1. Aspects philosophiques,
politiques et sociologiques de l’œuvre
de R. Vaneigem
Quand on veut approcher l’œuvre
de Raoul Vaneigem, on est confronté à la
surabondance, au foisonnement vital, à la profusion des thèmes
et à l’infinie variété de leur présentation.
C’est que l’auteur manie le verbe à la manière du
bûcheron
qui éclaircit la forêt des idées reçues ou plutôt
la met en coupe claire, tout en veillant à planter les pousses de la
forêt
enchantée de demain.
Citer sa bibliographie suffirait à remplir
les deux tiers de l’espace
qui m’est imparti. Aussi faut-il choisir une approche originale pour
dire Vaneigem en peu de mots. Revendiquant le procédé littéraire
du ressassement dans l’espoir d’imprégner le lecteur d’une
pensée qui s’adresse moins à l’intellect rationnel
qu’au sens poétique, il se dit également, comme Montaigne, «
l’auteur
d’un seul livre ». Aussi en oserai-je la synthèse, bien
que je n’aie lu qu’un peu plus d’une moitié de ses
ouvrages. J’userai d’un artifice de présentation : l’indication
en italiques, de termes clés, souvent tirés textuellement
de ses oeuvres, autour desquels s’articule sa pensée.
L’auteur
oppose les pulsions de mort et la vie. Il exprime sa nostalgie d’une économie
de la cueillette et, plus tard et plus accessoirement, de la chasse, où hommes,
femmes et enfants vivaient en harmonie entre eux et avec la nature. Il
déplore
l’avènement d’une économie
agraire, qui trace le sillon sacré qui borne ce qui deviendra la
Cité,
placée sous le patronage des Dieux, fondateurs célestes des
hiérarchies,
transposées au plan terrestre par les prêtres au service de
leur propre caste et des Rois. La société agraire est fondée
sur le travail forcé - tantôt esclavage, tantôt salariat - où les travailleurs ne se voient reconnaître que les seuls
moyens garantissant leur survie.
Les mythes, les religions n’ont
d’autre
fonction que de faire avaler la pilule amère au peuple des servants,
les puissants se réservant la jouissance des surplus ainsi que le
loisir dans le cadre duquel peut seulement s’exprimer la fonction
de création qui affine les désirs animaux. Dans le monde ainsi ordonnancé -
ainsi cadenassé - les individus endossent des rôles aux contours
bien définis et s’agitent sur la scène sociétale
comme dans un spectacle qu’ils jouent pour abuser les autres...et
eux-mêmes.
Ils s’inscrivent dans le schéma de la répétition
ad nauseam plutôt que dans la voie salvatrice de la recréation
du monde.
Selon les époques et les régimes politiques, le
spectacle prend la forme de la tragédie, du drame ou du vaudeville.
En toute hypothèse,
on fait fausse route en s’acharnant à inscrire son action
dans ces jeux qui détournent des vrais enjeux. « Comment voulez-vous
rencontrer pour le plaisir d’un peu de chaleur humaine quelqu’un
qui affirme être
citoyen, libéral, catholique, Français, Juif, Arabe, bouddhiste,
Ukrainien, écologiste, anarchiste, à défaut de se
sentir en vie comme il se sent en verve ? », s’interroge Vaneigem.
La vérité est
dans l’individu, pourvu qu’il affine son animalité.
Celui-ci, seul ou en petits groupes éminemment labiles, combattra
les bureaucrates et les bureaucraties, en retirant son appui aux autorités,
réalisant
ainsi le programme de La Boétie, qui, avant tout le monde, avait
saisi que le secret du pouvoir résidait dans la passivité des
individus consentant à y demeurer soumis. Alors, au lieu d’une économie
de survie, on aura un débordement des jouissances pour le plus grand
bonheur d’hommes libérés de leurs peurs. Convenons
de la force du tableau brossé jusqu’ici et passons à l’exposé de
la vision programmatique.
2. Un programme
Dans un ouvrage récent, « L’Ere
des créateurs »,
Vaneigem récuse le reproche, qui lui est souvent adressé,
de prôner
une utopie. Selon moi, cet ouvrage qui date de 2002 paraît rompre
avec les plus anciens, au nombre desquels il faut ranger la « Déclaration
des droits de l’être Humain » (...de 2001 !) où il évoque
encore après l’ère de l’économie agraire,
du capitalisme mercantiliste, du capitalisme de la production, du capitalisme
de
consommation, le retour à une économie de cueillette, après
un passage transitoire par un capitalisme écologique, respectueux
de l’environnement
et le régénérant, si nécessaire. A mon humble
avis, garantir, grâce à une économie de cueillette, à un
monde peuplé de plus de six milliards d’habitants une vie
pleine excédant les besoins de la seule survie, dans un contexte
de gratuité généralisée,
même en profitant des ressources technologiques et scientifiques
présentes
et à venir, relève de la pure utopie (sans rien dire de ce
qui motiverait demain à inventer ni à investir en vue d’expérimenter
et de développer ces nouveautés sans l’aiguillon du
profit).
Mais, désormais, Vaneigem ne vise plus expressément
cet horizon - utopique - d’une économie de cueillette. Si
l’on excepte
une phrase - une seule de « L’Ere des créateurs » qui
définit celle-ci comme un « brouillon » de la société à venir...
, le propos de l’auteur n’est plus irréaliste mais seulement
optimiste car on peut aisément parier sur un capitalisme écologique,
qui se déploie déjà sous nos yeux et qui - c’est
moi qui m’exprime ici - repose sur la seule « valeur » résistant à l’usure
du temps : l’intérêt égoïste des participants
au processus économique.
Prophétique, Vaneigem envisage le
dépassement
des désobéissances, révoltes et révolutions pour une recréation des relations sociales, en mobilisant les valeurs
portées
par l’enfant et la femme. L’aboutissement en sera : « La
recréation
du corps, le dépassement de l’hédonisme consumériste et la redécouverte du corps comme lieu de jouissance
créatrice. »
Daniel Parotte |
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