Furetant
récemment chez
un bouquiniste, je suis tombé sur une perle : un opuscule
portant pour titre « De la Connerie » écrit
par un certain Georges Picard et publié, en 1994,
aux éditions José Corti. Je ne sais si l’on
peut encore se le procurer en librairie mais je vais entreprendre
de vous en livrer la substantifique moelle dans les lignes
qui suivent. L’essentiel de ce que j’écrirai
renverra aux propos de l’auteur et j’userai du « je » là où j’ajoute
mon grain de sel, afin qu’il n’y ait pas de confusion
possible.
On s’étonnera peut-être qu’un ouvrage
de quelque cent pages puisse faire le tour d’un sujet
qui apparaît inépuisable. C’est que l’auteur
s’est bien gardé d’énumérer
tous les visages affichés par la connerie à travers
le temps et l’espace car nul ne suffirait à la
tâche. Il était par ailleurs trop conscient,
je crois, que décerner le qualificatif à une
pensée, à une action ou à quelqu’un
renseigne autant, sinon plus, sur soi-même que sur
cet objet ou sur cette personne. Mais alors, me direz-vous,
comment a-t-il pu néanmoins écrire cent pages
sur un sujet qu’il n’aborde pas de front. C’est
simple : sans jamais l’afficher, il a fait œuvre
de philosophe et de philologue, traçant des pistes
pour traquer les cons et les conneries et définissant
par touches successives enserrant petit à petit le
sujet dans un maillage conceptuel, somme toute rigoureusement
constitué.
Je vais m’employer à vous
en donner un aperçu que je crois assez complet.
La connerie, qui ne se sait ni ne se pense
elle-même,
pas même sous forme d’hypothèse, serait
une « adhésion aveugle au monde » : une
absence de recul par rapport au réel. Elle est consubstantielle à notre
condition humaine, mais aussi accidentelle - au sens philosophique
du terme - quand elle se repaît de lieux communs.
On
n’injurie pas les cons car c’est aussi vain que
de fouetter la mer.
On ne les confondra pas avec les idiots
qui ont la particularité de parler par énigmes,
qui ne sont claires que pour eux. La connerie réside
souvent dans un mauvais dosage : ce peut être un excès
d’intelligence...
L’esprit
du con ressemble souvent à un
jardin à la française et est généralement
dominé par l’utilitarisme à la mode anglo-saxonne.
Le con est incapable de se mettre à la
place d’autrui
et de s’élever à la hauteur des événements.
Entretenant un rapport privilégié avec la dimension
collective, la connerie est « prétentieuse,
grandiloquente, paranoïaque et encombrante ».
À son estime « tout ce qui n’est pas défendu
par le code pénal et le catéchisme est permis ».
Pire qu’un con intellectuel, le con inculte ; ils peuvent
toujours l’un et l’autre se surpasser. Ne peut-on échapper alors à ce qui apparaît
une fatalité pour nous tous ? L’auteur indique
deux issues.
Premièrement, on gagnera souvent à se
taire car on pourra se prévaloir du bénéfice
du doute...bien que « le silence des cons (soit) bruissant
comme une ligne électrique en surchauffe... ».
Deuxièmement, l’auteur esquisse en filigrane
une autre issue : une certaine dose d’élitisme.
Libre à chacun de voir s’il n’y a pas
d’autres portes de sortie honorable ; pour ma part,
je n’en vois pas. Je terminerai sur deux citations qui compléteront
le tableau si rapidement brossé et révéleront
au passage la grâce du style de l’auteur, qui,
s’il est un con comme nous tous, l’est sans doute
beaucoup moins que la plupart.
«
Tous les individus, mâles et femelles, gratifiés
de quelque réputation, ont passé leur temps,
passent leur temps, à essayer de savoir s’ils
valent mieux ou moins que leurs contemporains. Triste spectacle
qui n’est pas sans faire penser aux adolescents comparant
sous la douche leurs quelques centimètres de virilité.
Pour être dégoûté des génies,
il suffit de lire leur correspondance ou leurs journaux intimes.
D’ailleurs, génies, c’est vite dit. Con
celui qui s’autorise les expressions : Génies
de l’Humanité, Grands Hommes, Phares de la Civilisation,
etc. Et cons ceux qui les entendent sans éclater
de rire. »
«
(...) il y a des demi-cons comme il y a des demi-mondains.
(...) Ils ont le mépris des gens exerçant une
profession manuelle, trop « peuple » à leurs
yeux. Le mépris et la crainte des intellectuels, jugés
idéalistes. En général, le mépris
des savoirs et le respect des pouvoirs. Haute considération
pour une demi-culture qui collectionne les références
sans passer par les oeuvres. Capables d’intelligence étroite.
Réduisant l’humour au calembour, parfois brillamment.
Eclatent de rire en prononçant des mots comme métaphysique,
poésie, morale. Adeptes d’un cynisme mesuré,
conventionnel, qui sent la cour de lycée. Pragmatiques,
voire utilitaristes. Ne croient pas au désintéressement
individuel. Leur plus grande crainte : être dupes d’autrui.
Leur plus grande satisfaction : duper autrui.
Ces demi-cons sont
fréquentables jusqu'à un
certain point. Le temps d’un déjeuner, par exemple.
(...) En le quittant, glissez-lui d’un air entendu
que ce déjeuner vous a été « très
profitable ». Vous l’inquiéterez, il croira
avoir trop parlé : il vous prendra pour une sorte
de Talleyrand .
Le demi-con est
répandu, donc facilement observable.
Insupportable, surtout lorsqu’il se croit en état
de grâce (...). »
Daniel Parotte, Liège, le 12 mars 2005
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