Pour quelle Europe ?
Il ne suffit
plus de dire : L’Europe, l’Europe
! Il faut préciser de quelle « Europe » on
parle. Vers quelle Europe voulons-nous marcher ? Vers quel
horizon ?
Et à propos du prochain vote en France,
il faut cesser d’opposer un « oui » à l’Europe
et un « non » à l’Europe. Comme
si être
pour l’Europe devait entraîner l’approbation
de ce traité constitutionnel. Malgré ce qu’on
dit souvent :On peut être pour l’Europe et s’opposer à ce
texte.
Certes, il est cohérent qu’un
libéral
(et atlantiste ?) soit partisan de ce texte. Mais qu’un
homme qui se dit « de gauche » en soit également
partisan : cela mérite plus d’explications.
De même, qu’un démocrate nous explique
comment une démocratie peut fonctionner sans claire
séparation
des pouvoirs et que le « législatif » (le
parlement) n’ait pas l’initiative des lois. Et
voici que cette « union » se verrait interdire
de financer des projets industriels. Qu’en serait-il
alors de grands projets, comme celui d’un Airbus 380
?
Et si, demain, un commissaire décrétait
que telle option libérale devait être choisie,
mais qu’un
gouvernement élu et « social » voulait
s’y
opposer : ce dernier le pourrait-il ? Si le oui l’emporte,
l’avenir nous réserve de beaux débats
!
Une belle expression, hautement ambiguë,
est : « Economie
sociale de marché. « . Et si, d’aventure,
une opposition survenait entre le « social » et
le « marché » : qui devrait l’emporter
? On connaît la réponse…
D’autre
part –malgré ce qu’on entend
parfois- c’est justement un pays « fondateur » de
ce projet européen qui ne peut laisser imposer une
telle Europe. Et surtout une « constitution » que
les peuples européens n’approuveraient pas.
Il est vrai que beaucoup ne sont pas consultés. Et
parmi ceux qui le sont : bien rares sont ceux qui peuvent
dire qu’ils
ont tout lu et tout compris de ce texte long et compliqué.
Cependant, quelle Europe peut-on construire
sans que les peuples européens soient consultés
? Nombreux sont les européens qui attendent qu’un
des rares pays où les
citoyens (et non seulement les parlements) sont consultés,
fasse entendre un « non » à ce projet –sachant
qu’un « oui » orienterait durablement l’Europe
vers le règne du marché-roi et de l’économie « européenne » unifiée,
c'est-à-dire apatride et vouée à la
richesse promise par le libéralisme
Quelques uns parlent
de crise –en cas de victoire du « non ».
Selon l’étymologie, « crise » signifie « jugement ».
Et ce jugement est bien nécessaire. La « crise » possible
est un moment de vérité. Et si un « plan
B » n’existait pas : il faudrait l’inventer.
Il appartient d’ailleurs à ce
vieux pays fondateur de crier « casse-cou » et
de ne pas permettre, sans rien dire, que l’on fasse
de cette Europe une sorte de grand-marché aux frontières
floues –un
géant économique et un nain politique. Ce projet
de constitution nous propose de mettre sur les rails et d’inscrire
dans un texte constitutionnel des pratiques libérales
et atlantistes pour les décennies prochaines…
Il
appartient aux seuls européens de dire quelle Europe
ils veulent. Une Europe européenne, sociale et démocratique
est notre horizon. Non cette Europe libérale, pro
OTAN, soumise à une commission non élue dont
on connaît
l’attachement au libéralisme économique.
La capitale de cette Europe-là est aussi
(le symbole est fort) la capitale de l’OTAN. Cette « Europe » ne
peut s’opposer à l’ultra-libéralisme
dominant dans le monde outre-atlantique. Ce lien évident
est rarement exprimé. Il commande cependant, depuis
des années, bien des choix économiques et des
décisions politiques.
D’ailleurs, le ver était
déjà dans
le fruit. Le chapitre « la défense » du
texte du traité de Maastricht faisait déjà la
part belle aux partisans de l’OTAN. L’actuel
texte constitutionnel (chapitre II, Article 1-41) stipule
que tout
engagement en matière de défense est « conforme
aux engagements souscrits au sein de l’organisation
du traité de l’Atlantique Nord ». Ce qui –le
moment venu- sera un bon point pour la Turquie –gros
pilier de l’OTAN.
Certes, à la décharge de cette commission libérale,
on peut retenir l’accord –voire la complicité-
des gouvernements élus et le peu de pouvoirs du parlement élu.
Il est heureux qu’un grand débat démocratique
puisse se tenir enfin.
On a trop longtemps prétendu
construire l’Europe,
sans demander aux peuples européens quelle Europe
ils voulaient construire. C’est cela qu’il faut
changer, quelles qu’en soient les difficultés.
Et si nous sommes entrés dans une impasse, il faudra
bien faire quelques pas en arrière afin de retrouver
la grand-route qui mène à l’horizon.
Faute de quoi nous allons droit dans le mur.
En un sens, évidemment, nous avons ce que nous méritons
si les orientations actuelles sont dans le droit fil de choix
antérieurs ! Par fidélité aux erreurs
passées, nous pouvons bien en commettre une de plus
! Mais celle-ci entraînera avec elle des orientations
sur lesquelles on ne pourra guère revenir dans les
décennies
qui viennent –à moins d’explosions sociales
graves.
Dans le droit fil de cette « Europe »,
l’actuel
secrétaire de l’OTAN s’inquiète
(légitimement
?) d’un possible « non » à cette
constitution. Que les moutons restent groupés. Sinon,
le bélier
ne serait pas toujours suivi par tous.
Panique aussi à la banque centrale européenne
qui menace de relever ses taux d’intérêt.
A Bruxelles également, on s’inquiète.
Une victoire du « non » serait un désaveu
de la politique menée depuis des années. Là se
situe la « crise » et le jugement des peuples.
Le vote « non » serait ainsi la seule sonnette
d’alarme.
Vérité !
Dire aujourd’hui « non » est
un réflexe
de santé.
Il est à craindre qu’un « oui » (parfois
sincère, mais le plus souvent aveugle ou conformiste)
ne l’emporte. Pourtant, le « non » est
(était
?) celui de l’espoir –non de la facilité ;
celui de l’attente –et non d’une hypothèque
prise sur l’avenir ! Ni les calculs politiques immédiats,
ni les polémiques induites, ne sont à la mesure
du monde qui vient. Ne sont pas européens tous ceux
qui disent aujourd’hui : « Europe-Europe » !
L’Europe
est un trop beau projet pour qu’on l’enferme
dans ce qu’on a appelé une « camisole
libérale ».
Quel tel ancien commissaire –devenu ministre- défende
ce texte : on le comprend. D’autant qu’il a lui-même été un
des rédacteurs de ce texte. Il serait surprenant qu’il
s’y oppose ! Mais on peut être à la fois
juge et partie.
On entend dire aussi que le « non » hétéroclite
assemble des tendances diverses. C’est vrai, mais on
doit dire la même chose du camp opposé : quel
unité y a t il dans l’actuelle majorité et
l’actuelle opposition ? Dans tous les cas, les motivations
diverses ne fondent aucune base cohérente. La liberté du
choix citoyen est la seule cohérence.
Il faut cependant
saluer le grand débat démocratique
dont les polémiques actuelles et les oppositions passionnées
sont l’illustration. Depuis l’époque du
traité de Maastricht, les européens n’avaient
plus été consultés sur les orientations
de leur Europe. Ils avaient, sans doute, perdu l’habitude
d’être consultés !
Revenons à l’essentiel.
Le vieux projet européen
a connu des précurseurs (comme Victor Hugo, Aristide
Briant, Robert Schuman…..) et il procède d’une
vision grandiose qui a longtemps semblé utopique.
Les « réalistes » étaient,
jadis, nationaux.
De sorte que des siècles de guerres
ont opposé les
européens. Il est évident que ces dernières
décennies de paix et de prospérité sont
un pas en avant. Mais la guerre peut prendre des formes différentes –surtout
si la prospérité se délite.
Un arbre
qui tombe fait –dit-on- plus de bruit qu’une
forêt qui pousse. L’Europe est une forêt
qui pousse. Ce référendum est un arbre qui
tombe. On peut s’attendre à ce que beaucoup
de responsables nous parlent de l’arbre qui menace
de tomber (et, du coup, peut-être, les écraser
?).
Si le « oui » l’emportait,
il faudrait s’attendre,
dans les années à venir, à de graves
troubles sociaux. L’actuelle majorité (européenne
?) libérale et atlantiste se trouvera bien dépourvue
lorsque les peuples européens se réveilleront –sous
la pression des événements. Pourra-t-on dire
: nous ne savions pas !
D’autres problèmes attendent
les européens,
dans les années qui viennent. Les débats actuels
sur la figure de l’Europe risquent de masquer d’autres
réalités –dont la montée de nouvelles
puissances mondiales non-européennes. C’est à ce
propos que la question de l’Europe doit être
posée
: Comment une telle constitution nous donne-t-elle des moyens
de comprendre et d’agir dans le monde qui vient ?
La
question est de savoir si une constitution libérale
comme celle que l’on nous propose, pourra –à l’avenir-
lutter contre des règles favorables au capital et
mortifères
aux travailleurs enfermés dans une belle, mais durable,
camisole peinte aux couleurs de la démocratie.
Dans
tous les cas, le monde change. Lors même que nous
ne le voyons guère. Au-delà des discussions
dans lesquelles s’affrontent, présentement,
les (rares) européens consultés sur un traité constitutionnel
(et non un simple traité –comme par le passé),
c’est en fonction du futur (disons : les cinquante
prochaines années) que ce texte doit être perçu.
Jacques Chopineau, le 18 mai 2005 |