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 Les chroniques



    Nadine de Vos

 

 

 

(1) Umberto Eco, L’Espresso. Revue de presse de Courrier International n° 844 du 4 janvier 2007. « Pour Umberto Eco, les tabous d’aujourd’hui sont nés aux Etats-Unis avec le politiquement correct ».
(2) Timothy Garton Ash, The Guardian. Revue de presse op. cit.
(3) Autocensure à cause de la scène des têtes décapitées de Poséidon, Jésus, Bouddha et Mahomet. L’opéra a été remis au programme quelques mois plus tard.
(4) Cette série d’animation franco-britannique a été produite à l'origine pour la chaîne britannique BBC, mais sa diffusion en Grande-Bretagne a été annulée à la suite des protestations des milieux catholiques conservateurs. De vives polémiques ont également lieu en Allemagne.
(5) Daniel Innerarity, El Pais. Revue de presse op. cit.
(6) Voir l’interview de Tony Judt, Süddeutsche Zeitung. Revue de presse op. cit.

 

   

 


Liberté d’expression : la peau de chagrin

 

 

Venant d’horizons les plus divers, de nombreux intellectuels tirent la sonnette d’alarme : la liberté d’expression, fleuron de la démocratie, est de plus en plus souvent bafouée. Des menaces sont proférées, des anathèmes sont jetés, des interdictions prononcées et des lois liberticides votées. La peur, pour eux-mêmes ou pour leurs proches, de se voir agressés physiquement ou moralement ou d’être brisés professionnellement, de devoir subir sanctions et condamnations judiciaires, poussent de plus en plus d’hommes et de femmes de plume à pratiquer, par autocensure, une mutilation de leur pensée et à se retrancher frileusement derrière le masque du « politiquement correct ».

Devant la montée des fanatismes, ils considèrent, à l’instar d’Umberto Eco (1), qu’il vaut mieux la fermer !

La grosse majorité de ces intellectuels inquiets visent, tout naturellement, le monde musulman, ses manifestations spectaculaires et ses drapeaux brûlés, ses fulminations et ses fatwas. Comme le souligne T.G. Ash (2), « il serait absurde de prétendre que les extrémistes musulmans ne sont pas aujourd’hui parmi les champions de l’intimidation (…) », mais il ajoute que ces derniers ne sont quand même pas les seuls à vouloir couper la langue de la liberté d’expression.

On ne peut, en effet, monter en épingle l’affaire des caricatures et passer sous silence celle de La Cène de Lenardo da Vinci, pointer du doigt l’annulation par l’Opéra de Berlin de l’Idoménée de Mozart (3) et omettre de relater l’épopée de Popetown (4), évoquer les propos intolérants d’un certain Islam et gommer ceux du nouveau pape…

Les moyens de coercition sont sans doute plus policés dans les démocraties mais l’intimidation, la menace – même de mort – l’injure anonymes restent de mise, et plus souvent qu’on croit, dans certains milieux, catholiques notamment. Toutes les religions ont leurs intégristes et, pire, leurs fanatiques dont les premières victimes – les frères trop modérés ou libéraux – se trouvent d’ailleurs au sein même de l’église, du temple, de la mosquée.

Le philosophe espagnol Daniel Innerarity (5) fait une très bonne analyse du phénomène de montée des tabous. Selon lui, les conflits sont de plus en plus psychologisés, « les sentiments offensés – écrit-il – s’érigent en juge de dernière instance. Les êtres humains se retranchent derrière la seule position qu’ils jugent valable : leurs sentiments face aux choses. » Et il ajoute que « notre monde est constitué de groupes qui se comportent comme des “concessionnaires d’estime de soi” » dont la susceptibilité en est le « principe identificateur ».

La plupart des offenses concernent les croyances individuelles, sujet pourtant éminemment privé, qui viennent parasiter l’espace public pour lui dicter sa conduite. Les notions de sacrilège et de blasphème – avec son petit frère laïque le délit d’opinion – envahissent la sphère profane en agissant en amont de l’expression ; la peur des représailles ou des sanctions fait le reste et, le cas échéant, la censure peut encore intervenir a posteriori.

Cependant, le sacré n’est pas seul à porter le chapeau. En témoigne, par exemple récent, l’annulation à New York de la conférence du Professeur T. Judt (6) sur la politique au Proche-Orient. Cet historien juif britannique, s’il se montre critique par rapport à la politique actuelle du gouvernement israélien, n’a cependant rien d’un extrémiste et sa thèse relative à l’avenir d’Israël et du peuple palestinien semble pourtant d’une grande lucidité.

C’est une autre forme de susceptibilité qui pousse les thuriféraires d’Israël à soutenir inconditionnellement ses dirigeants, leurs décisions, leurs actes quels qu’ils soient, et à accuser d’antisémitisme tous ceux qui n’abonderaient pas dans leur sens. Cela en effraie plus d’un qui finissent, fatigués, par mettre une muselière et un petit nœud bien comme il faut à leur liberté d’expression.

Comment gérer cette mondialisation des cultures et des religions sans tomber dans le travers de l’émotivité ou du silence collectif ? Comment évaluer l’intolérable ? Où se trouve la frontière entre prudence et démission ? Entre information et provocation ? Entre politesse et mollesse ? De multiples questions surgissent dont il faut débattre sans tarder, sans haine et sans peur en gardant bien à l’esprit que « la liberté d’expression n’est pas l’apanage exclusif des écrivains et des artistes. C’est une liberté fondamentale, l’oxygène dont dépendent les autres libertés. » (2)

Nadine de Vos, le 8 janvier 2007