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 Les chroniques



    Etienne Godinot

 

Membre de l’Institut de recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC)

 

   

 


Habiter le moment présent

 

 

Chacun de nous dispose de bibliothèques entières pour connaître les pages - admirables ou horribles - du passé, chacun peut chercher les prévisions des futurologues et prospectivistes pour connaître les scénarios - inquiétants ou réconfortants - de l’avenir, chacun est informé en surabondance de ce qui se passe aujourd’hui sur chaque coin de la planète. Mais connaître avec la tête ne permet pas de goûter le présent ni d’acquérir une sagesse de vie. Le présent est un présent, c’est à dire un cadeau. Pour avoir plus de liberté intérieure, il s’agit de recevoir et de vivre de façon différente les événements de la vie, qui sont ce qu’ils sont, et qui bien souvent nous bousculent ou nous meurtrissent.

« Le Royaume des cieux n’est pas pour demain », dit-on à juste titre quand on pense aux images idylliques d’une harmonie universelle à laquelle on a bien du mal à croire. Mais « le royaume de Dieu », ce n’est pas l’utopie d’un monde parfait et inatteignable ou artificiel, ce n’est pas le Pays de Cocagne ni le Club Méditerranée. C’est au contraire un chemin quotidien de transformation personnelle et collective, un chemin chaotique, parsemé d’embûches, long et difficile, interminable même, pour chercher la sérénité, le bonheur, la bonté et la bienveillance au cœur d’un monde où règnent l’incertitude, le malheur, la guerre et l’injustice.

Le Royaume des cieux, c’est le monde en devenir qu’annonçait Isaïe. Il disait symboliquement que le lion s’étendra près de l’agneau, c’est à dire que la force sera compatible avec la douceur (depuis Gandhi, cela s’appelle le combat non-violent), et que les hommes fondront leurs épées pour en faire des faucilles (c’est à dire organiseront des stratégies non-violentes de défense et transformeront leurs armées en forces d’intervention civile entre des belligérants). Le Royaume des cieux - que les orientaux appellent l’Eveil - est cette plénitude intérieure que cherchent les contemplatifs, qu’ils soient hindouistes, bouddhistes, juifs, chrétiens, soufistes, animistes, agnostiques ou athées.

Le royaume des cieux n’est pas pour demain… « Si ce n’est pas pour demain, c’est donc pour aujourd’hui… », disait Pierre Souyris. En effet, si Isaïe parle au futur, Jésus, lui, parle au présent : « Le royaume de Dieu est en vous », « je vous donne ma paix ». Shalom signifie à la fois paix, sécurité, harmonie, bien-être, prospérité, partage, justice… L’homme atteint cette paix intérieure quand il se libère de ses diverses aliénations et rejoint sa réalité profonde et infinie qu’on appelle, selon les croyances et les cultures, le Soi, l’Absolu, l’Etre, le Divin, Dieu… Ce n’est pas une question de connaissance, pas une question de morale, de religion instituée ou de respect d’une loi, mais c’est l’objet d’une spiritualité, d’une recherche personnelle de sens (le sens étant défini à la fois comme direction, signification et sensation). Il s’agit de développer des dispositions internes propres à chaque personnalité. C’est une aventure intérieure qui suppose une recherche patiente et amène à une transformation progressive. « Mes sœurs, vous trouverez Dieu au fond de vos marmites ! » affirmait Thérèse d’Avila.

Rechercher le Royaume, c’est rechercher la paix intérieure et l’unité de la personne, c’est vivre à plein l’ici et maintenant. «L’éternité, c’est maintenant» dit l’athée André Comte-Sponville. Cela veut dire tirer les leçons du passé, mais sans culpabilité ou regret pour ce qui a eu lieu : « Laissez les morts enterrer les morts ». C’est aussi préparer l’avenir et faire des projets, mais sans se faire trop de tracas ou de souci pour ce qui pourrait avoir lieu :
« Regardez les petits oiseaux, ils ne sèment ni ne moissonnent… ». Faire le maximum et lâcher prise, c’est à dire se laisser conduire par ce qui arrive.
« Agir comme si tout dépendait de moi, prier comme si tout dépendait de la Providence » est une bonne maxime de la spiritualité ignatienne. Dans la mesure où je m’approprie les événements, disait Marcel Légaut, ils me façonnent, je ne suis plus ballotté par eux. La sécurité intérieure consiste à être capable d’affronter tout ce qui peut survenir.

Comment vivre au présent,
comment être mieux dans mon corps et dans ma vie,
comment avoir des comportements adéquats,
comment développer des dispositions internes à une meilleure présence à soi, aux autres et au monde ?

Voici quelques pistes, quelques déclics que chacun peut se donner à soi-même comme des objectifs :
- Me concentrer sur ma vie, sur le sens de mes actes, être vigilant. Me demander, à l’invitation de Graf Dürckheim, « Qui tourne la clef ? » chaque fois que je tourne la clef de mon démarreur, sentir mes mains sur le volant, mon pied sur l’accélérateur, admirer le paysage, mais me demander aussi : prendre la voiture pour aller où, pour y faire quoi, en conduisant comment ?

- Ecouter mes cinq sens. Manger plus lentement en goûtant les aliments, toucher l’eau de la fontaine, contempler un beau cèdre, écouter le merle du jardin, sentir le chèvrefeuille. Vérifier si je suis bien assis, si j’ai besoin d’une pause, d’un thé, d’un arrêt pipi.

- Pratiquer les postures qui permettent la concentration et la relaxation : Une main sur le haut de la poitrine, l’autre main sur le ventre : lors de l’inspiration et de l’expiration, sentir ce qui se passe au niveau de chaque main. Assis sur ma chaise, la colonne vertébrale bien droite, me balancer très légèrement en avant et en arrière, à droite et à gauche, etc.

- Prendre le temps. Le temps de me brosser le dents deux minutes pour être « bien dans ma bouche » durant la demi-journée, le temps de disposer différemment une pièce avant une réunion. Prendre une grande respiration quand je suis en conflit avec quelqu’un pour prendre conscience de ma colère, me demander ce que je vais faire de cette émotion, laisser ma raison imaginer une réaction adaptée, du type un message « Je… ». Cultiver la lenteur dans une civilisation de la vitesse.

- Laisser du temps au temps. On ne tire pas sur une plante pour la faire pousser. Neuf femmes réunies, dit le proverbe chinois, ne peuvent pas faire leur enfant en un mois…

- M’engager, agir pour la transformation de la société, en choisissant bien les créneaux où je suis le plus à ma place, efficace et heureux :
l’action politique ?, l’action sociale de proximité ?, l’aide humanitaire ?, l’art ?… Les vrais et les plus grands contemplatifs sont des hommes et des femmes d’action.

La spiritualité, c’est un saisissement de sens dans tous les gestes et dans tous les instants de la vie.