Etat général de
la question
S’il est souvent permis de distinguer
le domaine exclusif de compétence
respective des Eglises et de l’Etat, il reste bien des hypothèses
où existe une superposition des sphères d’action, spécialement
là où la morale d’une Eglise a des choses à dire concernant
un problème dont se sont emparés les politiques. Il faut alors
concilier deux principes de même rang : la liberté d’expression
des croyants et le principe de séparation des Eglises et de l’Etat
qui, selon moi, est en tous points semblable en Belgique au principe français, à deux
réserves près. D’abord, la séparation n’est
inscrite expressément dans aucun texte juridique à la différence
de ce qu’il en est en France, mais elle peut se déduire certainement
d’un ensemble de prescrits constitutionnels et légaux. Ensuite,
la Belgique, à la différence de la France, prend en charge les
traitements et pensions des ministres des cultes…et, depuis peu, des délégués
laïques offrant une assistance morale non confessionnelle. Ceci a pour conséquence
que l’ordre juridique belge vise non pas tant à la neutralité qu’à l’impartialité.
Tenant
donc pour acquis les principes de la liberté d’expression
et de la séparation des Eglises et de l’Etat, c’est à leur
nécessaire conciliation que je vous propose de réfléchir.
Il me paraît en effet exclu que l’un des deux supplante systématiquement
l’autre. En fait, un philosophe du droit propose sans le dire une solution à ce
problème : Chaïm Perelman a consacré l’essentiel de
sa réflexion à la rhétorique et à l’argumentation.
Il a ainsi observé que l’orateur s’adresse quelquefois à des
auditoires particuliers (les destinataires sont, par exemple, les juristes,
les économistes,
les élèves d’une classe, etc). Mais souvent, il s’adresse
directement ou indirectement à un public indifférencié :
l’auditoire universel. Appliquons cette distinction à la question
qui nous occupe, en donnant le pas à l’auditoire universel sur
l’auditoire
particulier.
Les tenants de la laïcité philosophique – autrement
dit, ceux qui, comme moi, pensent que l’on peut déterminer une
conception de la vie bonne sans référer à un Dieu, qu’il
existe ou non, que ses intentions puissent être connues ou non – ont
tendance à prétendre
qu’en raison de l’étymologie du mot «
laïque » qui
renvoie au grec « laos », qui désigne l’ensemble
du peuple, leur discours est automatiquement à vocation universelle,
au contraire des religions… Mais c’est faire bon marché du
recours permanent au même mot dans la version grecque des évangiles
et de ce que le terme « catholique » signifie « universel ».
Alors, laïques
comme catholiques s’adressent-ils à l’auditoire universel
? Oui : ils émettent leurs messages à son intention mais ils
ne sont reçus que par les auditoires particuliers qui ajoutent « foi » à leurs
propos. C’est une autre façon de dire que ce sont des lobbies,
qui tirent leur autorité du crédit que leurs consentent citoyens
et politiques. Par conséquent, dans une vision de l’équilibre
procédant du principe de séparation comme une balance impartiale
entre les conceptions religieuses et philosophiques de toute provenance,
le devoir des pouvoirs publics est de faire en sorte que l’expression
partisane véhiculée
par la laïcité organisée et par les laïques qui ne
sont pas enrégimentés ainsi que celle véhiculée
par les autorités et les fidèles des cultes reconnus mais aussi
des autres églises,
voire des sectes, puisse s’exprimer librement dès lors qu’elle
ne porte pas atteinte aux limites que requièrent les règles
d’ordre
public dans une société démocratique.
Seraient susceptibles,
selon moi, d’être vues comme une atteinte à celles-ci,
les pressions (refus de la communion ou excommunication, par exemple) exercées
sur les parlementaires appelés à légiférer dans
le champ de l’éthique ou sur les fonctionnaires, magistrats,
avocats ou médecins chargés de mettre en œuvre la législation
adoptée par les instances politiques qui sont seules présumées
irréfragablement s’adresser à l’auditoire universel,
lors même qu’elles recourent si souvent à des arguments
non moins partisans que ceux des lobbies. Il faut bien passer par là dans
un système démocratique où le dernier mot appartient
au législateur…même s’il doit compter avec les magistrats,
qui, eux, donneront à leur argumentation une forme – parfois
rien qu’une forme - adaptée à un auditoire universel.
La politique belge offre l’exemple d’un parti, le PSC qui, devenu
le CDH, a rangé au
placard le vocabulaire de sacristie mais n’a pas modifié ses
choix éthiques,
comme le montre le débat sur l’homoparentalité où,
aux prescrits divins, se substitue l’intérêt de l’enfant,
qui dicte providentiellement une même hostilité à l’innovation.
Actualité de
la question : les caricatures de Mahomet
Par ailleurs l’actualité brûlante
invite à un élargissement
du principe de séparation qui doit être séparation
entre, d’une part, les Eglises et, d’autre part, l’Etat
mais aussi la société civile et les individus. Ainsi si,
dans l’interprétation
très largement retenue par ses sectateurs, l’islam prohibe
la représentation
et, a fortiori, la caricature de personnages emblématiques du
culte, ses responsables et les croyants jouissent incontestablement de
la liberté d’exprimer
leur désapprobation mais ne peuvent user de violences ni même
de menaces à l’encontre des contrevenants, en vertu du droit à la
liberté d’expression de chacun et du principe de séparation
largement entendu.
En figurant le prophète, c’est moins ses
traits que l’on
révèle
que le vrai visage des censeurs…et il est haineux. Merci à eux
de se dévoiler car nous voilà avertis, nous, qui avons
la faiblesse face aux fanatiques de battre indéfiniment notre
coulpe pour avoir autrefois méprisé les croyances exotiques
et les peuples qui y adhèrent.
Daniel Parotte, juriste belge,
athée,
Liège le 16 février 2006 |
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