Le lien avec le passé
En 1933, exilé d’Allemagne
par les nazis, Paul Tillich s’installe aux États-Unis.
Il enseigne la théologie à New York. Très
vite il remarque que les étudiants américains
n’ont
pas la même relation avec le passé que les européens.
Pour ces derniers, le passé avait une dimension existentielle,
il faisait partie de leur être ou de leur existence ;
il les imprégnait, les pénétrait, les
remuait. Pour les américains, au contraire, le passé représentait
un objet extérieur qu’ils étudiaient
avec intérêt, mais qui n’était
pas élément
constitutif de leur vie et de leur identité. Ils le
connaissaient aussi bien – ou aussi mal - que les européens,
mais avaient avec lui un rapport objectif, et non un lien
personnel. Ne pensons pas qu’il y ait là une
supériorité ou
un privilège des européens. Bien au contraire,
la mémoire personnelle ou collective déguise,
déforme. Berdiaeff disait qu’elle « transfigure »;
en fait elle défigure en bien et en mal. Elle nous
donne une image du passé certes vivante, mais en grande
partie illusoire.
L’ histoire contre la mémoire
Contrairement à ce
qu’on dit souvent, le savoir
de l’historien n’entretient pas la mémoire.
Au contraire, il la déconstruit, il la renverse et
nous « dépossède » de
notre passé, comme l’écrit le sociologue
Fernand Dumont, pour nous le restituer changé, devenu
autre et en partie étranger.
Je suis issu d’une famille de souche huguenote et résolument
républicaine. J’ai été élevé dans
l’admiration des camisards et de la Révolution
française. J’ai vécu des événements
importants et intenses, enfant durant la deuxième
guerre mondiale, et jeune homme durant la guerre d’Algérie.
Le travail des historiens m’a délivré des
légendes qu’on m’avait transmises et de
celles qu’en toute sincérité, je m’étais
forgées à partir de mes impressions et de mes
perceptions de naguère. Il m’a fait découvrir
qu’on ne peut pas se fier aux souvenirs personnels,
familiaux ou communautaires. Un ami prêtre vendéen
m’a
dit avoir fait la même expérience avec sa tradition
chouanne et royaliste.
L’histoire démontre impitoyablement
les faiblesses, les déformations, les erreurs et les
insuffisances de la mémoire et de la tradition. Savoir plutôt
que se souvenir
On parle quelquefois de la réconciliation
des mémoires
entre catholiques et protestants, entre français et
algériens, entre occidentaux et africains. Même
si je suis sensible à la générosité du
propos, il ne me convainc pas. Pour ma part, je souhaite
que la mémoire cède la place au savoir, et
le savoir n’a pas besoin de réconciliation.
Je me méfie
de la mémoire et de la tradition, car si on ne les
critique pas, elles étouffent, emprisonnent et abêtissent.
Les théologiens devraient en avoir conscience en pensant à tout
ce que leur ont apporté les historiens. En déconstruisant
les traditions, ecclésiastiques et bibliques, ils
ont favorisé la vérité, ils ont aidé à l’émergence
d’une foi authentique et actuelle.
N’ayons pas
peur de dire que la Bible raconte une histoire fabriquée,
artificielle, mais qui a permis à la
foi de s’exprimer. N’hésitons pas à dire
que les dogmes formulent le message évangélique
dans le langage daté et révisable d’une
culture qui n’est plus la nôtre et qu’on
leur donne une valeur indue quand on veut, au nom de la tradition,
les maintenir tels quels.
Il ne s’agit pas d’ignorer ou de mépriser
ce qui nous vient du passé, mais de ne pas l’abandonner à la
mémoire confuse et trompeuse de la tradition, et pour
cela de le soumettre à l’examen du savoir historique
et à la critique de la réflexion. Le devoir
d’oublier
Le présent a besoin du passé,
sans quoi il n’est
qu’un instant vide, sans contenu. Les œuvres et
les monuments que nous lèguent nos prédécesseurs
nous aident à vivre, à penser et à sentir.
La connaissance historique apparaît indispensable à l’humanité.
L’humanité a également
tout autant besoin d’oublier et d’effacer certaines
choses. Il y a un devoir d’amnésie partielle.
Nous ne pouvons pas conserver les vieilles haines, nourrir
des rancœurs
ancestrales, maintenir des préjugés séculaires,
entretenir blessures et animosités. « La
vie, écrit Tillich, utilise son passé, et le
combat en même temps ». Heureusement, français
et allemands ont su dépasser leurs querelles et s’entendre.
Ils ne l’ont pas fait en camouflant le passé ou
en « réconciliant » artificiellement
leurs mémoires par quelques manipulations étranges,
mais en transférant le lien avec le passé de
la mémoire à l’histoire.
Les chrétiens
cultivent trop la mémoire et pas
assez l’histoire. Quand on lit les documents du Conseil œcuménique
ou de Vatican, on a l’impression de se promener dans
une boutique d’antiquaires, pas dans une maison habitée
et vivante. Les églises se débattent avec un
passé qui à la fois nourrit et étouffe
leur vie présente. Elles deviennent indigentes quand
elles rompent avec ce passé, comme le préconisaient
certaines idéologies révolutionnaires ou « soixante-huitardes ».
Elles se paralysent quand elles donnent trop de poids à la
tradition, et s’efforcent de la maintenir. Elles ne
doivent ressembler ni à un voyageur sans bagage, ni à Enée
traînant sur son dos son père Anchise pendant
que Troie brûle. Il leur faut pratiquer, par le moyen
de l’histoire, une relation avec le passé qui
leur permette de mesurer et d’évaluer précisément
leur héritage pour à la fois le cultiver, le
contester et le transformer.
André Gounelle |
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