Le
Vatican n'a pas attendu l'arrivée au pontificat
du cardinal Ratzinger pour orchestrer au niveau européen
une opération réactionnaire tous azimuts
contre ce que l'Église estime être les "péchés
capitaux" de la société moderne.
Sa
lutte contre le "blasphème", qui entre
dans ce cadre, est en fait une lutte contre la liberté d'expression.
Les intégristes catholiques,
malgré (ou à cause) de l'effondrement de l'influence
de leurs valeurs dans notre société, luttent
ouvertement depuis quelques années contre ce qu'ils
considèrent comme les plaies de notre société :
le " libertinage " sexuel, la contraception, le
divorce, l'avortement, l'euthanasie, l'usage du préservatif
et l'homosexualité... On connaît moins la campagne
anti-blasphème menée parallèlement en
Europe par les milieux intégristes catholiques pour
faire disparaître de l'espace public les affiches,
spectacles ou émissions qu'ils jugent " blasphématoires ".
On savait la force, l'efficacité et la violence du
lobby intégriste aux États-Unis. Il n'est plus
nécessaire aujourd'hui pour rencontrer ce genre d'actions
de traverser l'Atlantique.
L'Europe
contaminée
Les offensives intégristes
contre la laïcité connaissent un regain manifeste
en Europe. Elles sont coordonnées au niveau européen
par un lobby catholique officiel qui est situé à Bruxelles
(1) et compte bien influencer les décisions
européennes. Constitution, lois anti-avortements,
protection du mariage " traditionnel "... Ce lobby
fait feu de tout bois. Et les créatifs (artistes,
publicitaires, écrivains...) n'ont qu'à bien
se tenir...
En
France, par exemple, on se souvient que " Je
vous salue Marie " de Jean-Luc Godard (1985) puis " La
dernière tentation du Christ " de Martin
Scorcese (1988) avaient déclenché l'ire
catholique. Plus récemment, en mars 2005, la justice
française a donné satisfaction aux milieux
religieux en prononçant l'interdiction d'une publicité de
la maison de mode Marithé et François Girbaud
qui présentait une parodie de la dernière
Cène, représentée par des jeunes
femmes, pourtant pudiquement habillées des vêtements
de la marque. Ce sont les évêques français
qui, par le biais de l'association " Croyance et
libertés ", ont intenté cette action.
La
Belgique, pas épargnée.
Il serait candide d'imaginer que l'intégrisme
catholique s'arrête à nos frontières.
Il suffit de visiter le site de " Belgique et chrétienté " pour
constater que ces tactiques d'intimidation sont aussi
en vigueur chez nous. La page de présentation
du site annonce en effet que l'un des buts essentiels
de " Belgique et Chrétienté " (2)
est d'utiliser des juristes et avocats pour faire interdire
les "blasphèmes et offenses" contre
la religion et les valeurs familiales. Et elle menace
: "se moquer de la religion catholique deviendra
dangereux ".
Ces " actions " consistent
souvent à dénoncer ou à porter plainte
auprès des autorités compétentes à propos
de manifestations culturelles ou d'annonces publicitaires.
Les firmes et les événements incriminés
sont nombreux : l'exposition sur les vaches dans Bruxelles
en 2003, des publicités de Brantano, de Renault, de
la RTBF, Fortis, Dexia, Iglo, Ola, le festival de Dour, le
Théâtre Varia, l'IBDE... Les consignes données
aux adhérents (avec l'appui moral de l'archevêque
de Malines-Bruxelles) sont de submerger de protestations
par courrier, fax, ou mails les firmes, de saturer d'appels
leurs standards téléphoniques, de porter plainte
auprès des élus politiques et, s'il s'agit
de réclames, auprès du jury d'éthique
publicitaire (JEP). Le site de ce dernier (3)
révèle en fait qu'un certain nombre de ces
actions concertées ont été couronnées
de succès, même si toutes les plaintes n'aboutissent évidemment
pas.
On assiste donc bien, dans notre
pays aussi, à une récente volonté de
certains catholiques de dominer à nouveau l'espace
public et culturel sous prétexte d'en effacer les " offenses " à leurs
croyances. Des laïques sont ébranlés par
les arguments de ces religieux et concèdent que, par
tolérance, il faudrait éviter de heurter les
convictions d'autrui, même au prix de la censure et
de la limitation de la liberté d'expression.
Priorité à la
liberté d'expression
L'espace laïcisé doit-il à nouveau être
confisqué par une religion sous prétexte que
certaines photos la choquent ? Faut-il interdire la "Gay
Pride" parce que l'Ancien Testament condamne l'homosexualité ?
Si on cède aux intégristes catholiques aujourd'hui
en interdisant les publicités qui les choquent, quel
argument pourra-t-on avancer demain face aux intégristes
musulmans pour ne pas retirer les photos de chevilles ou
de chevelures féminines qui, pour ceux-là,
seront choquantes ?
Face aux violences liberticides,
les laïques devront réapprendre à se radicaliser.
Peut-être devrons-nous faire comme ces Parisiens qui
ont perturbé la messe à Notre-Dame avec des
pancartes pour protester contre le parallèle qu'avait
fait le pape entre l'IVG et l'holocauste (4)
? C'est Salman Rushdie, qui nous prédit que le spectre
vociférant et répressif des religions actuelles
s'en prend à nous tous. Et il nous annonce de manière
inquiétante qu'il nous faudra relever ce défi.
Si l'on échoue, cet ombrageux spectre finira par nous
engloutir.
Anne Morelli,
juin 2005, Esprit libre n° 32, ULB
Historienne,
Université libre de Bruxelles, Centre interdisciplinaire
d'étude des religions et de la laïcité
(1) la COMECE ou Commission
des épiscopats de la Communauté européenne.
(2) www.bechrist.be
(3) www.jepbelgium.be
(4) La Croix,
28 février 2005 |
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