’il se montre critique
par rapport à la politique actuelle du gouvernement
israélien, n’a cependant rien d’un extrémiste
et sa thèse relative à l’avenir d’Israël
et du peuple palestinien semble pourtant d’une grande
lucidité.
C’est une autre forme de susceptibilité qui
pousse les thuriféraires
d’Israël à soutenir inconditionnellement ses dirigeants,
leurs décisions, leurs actes quels qu’ils soient, et à accuser
d’antisémitisme tous ceux qui n’abonderaient pas dans leur
sens. Cela en effraie plus d’un qui finissent, fatigués, par mettre
une muselière et un petit nœud bien comme il faut à leur
liberté d’expression.
Comment gérer cette mondialisation
des cultures et des religions sans tomber dans le travers de l’émotivité ou
du silence collectif ? Comment évaluer l’intolérable
? Où se trouve la
frontière entre prudence et démission ? Entre information et
provocation ? Entre politesse et mollesse ? De multiples questions surgissent
dont il faut
débattre sans tarder, sans haine et sans peur en gardant bien à l’esprit
que « la liberté d’expression n’est pas l’apanage
exclusif des écrivains et des artistes. C’est une liberté fondamentale,
l’oxygène dont dépendent les autres libertés. » (2)
Nadine
de Vos, le 8 janvier 2007 |
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