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 Les chroniques



    Daniel Parotte

 

 

 

   

 


De la Connerie

 

 

Furetant récemment chez un bouquiniste, je suis tombé sur une perle : un opuscule portant pour titre « De la Connerie » écrit par un certain Georges Picard et publié, en 1994, aux éditions José Corti. Je ne sais si l’on peut encore se le procurer en librairie mais je vais entreprendre de vous en livrer la substantifique moelle dans les lignes qui suivent. L’essentiel de ce que j’écrirai renverra aux propos de l’auteur et j’userai du « je » là où j’ajoute mon grain de sel, afin qu’il n’y ait pas de confusion possible.

On s’étonnera peut-être qu’un ouvrage de quelque cent pages puisse faire le tour d’un sujet qui apparaît inépuisable. C’est que l’auteur s’est bien gardé d’énumérer tous les visages affichés par la connerie à travers le temps et l’espace car nul ne suffirait à la tâche. Il était par ailleurs trop conscient, je crois, que décerner le qualificatif à une pensée, à une action ou à quelqu’un renseigne autant, sinon plus, sur soi-même que sur cet objet ou sur cette personne. Mais alors, me direz-vous, comment a-t-il pu néanmoins écrire cent pages sur un sujet qu’il n’aborde pas de front. C’est simple : sans jamais l’afficher, il a fait œuvre de philosophe et de philologue, traçant des pistes pour traquer les cons et les conneries et définissant par touches successives enserrant petit à petit le sujet dans un maillage conceptuel, somme toute rigoureusement constitué.

Je vais m’employer à vous en donner un aperçu que je crois assez complet.

La connerie, qui ne se sait ni ne se pense elle-même, pas même sous forme d’hypothèse, serait une « adhésion aveugle au monde » : une absence de recul par rapport au réel. Elle est consubstantielle à notre condition humaine, mais aussi accidentelle - au sens philosophique du terme - quand elle se repaît de lieux communs.

On n’injurie pas les cons car c’est aussi vain que de fouetter la mer.

On ne les confondra pas avec les idiots qui ont la particularité de parler par énigmes, qui ne sont claires que pour eux.

La connerie réside souvent dans un mauvais dosage : ce peut être un excès d’intelligence...

L’esprit du con ressemble souvent à un jardin à la française et est généralement dominé par l’utilitarisme à la mode anglo-saxonne.

Le con est incapable de se mettre à la place d’autrui et de s’élever à la hauteur des événements. Entretenant un rapport privilégié avec la dimension collective, la connerie est « prétentieuse, grandiloquente, paranoïaque et encombrante ».

À son estime « tout ce qui n’est pas défendu par le code pénal et le catéchisme est permis ».

Pire qu’un con intellectuel, le con inculte ; ils peuvent toujours l’un et l’autre se surpasser.

Ne peut-on échapper alors à ce qui apparaît une fatalité pour nous tous ? L’auteur indique deux issues.

Premièrement, on gagnera souvent à se taire car on pourra se prévaloir du bénéfice du doute...bien que « le silence des cons (soit) bruissant comme une ligne électrique en surchauffe... ».

Deuxièmement, l’auteur esquisse en filigrane une autre issue : une certaine dose d’élitisme. Libre à chacun de voir s’il n’y a pas d’autres portes de sortie honorable ; pour ma part, je n’en vois pas.

Je terminerai sur deux citations qui compléteront le tableau si rapidement brossé et révéleront au passage la grâce du style de l’auteur, qui, s’il est un con comme nous tous, l’est sans doute beaucoup moins que la plupart.

« Tous les individus, mâles et femelles, gratifiés de quelque réputation, ont passé leur temps, passent leur temps, à essayer de savoir s’ils valent mieux ou moins que leurs contemporains. Triste spectacle qui n’est pas sans faire penser aux adolescents comparant sous la douche leurs quelques centimètres de virilité. Pour être dégoûté des génies, il suffit de lire leur correspondance ou leurs journaux intimes. D’ailleurs, génies, c’est vite dit. Con celui qui s’autorise les expressions : Génies de l’Humanité, Grands Hommes, Phares de la Civilisation, etc. Et cons ceux qui les entendent sans éclater de rire. »

« (...) il y a des demi-cons comme il y a des demi-mondains. (...) Ils ont le mépris des gens exerçant une profession manuelle, trop « peuple » à leurs yeux. Le mépris et la crainte des intellectuels, jugés idéalistes. En général, le mépris des savoirs et le respect des pouvoirs. Haute considération pour une demi-culture qui collectionne les références sans passer par les oeuvres. Capables d’intelligence étroite. Réduisant l’humour au calembour, parfois brillamment. Eclatent de rire en prononçant des mots comme métaphysique, poésie, morale. Adeptes d’un cynisme mesuré, conventionnel, qui sent la cour de lycée. Pragmatiques, voire utilitaristes. Ne croient pas au désintéressement individuel. Leur plus grande crainte : être dupes d’autrui. Leur plus grande satisfaction : duper autrui.

Ces demi-cons sont fréquentables jusqu'à un certain point. Le temps d’un déjeuner, par exemple. (...) En le quittant, glissez-lui d’un air entendu que ce déjeuner vous a été « très profitable ». Vous l’inquiéterez, il croira avoir trop parlé : il vous prendra pour une sorte de Talleyrand .

Le demi-con est répandu, donc facilement observable. Insupportable, surtout lorsqu’il se croit en état de grâce (...). »

Daniel Parotte, Liège, le 12 mars 2005