Chacun
de nous dispose de bibliothèques
entières
pour connaître les pages - admirables ou horribles -
du passé, chacun peut chercher les prévisions
des futurologues et prospectivistes pour connaître les
scénarios - inquiétants ou réconfortants
- de l’avenir, chacun est informé en surabondance
de ce qui se passe aujourd’hui sur chaque coin de la
planète. Mais connaître avec la tête ne
permet pas de goûter le présent ni d’acquérir
une sagesse de vie. Le présent est un présent,
c’est à dire un cadeau. Pour avoir plus de liberté intérieure,
il s’agit de recevoir et de vivre de façon différente
les événements de la vie, qui sont ce qu’ils
sont, et qui bien souvent nous bousculent ou nous meurtrissent.
«
Le Royaume des cieux n’est pas pour demain »,
dit-on à juste
titre quand on pense aux images idylliques d’une harmonie
universelle à laquelle on a bien du mal à croire.
Mais « le royaume de Dieu », ce n’est pas
l’utopie d’un monde parfait et inatteignable
ou artificiel, ce n’est pas le Pays de Cocagne ni le
Club Méditerranée. C’est au contraire
un chemin quotidien de transformation personnelle et collective,
un chemin
chaotique, parsemé d’embûches, long et
difficile, interminable même, pour chercher la sérénité,
le bonheur, la bonté et la bienveillance au cœur
d’un monde où règnent l’incertitude,
le malheur, la guerre et l’injustice.
Le Royaume des
cieux, c’est le monde en devenir qu’annonçait
Isaïe. Il disait symboliquement que le lion s’étendra
près de l’agneau, c’est à dire
que la force sera compatible avec la douceur (depuis Gandhi,
cela
s’appelle le combat non-violent), et que les hommes
fondront leurs épées pour en faire des faucilles
(c’est à dire
organiseront des stratégies non-violentes de défense
et transformeront leurs armées en forces d’intervention
civile entre des belligérants). Le Royaume des cieux
- que les orientaux appellent l’Eveil - est cette plénitude
intérieure que cherchent les contemplatifs, qu’ils
soient hindouistes, bouddhistes, juifs, chrétiens,
soufistes, animistes, agnostiques ou athées.
Le royaume
des cieux n’est pas pour demain… « Si
ce n’est pas pour demain, c’est donc pour aujourd’hui… »,
disait Pierre Souyris. En effet, si Isaïe parle au futur,
Jésus, lui, parle au présent : « Le royaume
de Dieu est en vous », « je vous donne ma paix ».
Shalom signifie à la fois paix, sécurité,
harmonie, bien-être, prospérité, partage,
justice… L’homme atteint cette paix intérieure
quand il se libère de ses diverses aliénations
et rejoint sa réalité profonde et infinie qu’on
appelle, selon les croyances et les cultures, le Soi, l’Absolu,
l’Etre, le Divin, Dieu… Ce n’est pas une
question de connaissance, pas une question de morale, de
religion instituée ou de respect d’une loi,
mais c’est
l’objet d’une spiritualité, d’une
recherche personnelle de sens (le sens étant défini à la
fois comme direction, signification et sensation). Il s’agit
de développer des dispositions internes propres à chaque
personnalité. C’est une aventure intérieure
qui suppose une recherche patiente et amène à une
transformation progressive. « Mes sœurs, vous
trouverez Dieu au fond de vos marmites ! » affirmait
Thérèse
d’Avila.
Rechercher le Royaume, c’est rechercher
la paix intérieure
et l’unité de la personne, c’est vivre à plein
l’ici et maintenant. «L’éternité,
c’est maintenant» dit l’athée André Comte-Sponville.
Cela veut dire tirer les leçons du passé, mais
sans culpabilité ou regret pour ce qui a eu lieu : « Laissez
les morts enterrer les morts ». C’est aussi préparer
l’avenir et faire des projets, mais sans se faire trop
de tracas ou de souci pour ce qui pourrait avoir lieu : « Regardez
les petits oiseaux, ils ne sèment ni ne moissonnent… ».
Faire le maximum et lâcher prise, c’est à dire
se laisser conduire par ce qui arrive. « Agir comme
si tout dépendait de moi, prier comme si tout dépendait
de la Providence » est une bonne maxime de la spiritualité ignatienne.
Dans la mesure où je m’approprie les événements,
disait Marcel Légaut, ils me façonnent, je
ne suis plus ballotté par eux. La sécurité intérieure
consiste à être capable d’affronter tout
ce qui peut survenir.
Comment vivre au présent,
comment être
mieux dans mon corps et dans ma vie,
comment avoir des comportements
adéquats,
comment développer des dispositions internes à une
meilleure présence à soi, aux autres et au
monde ?
Voici quelques pistes, quelques déclics que
chacun peut se donner à soi-même comme des objectifs
:
- Me concentrer sur ma vie, sur le sens de mes actes, être
vigilant. Me demander, à l’invitation de Graf
Dürckheim, « Qui tourne la clef ? » chaque
fois que je tourne la clef de mon démarreur, sentir
mes mains sur le volant, mon pied sur l’accélérateur,
admirer le paysage, mais me demander aussi : prendre la voiture
pour aller où, pour y faire quoi, en conduisant comment
?
- Ecouter mes cinq sens. Manger plus lentement
en goûtant
les aliments, toucher l’eau de la fontaine, contempler
un beau cèdre, écouter le merle du jardin,
sentir le chèvrefeuille. Vérifier si je suis
bien assis, si j’ai besoin d’une pause, d’un
thé,
d’un arrêt pipi.
- Pratiquer les postures qui
permettent la concentration et la relaxation : Une main sur
le haut de la poitrine, l’autre
main sur le ventre : lors de l’inspiration et de l’expiration,
sentir ce qui se passe au niveau de chaque main. Assis sur
ma chaise, la colonne vertébrale bien droite, me balancer
très légèrement en avant et en arrière, à droite
et à gauche, etc.
- Prendre le temps. Le temps de me
brosser le dents deux minutes pour être « bien
dans ma bouche » durant
la demi-journée, le temps de disposer différemment
une pièce avant une réunion. Prendre une grande
respiration quand je suis en conflit avec quelqu’un
pour prendre conscience de ma colère, me demander
ce que je vais faire de cette émotion, laisser ma
raison imaginer une réaction adaptée, du type
un message « Je… ».
Cultiver la lenteur dans une civilisation de la vitesse.
-
Laisser du temps au temps. On ne tire pas sur une plante
pour la faire pousser. Neuf femmes réunies, dit le
proverbe chinois, ne peuvent pas faire leur enfant en un
mois…
- M’engager, agir pour la transformation
de la société,
en choisissant bien les créneaux où je suis
le plus à ma place, efficace et heureux :
l’action
politique ?, l’action sociale de proximité ?,
l’aide humanitaire ?, l’art ?… Les vrais
et les plus grands contemplatifs sont des hommes et des femmes
d’action.
La spiritualité, c’est un saisissement
de sens dans tous les gestes et dans tous les instants de
la vie. |
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