Les deux Europes
L’Europe est mal partie. Faute de rêve, les réalités
l’emportent. Et les discussions prennent le pas sur le
désir de travailler ensemble pour réaliser une
grande œuvre commune. C’est bien ce qui se passe.
Il n’y a pas de rêve européen. Dès
lors, les marchands imposent logiquement leur loi. Les récentes
discussions sur le budget sont illustration de cette réalité.
De
fait, aujourd’hui, sous le terme « Europe »,
deux projets différents se profilent. Deux options,
deux directions, dont, cependant, on ne parle guère
officiellement. Il est vrai que les peuples n’ont jamais
eu grand chose à dire sur ce qui –en principe-
est fait en leur nom. La parole est aux experts.
De rares
consultations sont organisées –auxquelles
il est attendu que l’on réponde « oui ».
Ce « oui » est supposé être un oui à l’Europe.
Mais à quelle Europe ?
D’ailleurs, si d’aventure
le non l’emportait
(cas récent), beaucoup feraient semblant de croire
qu’il
s’agit d’un « non » à l’Europe.
Horreur ! Il faudrait alors, sans trop le dire, s’arranger
pour n’en pas tenir compte. Ou bien faire voter à nouveau,
afin d’aller de l’avant. Dans quelle direction
?
Un référendum (les rares fois où il
a lieu) est une sorte de blanc-seing donné aux élites
responsables, mais parfois non élues –ce qui
est le cas de la commission des fonctionnaires (tenus pour
une
sorte de gouvernement).
Les responsables politiques ou gestionnaires
ne sont d’ailleurs
pas seuls en cause. Les informateurs journalistiques sont
parfois étonnants
par leur suivisme ou leur conformisme. Au point qu’on
peut entendre –sans être choqué- qu’une émission
(au titre provocant, sans doute : « L’Europe
en panne ? ») se déroule en forme de discussion
sur le vote du budget, sans que la question : « quelle
Europe » soit
jamais abordée.
Cette question fondamentale devra
pourtant être abordée
: De quelle Europe s’agit-il ? Une sorte de protectorat
aux finalités purement économiques, ou bien
une Europe européenne qui se donnerait les moyens
de ses ambitions. Une Europe libre de ses choix impliquera
une patrie
européenne –avec une défense européenne,
sans quoi il n’y aurait jamais de diplomatie européenne
crédible. Mais de cela, il est bien rarement question,. Le livre des mémoires de Jacques Delors
(Mémoires, Paris 2004, Plon) nous fait connaître
la pensée
de ce grand gestionnaire européen. Mais c’est
un livre d’un ennui profond pour qui se pose la question
d’une Europe européenne. Certes, l’auteur
impressionne par son sérieux et sa grande compétence
en matière de finances et d’économie.
Il est également conscient de la nécessité d’une
défense réellement européenne. Mais
sur ce point, les partisans de l’OTAN ont toujours
la capacité d’imposer
leurs vues.
Dans tous les cas, on peut trouver étonnant
de parler d’Europe comme s’il s’agissait,
simplement, d’une réalité économique
et sociale, sans jamais aborder de front le thème
d’une
patrie européenne. Une sorte d’Europe « par
défaut » devrait,
peut-être, automatiquement, résulter d’accords économiques
d’abord et politiques ensuite.
Du coup, le citoyen –comme
un Saint Thomas inversé-
est invité non à croire ce qu’il voit,
mais à voir ce qu’il croit. Il devrait alors
voir ce qu’on lui dit de croire. Mais si d’aventure
il regarde : il ne voit rien. Paroles et promesses tiennent
lieu de réalité. Cette Europe idéelle
n’est réelle que d’un point de vue économique.
N’importe : certains diront qu’il faut « croire
en l’Europe » et, donc, faire confiance à ces
responsables européens qui, dans le droit fil de la
pensée de quelques « pères fondateurs »,
est une Europe alignée : géant économique
et nain politique, grand marché ouvert à la
concurrence. Bruxelles, OTAN, FMI et OMC : même combat
?
Le raccourci peut sembler caricatural. Cependant,
la caricature comporte une grosse part de vérité. En effet,
sur quels rails place-t-on cette Europe ? De nombreuses questions
se posent –ou du moins, se poseraient si les peuples étaient
consultés. Une Europe des citoyens est loin d’être
faite. En prend-on le chemin ?
Et d’abord ce grand
marché n’a-t-il pas
de frontières ? Et les peuples européens n’ont-ils
rien à dire sur les frontières de leur Europe
? Enfin : La dérive néolibérale est-elle
une fatalité ?
Un économiste comme Jacques
Généreux
aurait certainement –sur ce point- une approche différente
de celle de la pensée régnante dans certains
cercles européens (1). Il est d’ailleurs frappant
que cet économiste inclue l’exigence de justice
parmi les paramètres qui conditionnent l’économie.
Puissent les responsables politiques tenir compte de cette
exigence-là.
Et cet auteur dénonce une société de
marché dans
laquelle l’individu devient une marchandise. Et dès
lors, au lieu d’être un citoyen qui a des droits
et devoirs, l’individu non solidaire apprend que la
valeur est d’être plus fort que les autres –ou
bien d’être esclave des plus puissants et des
plus riches.
« Dans
une société, on vit, sur un marché, on
se bat »
«
Dans ce contexte, la crise de la citoyenneté et
la montée
des incivilités n’ont rien de surprenant.
On ne peut à la fois traiter les gens comme des
marchandises … et
vouloir qu’ils se comportent en citoyens. […]
Comment les jeunes qui n’auront rien connu d’autre
que la culture du marché et de la compétition
pourraient s’imaginer membres d’une communauté humaine,
d’une nation, dotés de droits égaux
dont l’exercice dépend de leur respect par
les autres, et donc très exactement des devoirs
que chacun se reconnaît
envers les autres ? …. La guerre économique
nous prépare à la guerre civile » (2)
Mais à en croire les gestionnaires « européens »,
l’actualité serait liée à une
globalisation niveleuse et universelle. L’Europe, dit-on,
ne serait qu’un pion dans cette grande partie. Il lui
faudrait donc s’aligner –même si ce n’est
pas elle qui décide des règles du jeu.
Nous
ne manquons pas de gestionnaires avisés, mais
nous manquons plutôt d’hommes politiques qui
soient aussi des visionnaires. Faute de vision, il ne reste
que des
discussions et concessions sur des questions de budget, d’accords
longtemps négociés et difficilement obtenus.
Dans une telle Europe, la compétition l’emporte
sur la solidarité. En sorte que les débats
ressemblent parfois à des discussions entre marchands
dont chacun entend bien s’en tirer au meilleur compte.
Où donc
est passé le rêve européen ? Une révolte
prophétique ?
Il faut, évidemment,
tenir compte des réalités.
Mais de toutes les réalités. Les lignes qui
suivent n’abordent qu’un seul aspect de cette
grande mutation : la population de l’Europe à venir
et l’actuelle
méconnaissance de cette Europe des frontières.
Non seulement de ces frontières que l’on tente
de verrouiller aux limites de la forteresse Europe, mais
aussi de ces frontières intérieures par lesquelles
des milliers de « sans papiers » -parfois « non-expulsables » !-
sont tenus en lisière d’une société dont
ils sont membres. Sans compter ceux qui sont, de droit, citoyens
d’un pays où ils se sentent, parfois, discriminés
et exclus.
Toute mutation s’élabore dans un
contexte. Hors contexte, les vérités ont la
vie courte. Et il faut tenir compte de la formidable mutation
en cours.
Une Europe
vieillissante est renouvelée par un peuple de jeunes
d’origine étrangère. Tel est le contexte
que beaucoup d’européens semblent ignorer.
Il
se trouve que l’Islam sera une grande religion de
cette Europe. C’est là un aspect de cette mutation
profonde qui touche les structures même de la société à venir.
La société qui se construit est une société multiethnique,
multireligieuse, multiculturelle… Mais notre société traditionnelle
vieillissante n’en a pas encore pris la mesure. Certes,
cela viendra, forcément, mais le chemin sera long
! Pour l’heure, la méconnaissance de l’Islam,
véhiculée par nos médias, a quelque
chose d’étonnant.
Un des défis lancés à cette
Europe qui va s’élargissant est d’ailleurs
sa capacité d’absorption
de cultures et de religions qui lui ont toujours été étrangères.
Capacité concrète, et non idéale. Car,
idéalement, nos sociétés sont ouvertes
et tolérantes. Les faits, cependant, invitent à voir
les choses différemment.
Les violences, en France,
sont un signe de cet état
de fait. Elles ont donné lieu à beaucoup de
débats,
mais à trop peu de clarté. Certes, beaucoup
de choses justes ont été dites, mais rarement
l’essentiel
a été abordé. S’opposer aux violences
est bien légitime, mais faire comme si la répression
seule pouvait les faire cesser est une illusion.
Il serait
d’ailleurs erroné de penser que ces
violences n’auraient pas pu avoir lieu dans un autre
pays européen. L’avenir le montrera, sans doute.
Mais, bien sûr, à chacun sa spécificité -liée à l’histoire
locale.
Fondamentalement, le problème est le même
partout. Même si « l’étranger » est
différent
(noir, juif, arabe, tzigane… ), l’intolérance
est analogue, bien que les « raisons » mises
en avant soient –selon les temps et les lieux- des
prétextes
différents. Une même peur est au cœur de
tous les racismes.
La France –quant à elle-
est rattrapée
par un long passé colonial. En sorte que les fils
et petits fils de ceux qui furent, jadis, des immigrés,
mais qui sont, aujourd’hui, des français (d’ailleurs étrangers
dans le pays de leurs ancêtres) attendent d’être
reconnus pour ce qu’ils sont : nos enfants. Faut-il « intégrer » des
français en France ? Le terme même d’intégration
serait, dans ces cas, aberrant. Comment en est-on arrivé à la
situation présente ?
Certes, plusieurs erreurs ont été commises
dans le passé. Par exemple, le genre d’urbanisme
qui a conduit à la construction de grands ensembles,
situés
de préférence, à l’écart
du centre des villes où tout le monde aurait pu se
rencontrer. La mixité est le commencement de la tolérance.
Et la tolérance est le premier pas de la solidarité.
Ces grands ensembles sont parfois devenus,
avec le temps, des logements insalubres dans lesquels rien
ne fonctionne
et dont
personne ne se soucie, mais dont les loyers sont encore abordables
pour des populations déshéritées.
Une
autre erreur a été la suppression d’une
police de proximité. En effet, des policiers, sur
le terrain, qui connaissent tout le monde et que tout le
monde
connaît, sont bien placés pour intervenir dès
que de petits désordres se produisent. Mais si personne
n’intervient, les petits désordres peuvent devenir
de grands désordres. Et il faudra alors intervenir
massivement. De même qu’un grand feu commence
habituellement par un petit feu. Il faut l’éteindre
dès
qu’il commence, afin de ne pas devoir appeler les pompiers
!
Passons sur cette plaisanterie de mariages
polygames qui seraient la cause des violences ! En fait,
ce genre de discours
est
le masque d’une autre visée : s’opposer
au « regroupement familial », afin de tarir une
des causes de la diversité ethnique.
Il est évident
que d’éventuels abus doivent être
combattus, mais il est contraire à la vérité de
tirer prétexte de faits, certes réels mais
exceptionnels, afin de justifier un aveuglement global –voire
une répression.
Il faut dire que les arguments politiques
sont des arguments électoraux.
Pour beaucoup d’hommes politiques, l’horizon
semble être
la date des prochaines élections. Voir loin ne serait
donc pas « réaliste » ! Il s’agit
de gagner (aujourd’hui) et –pour cela- vendre
(beaucoup de bulletins de vote).
Pourtant, ces problèmes d’urbanisme ou de proximité policière
ne sont pas le problème central. Non que ces questions
n’aient pas, localement, momentanément, une
réelle
importance. Mais le contexte social et culturel est seul
essentiel.
Ce contexte est celui d’un aveuglement ancien.
Et la pente ne peut pas être remontée rapidement.
Un quart de siècle de mépris, de rejet, de
confinement, de chômage… engendre désespoir
et révolte.
Là est le cœur du problème.
Même
ceux de nos jeunes qui ont fait de bonnes études,
sont souvent écartés du marché du travail
(ou même d’un logement) s’ils portent un
nom et un prénom manifestement étranger. Pourtant,
ces jeunes citoyens sont engagés à faire de « bonnes études »,
afin de s’intégrer plus complètement.
Il y a, d’ailleurs, des réussites. Mais souvent,
même de bonnes études ne débouchent pas
sur une « bonne » intégration.
C’est
cela qu’il faut combattre concrètement.
Les belles paroles et les grandes affirmations ne changeront
pas, de soi, la réalité. Et des mesures en
trompe-l’œil
ne tromperont pas longtemps le regard. Les vérités
ont la vie dure : elles finissent toujours par ressurgir.
Et plus elles tardent à ressurgir et plus elles explosent. Un autre regard
La méconnaissance de l’autre
est générale.
L’étranger est lointain et –sauf pour
le temps des vacances- doit le rester. En réalité –il
serait grand temps de s’en rendre compte- nos sociétés
vivent une mutation colossale. Et d’abord sur le plan
du peuplement.
De ce point de vue, le cas de Marseille est
intéressant.
Les violences ont été moins grandes qu’à Lyon,
Toulouse, Strasbourg… et –bien entendu- dans
les villes de la ceinture parisienne. Pourtant, la métropole
marseillaise compte plus de diversité ethnique que
ces autres villes. Un quart de sa population peut même
se revendiquer de l’Islam. Pourquoi cette situation
d’apparence
paradoxale ?
Deux éléments peuvent être
ici invoqués.
D’abord le fait que –depuis des siècles-
la mixité sociale fait partie de l’histoire
de cette ville. Rappelons que la plus ancienne grande ville
de
France était un comptoir commercial hellénistique,
il y a plus de vingt-cinq siècles. Depuis ces temps
anciens, les apports n’ont pas cessé.
À la population
locale, toujours évidemment majoritaire,
se sont joints, au fil des siècles, des éléments
grecs, latins, italiens, arméniens, maghrébins,
africains…. Et toutes ces communautés se sont,
rapidement ou lentement, fondues dans la population locale –sans
pour autant perdre toute spécificité, certes,
mais sans que cette spécificité soit forcément
problématique. La mixité et la tolérance
sont inscrites dans l’histoire locale.
On ne peut pas
en dire autant dans toutes les régions.
Surtout, là où la règle est une relative
homogénéité ethnique et culturelle.
Dans ce dernier cas, les étrangers -qui « ne
sont pas comme nous »- risquent d’être
perçus
comme dérangeants : du lointain dissemblable, non
assimilé (toutes
les différences devant être gommées ou
cachées).
En ces lieux, lorsque les apports « étrangers » deviennent
importants au point de ne pas pouvoir être relégués
dans l’inconscient, la tolérance tend à s’estomper.
C’est alors que des problèmes existent par le
simple fait qu’ils remontent à la surface, du
fait d’une tolérance localement limitée.
Un autre élément peut être
invoqué –dans
le cas de la grande métropole cosmopolite qu’est
Marseille. Les quartiers pauvres n’y sont pas des ghettos éloignés
du centre. Il y a, comme partout, des quartiers plus riches
que d’autres, mais cela n’a pas donné lieu à des
quartiers séparés, de lointaines banlieues
où la
pauvreté se concentre.
Evidemment, ici et là,
des problèmes peuvent
surgir. Aucune ville n’est à l’abri de
difficultés.
Il reste que des leçons peuvent être apprises
partout. Dans le cas présent, Marseille préfigure
peut-être, sans le chercher, certes, mais du fait de
l’histoire, la France de demain –et l’Europe
future. .
Il est clair que, même là, tout n’est
pas idéal. Outre le chômage, des logements insalubres
existent. Et des bandes organisées peuvent y interdire
les violences pour la seule raison qu’elles seraient
funestes aux affaires (y compris la vente de drogue et autres
incivilités lucratives). Mais ces réalités –justement
combattues- ne doivent pas cacher ce qui est, ici, essentiel.
Car il reste que tous peuvent avoir ce sentiment
d’appartenir à une
communauté marseillaise réelle. Et tel fils
d’immigré,
même s’il ne se veut pas « français » en
général, se revendiquera cependant, avec fierté, « marseillais » à part
entière -et non un quelconque banlieusard et citoyen
de seconde zone.
Malgré les problèmes, il y
a dans ce sentiment d’appartenance, une indication
précieuse. Comme
on fait partie d’une famille, il faut se sentir membre
d’une mouvance, d’une communauté, d’une
patrie. Mais faute de patrie, ma communauté (ou ma
tribu, ou ma bande….) me tiendront lieu de grande famille.
Il est significatif qu’en certaines occasions (victoire
sportive, par exemple), le drapeau français soit agité justement
par ceux de nos enfants dont les pères étaient
des immigrés. Et si une patrie-France n’existe
plus, il faudra bien qu’une patrie-Europe prenne forme.
Sinon : De quelle patrie serions-nous citoyens ?
La voie
de l’avenir est une Europe ouverte à toutes
ses composantes… Non par juxtaposition de communautés
différentes –voire
antagonistes, mais par fusion de tous au sein d’une
même
patrie respectueuse des diversités.
Le chemin sera
long –aussi longtemps que l’absence
de patrie européenne rendra inévitables des
communautés
qui sont –elles- concrètement respectueuses
des personnes. Seule une patrie européenne serait à la
mesure de la grande mutation qui s’accomplit. Non pour
effacer les communautés, mais pour les intrégrer
toutes dans un ensemble plus vaste, et au-delà des
familles communataires : une patrie commune. Jacques Chopineau,
Genappe, le 27 décembre 2005
(1) Jacques Généreux : Les vraies lois
de l’économie,
Paris 2005 (Seuil).
(2) Op. cit. p 132. |