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 Les chroniques



    Daniel Parotte

 

 

 

   

 


La liberté d’expression et la séparation des Eglises et de l’Etat : pistes de réflexion

 

 

Etat général de la question

S’il est souvent permis de distinguer le domaine exclusif de compétence respective des Eglises et de l’Etat, il reste bien des hypothèses où existe une superposition des sphères d’action, spécialement là où la morale d’une Eglise a des choses à dire concernant un problème dont se sont emparés les politiques. Il faut alors concilier deux principes de même rang : la liberté d’expression des croyants et le principe de séparation des Eglises et de l’Etat qui, selon moi, est en tous points semblable en Belgique au principe français, à deux réserves près. D’abord, la séparation n’est inscrite expressément dans aucun texte juridique à la différence de ce qu’il en est en France, mais elle peut se déduire certainement d’un ensemble de prescrits constitutionnels et légaux. Ensuite, la Belgique, à la différence de la France, prend en charge les traitements et pensions des ministres des cultes…et, depuis peu, des délégués laïques offrant une assistance morale non confessionnelle. Ceci a pour conséquence que l’ordre juridique belge vise non pas tant à la neutralité qu’à l’impartialité.

Tenant donc pour acquis les principes de la liberté d’expression et de la séparation des Eglises et de l’Etat, c’est à leur nécessaire conciliation que je vous propose de réfléchir. Il me paraît en effet exclu que l’un des deux supplante systématiquement l’autre. En fait, un philosophe du droit propose sans le dire une solution à ce problème : Chaïm Perelman a consacré l’essentiel de sa réflexion à la rhétorique et à l’argumentation. Il a ainsi observé que l’orateur s’adresse quelquefois à des auditoires particuliers (les destinataires sont, par exemple, les juristes, les économistes, les élèves d’une classe, etc). Mais souvent, il s’adresse directement ou indirectement à un public indifférencié : l’auditoire universel. Appliquons cette distinction à la question qui nous occupe, en donnant le pas à l’auditoire universel sur l’auditoire particulier.

Les tenants de la laïcité philosophique – autrement dit, ceux qui, comme moi, pensent que l’on peut déterminer une conception de la vie bonne sans référer à un Dieu, qu’il existe ou non, que ses intentions puissent être connues ou non – ont tendance à prétendre qu’en raison de l’étymologie du mot
« laïque » qui renvoie au grec « laos », qui désigne l’ensemble du peuple, leur discours est automatiquement à vocation universelle, au contraire des religions… Mais c’est faire bon marché du recours permanent au même mot dans la version grecque des évangiles et de ce que le terme « catholique » signifie « universel ». Alors, laïques comme catholiques s’adressent-ils à l’auditoire universel ? Oui : ils émettent leurs messages à son intention mais ils ne sont reçus que par les auditoires particuliers qui ajoutent « foi » à leurs propos. C’est une autre façon de dire que ce sont des lobbies, qui tirent leur autorité du crédit que leurs consentent citoyens et politiques. Par conséquent, dans une vision de l’équilibre procédant du principe de séparation comme une balance impartiale entre les conceptions religieuses et philosophiques de toute provenance, le devoir des pouvoirs publics est de faire en sorte que l’expression partisane véhiculée par la laïcité organisée et par les laïques qui ne sont pas enrégimentés ainsi que celle véhiculée par les autorités et les fidèles des cultes reconnus mais aussi des autres églises, voire des sectes, puisse s’exprimer librement dès lors qu’elle ne porte pas atteinte aux limites que requièrent les règles d’ordre public dans une société démocratique.

Seraient susceptibles, selon moi, d’être vues comme une atteinte à celles-ci, les pressions (refus de la communion ou excommunication, par exemple) exercées sur les parlementaires appelés à légiférer dans le champ de l’éthique ou sur les fonctionnaires, magistrats, avocats ou médecins chargés de mettre en œuvre la législation adoptée par les instances politiques qui sont seules présumées irréfragablement s’adresser à l’auditoire universel, lors même qu’elles recourent si souvent à des arguments non moins partisans que ceux des lobbies. Il faut bien passer par là dans un système démocratique où le dernier mot appartient au législateur…même s’il doit compter avec les magistrats, qui, eux, donneront à leur argumentation une forme – parfois rien qu’une forme - adaptée à un auditoire universel. La politique belge offre l’exemple d’un parti, le PSC qui, devenu le CDH, a rangé au placard le vocabulaire de sacristie mais n’a pas modifié ses choix éthiques, comme le montre le débat sur l’homoparentalité où, aux prescrits divins, se substitue l’intérêt de l’enfant, qui dicte providentiellement une même hostilité à l’innovation.

Actualité de la question : les caricatures de Mahomet

Par ailleurs l’actualité brûlante invite à un élargissement du principe de séparation qui doit être séparation entre, d’une part, les Eglises et, d’autre part, l’Etat mais aussi la société civile et les individus. Ainsi si, dans l’interprétation très largement retenue par ses sectateurs, l’islam prohibe la représentation et, a fortiori, la caricature de personnages emblématiques du culte, ses responsables et les croyants jouissent incontestablement de la liberté d’exprimer leur désapprobation mais ne peuvent user de violences ni même de menaces à l’encontre des contrevenants, en vertu du droit à la liberté d’expression de chacun et du principe de séparation largement entendu.

En figurant le prophète, c’est moins ses traits que l’on révèle que le vrai visage des censeurs…et il est haineux. Merci à eux de se dévoiler car nous voilà avertis, nous, qui avons la faiblesse face aux fanatiques de battre indéfiniment notre coulpe pour avoir autrefois méprisé les croyances exotiques et les peuples qui y adhèrent.

Daniel Parotte, juriste belge, athée, Liège le 16 février 2006